« The Rossettis, Romantic Radicals ». Tate Britain du 6 avril au 24 septembre 2023. Exposition coorganisée avec le Delaware Art Museum

Commissariat : Carol Jacobi, conservatrice des peintures britanniques 1850–1915, Tate, et James Finch, conservateur assistance, art britannique du XIXe siècle, Tate.

Exposition visitée le vendredi 7 avril 2023 à 9h30, vernissage presse

Il faut aller en Angleterre pour les voir, car la France est bien pauvre en œuvres des Préraphaélites, même si le continent est plus que jamais sensible aux beautés alanguies de l’Ophélie de Millais ou des figures mélancolique de Burne-Jones. La Tate Britain consacre cette année une exposition à Dante Gabriel Rossetti et à son entourage immédiat, frère, sœurs et épouse, même si tous ne sont pas également traités, faute d’avoir tous eu une production artistique comparable.

Depuis leur remise au goût du jour à partir des années 1960, les Préraphaélites sont devenus une valeur sûre, à laquelle on peut se fier pour attirer un public nombreux. Après des expositions monographiques, comme celles consacrées à Millais en 2007–2008, puis Burne-Jones en 2018–19, et des manifestations évoquant le groupe, comme Pre-Raphaelite Vision en 2004 et Pre-Raphaelites, Victorian Avant-Garde en 2012–13, la Tate se focalise à nouveau sur l’un des fondateurs de la Confrérie en 1848, mais en élargissant un peu la perspective, puisque l’exposition de ce printemps s’intitule The Rossettis.

 

Il s’agit donc de s’intéresser non seulement à Dante Gabriel Rossetti (1828–1882), poète autant que peintre, mais également à ses frère et sœurs : si William Michael, né un an après, participa à la fondation de la Confrérie, Christina, née en 1830, ne fut pas conviée à ce qui devait rester un brotherhood exclusivement masculin, mais tous se firent connaître par leurs écrits, même Maria, l’aînée de la fratrie, et beaucoup n’hésitent pas à voir aujourd’hui en Christina Rossetti la meilleure poétesse victorienne, sinon le meilleur poète victorien. Cela ne signifie pas que, dans le cas de ces trois autres Rossetti, il n’y aurait rien à montrer, à part les livres qu’ils publièrent : l’exposition inclut en effet au moins un dessin de William Michael Rossetti, preuve d’une réelle habileté à défaut d’originalité dans ce domaine. Quant à Christina, dont les poèmes sont reproduits sur les murs des salles, comme ceux de Gabriel (Dante était à la naissance son deuxième prénom, qu’il remit plus tard en avant), il y aurait peut-être eu bien plus à exposer que ce qu’on peut voir à la Tate, mais nous y reviendrons.

 

Dante Gabriel Rossetti, Paolo and Francesca da Rimini 1855 © Tate Purchased with assistance from Sir Arthur Du Cros Bt and Sir Otto Beit KCMG through the Art Fund 1916

En fait, le pluriel de The Rossettis se justifie surtout parce que, dans un souci bien représentatif de notre époque, la manifestation de la Tate accorde une très large place à celle qui devint en 1860 l’épouse de Dante Gabriel Rossetti. Elizabeth Siddal, jeune modiste « découverte » en 1849 par un autre membre de la confrérie, devint bientôt le modèle exclusif de Rossetti, qui l’encouragea à dessiner et à peindre. L’exposition réunit un très grand nombre d’œuvres de « Mrs Rossetti », et présente même – pour la première fois au public, nous précise-t-on – quelques-unes des planches réalisées par Rossetti qui, après la mort de sa femme, fit photographier 67 de ses dessins et monta les clichés dans des albums. Beaucoup de dessins de Siddal ne sont aujourd’hui plus connus qu’à travers ces photographies. Les cartels signalent également que, dans certains cas, les idées graphiques d’Elizabeth Siddal furent reprises par son mari, notamment pour les illustrations du volume de poèmes de Tennyson publié par Moxon en 1857 (même si la date de 1860 attribuée à la « Sainte Cécile » de Siddal rend improbable cette influence supposée) ou pour le deuxième volume de poèmes de Christina dont Gabriel dessina le frontispice et la page de titre, The Prince’s Progress paru en 1862 (même si le flou entourant la date du dessin de Siddal, « 1853–60 » laisse également planer le doute). Plusieurs exemples sont aussi proposés pour montrer que le couple Rossetti traita souvent les mêmes sujets au cours des années 1850, la comparaison ayant parfois pour défaut de mettre en relief les défaillances techniques de Siddal, qui n’avait évidemment pas pu recevoir d’éducation artistique.

Elizabeth Eleanor Siddal, Lady Affixing Pennant to a Knight’s Spear 1856 © Tate

C’est aussi et surtout dans son rôle de muse qu’apparaît ici celle qui allait devenir brièvement Mme Rossetti (elle mourut en 1862 d’une overdose de laudanum, médicament alcoolisé alors très généreusement prescrit car on ignorait les problèmes d’addiction dont il était souvent la cause). En effet, malgré tous les efforts de réévaluation du rôle joué par les femmes au sein de la mouvance préraphaélite, malgré les recherches d’historiens qui ont permis de faire connaître le sisterhood informel existant en parallèle au brotherhood, il reste indéniable que c’est d’abord comme inspiratrices que les sœurs et compagnes de ces messieurs jouèrent un rôle dans leur art. Dans le cas de Dante Gabriel Rossetti, c’est sa sœur Christina qui fut sa première muse, identifiée à la Vierge : l’exposition s’ouvre logiquement sur Ecce Ancilla Domini (1850), dont on voit aussi une superbe esquisse préparatoire sur papier bleu. Christina était déjà le même personnage dans L’Enfance de la Vierge Marie, peint l’année précédente. Très vite, Elizabeth Siddal la remplace et devient toutes les héroïnes possibles, Francesca da Rimini ou Beatrice Portinari, Rossetti multipliant les dessins de celle qu’il surnommait « Guggum », de face, de profil, en buste ou en pied, un point culminant étant atteint avec Beata Beatrix, portrait posthume, en transe, où la bien-aimée de Dante prend une dernière fois les traits de Siddal.

En même temps que les normes esthétiques de Rossetti, lui faisant apprécier et imiter cette Renaissance tardiver d’abord honnie au profit des seuls primitifs italiens, des beautés plus charnelles, plus pulpeuses supplantèrent les physionomies plus sèches de Christina et d’Elizabeth Siddal : Fanny Cornforth, domestique rencontrée en 1856, suscite bientôt des toiles plus proches du Titien que de Botticelli, Bocca bacciata (1859) marquant un tournant radical dans l’art de Rossetti. Ce même plantureux modèle fut à l’origine d’un projet que le peintre ne parvint jamais à mener à bien : alors qu’il s’intéressait depuis longtemps au thème de la femme déchue (sa sœur travaillait comme bénévole dans un foyer pour prostituées repenties), Rossetti conçut un des rares exemples de « sujet moral moderne » dans son art, Found, d’après un poème évoquant les mésaventures d’une jeune paysanne quittant sa campagne et vendant son corps pour survivre. La toile aurait dû montrer le moment où son ex-fiancé la retrouve dans une rue londonienne, brebis égarée au même titre que le mouton qu’il transporte dans sa carriole. Malgré des études et des tentatives nombreuses, Rossetti ne fut jamais satisfait de ses esquisses et laissa inachevées toutes les versions qu’il tenta de peindre, un fascinant ensemble étant réuni dans la troisième salle de l’exposition. (Sans doute est-il réducteur de limiter Goblin Market, l’incroyable poème de Christina, à une simple histoire de femme tentée par la débauche et rachetée par sa sœur vertueuse ; on regrette au passage que la très riche iconographie inspirée par ce texte ne soit pas évoquée davantage que par les deux illustrations dessinées par Gabriel pour l’édition originale, ou que n’aient pas pu être montrés quelques-uns des dessins conçus par Christina pour accompagner ses propres poèmes.)

Dante Gabriel Rossetti, Goblin Market 1865 © Tate

Si la série d’esquisses préparatoires pour La Bien-Aimée peut sembler moins passionnante, la salle suivante montre les autres muses de la fin de carrière de Rossetti : très loin des dogmes initiaux de la confrérie préraphaélite, c’est désormais le « mouvement esthétique » qu’incarne l’artiste, avec ces variations autour de la femme sensuelle, dans une palette où domine souvent la couleur verte. Son ultime inspiratrice sera Jane Burden, épouse de son ami William Morris, fille du peuple croisée par hasard en 1858, qui allait prêter ses traits à presque toutes ces héroïnes dans les deux dernières décennies créatrices de Rossetti. Dans la version du Rêve de Dante peinte en 1871, reprise d’une composition de 1856, Jane Morris remplace Elizabeth Siddal en Béatrice ; c’est elle aussi qu’il peignit huit fois en Proserpine, l’exposition réunissant enfin, après plus d’un siècle de séparation, le triptyque de grandes toiles que l’industriel Frederick Leyland avait accroché dans son salon, où la même muse est Mnemosyne, la Damoiselle élue et Proserpine. En toute fin de parcours, outre une bande dessinée et une photographie de créateurs contemporains revendiquant un lien avec les Préraphaélites, quelques minutes du téléfilm réalisé en 1967 par Ken Russell, Dante’s Inferno : The Private Life of Dante Gabriel Rossetti, Poet and Painter, justifient le sous-titre de l’exposition (« Romantic Radicals ») en imaginant les jeunes membres de la Confrérie jetant au bûcher ces toiles académiques qu’ils vomissaient.

Catalogue : 240 pages, Tate Publishing, ISBN : 978–1849768429, 40£ (relié), 30£ (broché)

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Tate
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