Franz Schubert (1797–1828)

Winterreise (1827) op.89, D.911
Poèmes de Wilhelm Müller (1794–1827)

Ian Bostridge, ténor
Magnus Svensson, piano

Stockholm, Grünewaldsalen, mercredi 15 mars, 19h

30 ans de Winterreise, cela se fête. Bostridge, ténor anglais, a parcouru le cycle comme sans doute aucun autre chanteur de sa génération. Plus d’une centaine d’interprétations, trois enregistrements (avec Andsnes, Drake, Adès), un film et même un livre, touffu, partant dans tous les sens, collectionnant informations historiques, scientifiques, musicales de temps en temps, personnelles à l’occasion, amusantes parfois. Le ténor à la voix cristalline et à l’engagement presque punk dans son interprétation pétillante avec Julius Drake, revendiquant alors comme justification la jeunesse du Voyageur Schubertien, a aujourd’hui l’expérience et la maturité dans le sang et la voix. Ce Voyage n’est plus le même et s’il conserve de la fraîcheur, le ressentiment tourne à l’aigreur. L’intériorité règne désormais et on avance de manière plus chaloupée vers la fin, empruntant certains chemins secrets que seule une longue expérience du cycle impose et permet de transmettre. Grandiose.

Les Voyage d’hiver passent et ne se ressemblent pas. Cinq ans auparavant Peter Mattei dans la même Salle Grünewald de Konserthuset, pour deux concerts complets, livrait, voire performait, un Voyage d’hiverextrêmement physique, tonnant, grondant, tapant du pied, grimaçant même, pour un cycle de lieder qui n’avait jamais sonné autant scénique. Nous étions alors ressorti un peu sonnés, assez secoués d’avoir entendu et surtout vu un Voyage d’hiver comme cela. Un enregistrement publié chez Bis n’efface pas et surtout ne peut  remplacer le souvenir de ce soir-là, qualifié par certains de trop opératique, en tout cas puissamment incarné physiquement par un corps chantant totalement investi. C’est un total changement de registre auquel on assiste ce soir avec Ian Bostridge.

Il est évident que ce concert, inscrit dans la série Romances, programmée et assurée au piano par Magnus Svensson depuis des années, atteint ici une sorte d’apogée artistique et émotionnelle. Gardons en mémoire, rien que pour cette année, excusez du peu, la soirée paillettes-étoiles dans les yeux avec Nina Stemme Wesendonck Lieder-Kindertotenlieder (ainsi que du Kurt Weill et une transposition de Liszt des Maîtres Chanteurs) et un récital Bryn Terfel, dans la grande salle cette fois, où le maître de cérémonie avait ému l’assemblée avec un hommage à son professeur de piano récemment décédée…

Si l’atmosphère est généralement bon enfant avec introduction et pause discursive, on sent bien que ce soir est plus recueilli qu’habituellement. Seule pitrerie, l’apparition de Magnus Svensson surgissant comme un diable de derrière la tapisserie de la scène pour nous présenter la soirée. Là encore, on y verra sans doute plutôt une coquetterie (ou de la superstition : ne pas emprunter la porte d’accès avant le concert. Pas de costume de velours coloré (même si les habituelles chaussettes flashy dépareillées sont présentes) pour une introduction sur l’atmosphère du Voyage, entre rappels thématiques à venir (la feuille d’arbre) et allusions à notre propre confort d’auditeurs chanceux de pouvoir apprécier les rigueurs du Winterreise lorsqu’on a le bonheur de retrouver, plus tard, la chaleur du foyer. Touches discrètes du rappel de situation et élégante introduction à un cycle « en suite » en français dans le texte.

Gute Nacht nous plonge tout de suite dans la perplexité. La voix claire et puissante entendue dans Les Saisons de Haydn la saison dernière à Musikaliska est comme totalement changée. Ramassée, presque étouffée, mordorée presque grave. Bostridge n’est plus le ténor radieux des Saisons, il est le Voyageur. Un être méprisé par son aimée et si la fougue de la jeunesse du ténor s’entend encore dans les effusions lumineuses, véritables trouées de lumière, Bostridge ne cache pas et ne lisse pas non plus sa colère, notamment dans le Nacht du Gute Nacht de la 3e strophe, guttural, presque craché ou le Gedacht de An dich Hab ich Gedacht. Sans retrouver une certaine violence passée, la marche de Bostridge dans Gute Nacht n’est pas dénuée d’un profond ressentiment physique.

Le ton monte avec Die Wetterfahne où le chant accélère et ralentit sur les deux premières strophes tout autant que le motif de la girouette au piano. Le vent s’engouffre aussi dans le chant tout aussi ciselé, mot à mot, plongeant dans les graves sur Dach ou Laut, évitant le persiflage sur le Braut final, pour gagner en brutalité en tombant sur le t final, comme un haut le cœur.

Magie de la rencontre entre Bostridge et Svensson qui a l’habitude, l’art et la manière, d’accompagner au cordeau les solistes, le cycle ne s’enchaîne pas comme d’habitude, selon des considérations techniques (fatigue musculaire ou vocale), mais respire d’une manière très étonnante, avec des pauses marquées ici ou là par Bostridge, créant un parcours plus sinueux que l’habituel passage de stations en enfilade.

Cela se ressent jusque dans l’interprétation de Svensson notamment dans Gefror’ne Tränen, avec des notes plus appesanties, traînantes mimant l’éclatement des larmes sur le sol avec des rondeurs plus romantiques (final piano). Bostridge, excellent Évangéliste, oscille entre accents Bachiens et rustrerie romantique (un Eisequi claque par exemple).

Erstarrung est très heurté, métaphore vocale du grand écart entre la glace et le feu, la lumière des aigus qui fusent (le dernier Dahin) et des graves abyssaux, des dentales qui explosent (Wer sagt mir dahn von ihr). Bostridge perturbe son chant, véritable oscillation, entre le lyrisme et la colère du parlé-chanté, comme il oscille physiquement aussi sur scène. Sa silhouette dégingandée et ses traits fins conservent aussi ceux de l’adolescent vieilli, symboles de l’amour trahi. Il incarne quelque chose de cette ivresse ou de cette fièvre qui le prennent dans ses mouvements, comme si le bouillonnement intérieur chaloupait le corps, sans volonté scénique mais plutôt comme une transe intellectuelle, étonnante au moment où on s’attendait plutôt à un scan de la salle (cf. le chapitre correspondant dans son livre) pour traquer les puristes du piano obsédés des problèmes de notation.

Le Der Lindebaum de Svensson est une véritable cavalcade (en cascade) de bruissements de branches précédant l’appel du cor bien détaché, celui-ci. Bostridge, lui, s’abîme dans les graves étonnants d’un ténor qui gagne en profondeur (la trace des pas ?) et en couleurs plus sombres (immer fort). Toujours le même pas chancelant accentué chez Bostridge (Wan-dern). Ici ou là une petite couleur ironique (kom her zu mir, Geselle), notamment sur ce mot sur lequel il a beaucoup disserté((on le retrouve d’ailleurs chez Wagner, avec la même ironie, dans la bouche du Wanderer au sujet de Mime ou dans Les Maîtres)). Beaucoup de poésie, un peu solennelle mais surtout très esthétique dans la dernière strophe : Bostridge travaille ses couleurs d’un lied à l’autre mais aussi d’un cahier à l’autre. Ici, on accepte, presque gravement, les couleurs quelquefois pastelles du premier romantisme.

Wasserfluth joue aussi les grands écarts avec un spectre assez resserré, une voix presque étriquée  mais un chant qui s’élève par moment, quelquefois pour s’abimer presque dans le cri (haus). Svensson au piano opère des ralentissements appuyés entre chaque strophe figurant des pas qui s’engourdissent.

Sur Auf dem Flusse, Bostridge joue des rondeurs de sa voix dans les graves, colore quelques mots (geworden, windet), retrouve les sonorités dures (zerbroch’ner Ring), le persiflage violent (Mein Herz, évidemment, surtout, ou encore reissend schwillt lors de la reprise).

Bostridge continue son jeu d’accélération-ralentissement, presque de course automobile avec le pianiste, dans Rüblick. Il y a le coureur de fond (le lièvre), et l’intrépide lancé corps et âme (le lévrier) suivant ses disponibilités et surtout ses élans. L’agressivité des corneilles se mêle dans la partie avec le premier Bäll’, dans Die krähen warfen Bäll’ und Schlossen, presque jeté dans la salle.

Après un Rüblick assez physique et surtout sans doute dans l’optique de son pas de deux avec le rythme, Bostrige prend une pause, au fond de la scène, près de la tapisserie, dos au public, buvant quelques gorgées d’une bouteille astucieusement cachée derrière le pied du piano. Cette pause, très intime, s’extrayant des gestes rituels du concert, contribue aussi à cette individualisation du voyage, du cycle, de l’interprétation, du soir. On aurait pu l’attendre pour Rast, mais cette pause intervient avant Irrlicht. Dans cette économie de l’improvisation (relative) souveraine, s’ajoutent les gestes des mains fouillant le piano, se tordant, jouant avec l’alliance, les pas décidés ou chancelants d’un chanteur dont le trouble intérieur s’invite sans doute au-delà de l’art scénique.

La voix s’engouffre (dans Hinab, interminable chute, ou dans Felsengründe… jusqu’à la fissure et encore dans Irregehen en tourbillon…), joue de toutes ses variations (Spiel : ironique ou lyrique). Lied, art de la couleur, du jeu.

Idem dans Rast, avec ces trouées significatives (müd, étiré légèrement et presque sorti de sa phrase lyrique) et toujours ses micro-ralentissements dans le rythme comme juste avant kalt, asséné. Le duo déjoue nos attentes, de Bach, de Wagner dans Der Rücken fülte keine Last, Der sturm half fort mich wehen, mélangeant les deux ambiances, boitant dans les deux atmosphères. Le tortillement de Wurm (très Passion) est peu accentué, de même sur Doch, le chanteur préférant laisser la parole au piano sur le temps précédent. Calme avant la tempête effectivement et recherche d’autres chemins secrets (Cf. le ralentissement avec So Brennen ihre Wunden). Les combats sont intérieurs (voix très resserrée sur Kampf) et irritant : le final Mit heissein Stoch sich regen, frôlant le cri suraigu, le coup de stylet perforant.

Ultime percée faussement lumineuse avec Frülingstraum. Là où on aurait pu attendre quelques lumières sur Blumen (belle ascension), l’accent, ironique, mauvais même, est mis sur Wiesen, la prairie déjà déserte, déjà sortie du rêve, annonçant les chants rauques des coqs. Le lyrisme revient par moment, dans la 3e strophe, Fensterschiebein, comme une courte fenêtre temporelle. Svensson peut enfin coller avec l’esprit Romance de la série même si cette dernière est bien mise à mal, par un réveil gueule de bois.

On frôle la douceur tout de même mais avec beaucoup d’amertume dans la dernière strophe et un Bostridge puisant des ressources intimes, peut-être, dans le jeu avec son alliance distillant les maigres lueurs d’amour de ce Winterreise, somme toute abîme de noirceur et de dégoût.

Profondeur toujours de graves recueillis dans Einsamkeit, fin du premier cahier. Bostridge joue de ses nouvelles couleurs mordorées. Au-delà des exclamations attendues (ach dass), il trouve une certaine lassitude voire une lourde angoisse (dans la répétition) qui est son état stationnaire, son éternel lourd présent. C’est peut-être comme cela qu’il faut entendre son war ich so elend nicht avec un premier elend, étiré, sans emphase mais prenant toute la place. C’est un Voyageur à la peine depuis longtemps. L’amalgame entre le Voyageur et l’interprète familier du cycle prend. Fusion.

Svensson & Bostridge

Une courte pause nous permet de basculer vers le deuxième cahier, plus profond, métaphysique. Anticipons un peu, le changement de caractère opéré par Bostridge et Svensson n’est pas franc mais s’insinue petit à petit. Si bien que l’émotion vive qui terminera le cycle survient comme par magie, presque de manière inattendue, comme un opération secrète, sourde.

Die Post participe de cette transition. Largeur du jeu du pianiste, pause marquée entre les strophes, lyrisme et couleur très romantique première période sur drängst et wunderlich. Appels du cœur, encore certes mais ultimes, avec toujours ce ressentiment craché vivement (reprise sifflée de Wo ich ein liebes Liebchen hatt’).

Veux-tu une fois encore regarder par-delà

et questionner sur ce qui s’y passe, mon cœur ?((traduction de Jacques Chailley))

La question peut être entendue plus profondément mais on reste encore à un niveau superficiel même si c’est plutôt un au-delà qui est désormais visé.

Un mot sur Magnus Svensson qui n’est pas un accompagnateur de longue date de Bostridge mais un véritable compagnon de solistes qui viennent enchanter sa série (notamment toute la crème du chant suédois et d’ailleurs). En ce sens, la variété des solistes l’a amené à développer une réelle qualité d’écoute et une mise à disposition peu commune. Un jeu assez rond, généreux et réellement disponible à l’interprétation du soliste. Un jeu engagé vers l’écoute, joueur et joyeux aussi, Svensson n’hésitant pas à esquisser les paroles des lieder sur ses lèvres. Ici, il est plus tendu, comme habité par l’interprétation de Bostridge, extrêmement libre.

Der Greise Kopf rend parfaitement compte de cette tension ici tout en accélération-ralentissement, voire en montagnes russes (la voix de Bostridge en ascension-chute de Schein à Grestrauet). C’est un accord parfait sur Wie wieit noch bis zur Bahre… et un chemin suivi au cordeau, voire à la corde. Si on appréciait les clartés de Bostridge, comment ne pas être séduit par les profondeurs, les abymes sur Greise et Reise, terribles de noirceurs et pourtant si attirants ? C’est le premier pas, franc, vers la fin du duo, d’où une légère pause.

Bostridge, collé dos au piano, oscille très légèrement, comme pris d’une ivresse intérieure, invitant physiquement le vol de la corneille de Die Krähe. Si la menace est vive par le vol, l’incertitude règne encore par de légers retards de Bostridge dans la strophe centrale ou des ralentissements qui prolongent, encore, l’espoir (Willst du mich verlassen, … meinen lab zu fassen). La colère rentrée refait son apparition avec une strophe finale chantée avec un spectre étroit, comme une invective mauvaise.

On est encore dans l’incertitude et pourtant déjà dans un ailleurs avec Letze Hoffnung. Musical avec un piano des plus modernes et un Svensson plus contemporain que jamais mais toujours dans les limites du romantisme. On entre dans un basculement progressif dès cette interprétation du deuxième cahier : la voix  est tremblante, comme au dernier instant, y compris dans l’interprétation de Bostridge comme improvisée sur le moment, dans Zittr’ ich, was ich zittern kann. Et pourtant , le couperet tombe légèrement : Fällt mit ihm die Hoffnung ab tout en douceur. Variation infinie des couleurs : le deuxième Wein, très acide, ironique, préparant les chiens mordants de Im Dorfe. Comme une formule magique, zerflossen est sifflé pendant que Svensson tisse le piège des transitions vers le majeur : les chaînes sont souples mais d’airain.

Que reste-t-il des colères physiques de la première partie ? Bostridge insensiblement nous a fait basculer dans un univers intellectuel et sensible, jouant de toutes les nuances de douceurs amères dans Ich bin zu Ende mit allen Traümen- Was will ich unter den Schläffern säumen. Un monde intérieur tendu dans ces deux vers. Avant l’ultime note attendue au piano.

(Fausse) Ultime colère pourtant avec un Der Stürmische Morgen orageux, exécuté à la vitesse de l’éclair, avec les foudres de la voix, âpre, morcelée et brûlante. On perçoit déjà les moqueries d’un Bostridge rompu à la musique religieuse et teintant certains vers de Täuschung de cette couleur inappropriée ici et donc très ironique (par exemple sur Ich folg ihm nach die Kreuz und Quer ou Und eine liebe Seele drin). Comme toujours, c’est assez fin et dénote d’une véritable prise en compte intellectuelle des possibilités du chant et du texte.

C’est une manière assez élégante de mettre en lumière les chemins secrets (verstecke Stege) de Der Weigweiser, justement, en évitant de colorer ce passage y compris au piano, même si le sens ressort d’autant plus après avoir éclairé le chant précédant. Ici, il s’agit de rechercher, une fois encore, l’accord secret entre le pianiste et le chanteur dans la magie de l’instant du concert, avec une écoute au cordeau, des silences très appuyés de Svensson mais sans doute invités par Bostridge (c’est le rôle du Voyageur de nous entraîner avec lui), notamment entre les strophes. Strophes, poteaux indicateurs, de plus en plus espacées, de plus en plus distinguées, de plus en plus amères aussi, Ohne ruh und suche Ruh, presque dissonant, étiré dans l’aigu, évidemment ironique mais d’une résolution froide. Froide et pourtant tremblante (Eine strass muss ich gehen) avant un lyrisme étrange, très détaché sur Die noch keiner gin zuruck.

Toujours ce balancement y compris dans le jeu de Svensson, contaminé dans Das Wirtshaus. En plein lyrisme las, un totenkränze acide surprend, encore !, avant de reprendre cette marche empesée. Bin matt zum Niedersinken, Bin tödlich schwer verlezt : pas à pas, mot à mot, liés et pourtant détachés. Idem pour le premier wander(lié)-stab(cinglant).

Le cinglant revient sous la forme de Muth avec un chant de Bostridge totalement contraire au texte, « chant clair et joyeux », mais sombre, hâché, dénué de lyrisme, de courage, où règnent plutôt la colère vive, l’agitation des derniers instants faussement résolus, avec toujours cette tension de l’instant, pris et chanté sur le vif.

Toujours dans ce balancement intime dans lequel nous entraîne Bostridge, Die Nebensonnen renoue avec le lyrisme coloré et pourtant émouvant avec un subtil ralentissement sur la 4e strophe et le vers Nun sind hinab die besten zwei, préparant les grands espaces finaux de la dernière strophe, vers l’effacement (déjà le piano occupe la place du chant).

Le piano de Svenson reprend les acidités de Bostridge à son compte, lequel vient mêler une ultime fois sa manière chaloupée, presque dérangeante de bousculer très subtilement le rythme, Un den altenMann ou Alles, wie es will, accéléré. La vielle tourne, effectivement de son curieux rythme possédé (Wunderlischer alterlui aussi étrange d’ailleurs). Avant la disparition de la voix comme envolée, subitement mais sans affèterie provoquant un silence prodigieux dans la salle. Terriblement long et absolument émouvant. Witchcraft, comme disent les anglosaxons. Maîtrise et ensorcellement.

Moment d’autant plus inexplicable que le cycle n’a pas été exécuté (l’affreux mot…) en jouant sur des aspects physiques et scéniques, comme dans l’interprétation de Mattei qui prenait aux tripes. Ce soir-là, l’émotion est comme venue naturellement, de surcroît. Bostridge semblait refuser toute extériorisation, au contraire. Certes il y a eu de rares effets de projection du corps vers la scène, voire de brefs instants de colère physique, une main sur le visage concentré plus que renfrogné mais dans l’ensemble l’engagement physique de Bostridge est resté dans le cadre étroit de légers balancements, de crispation de ses mains, de moments d’abattement près du piano, ou de moments presque de fuite ou plutôt d’absence (qu’est-ce que ses mains faisaient dans le piano ?). Un Horla (Hors-là) à la Maupassant ou un Parsifal s’oubliant lors du 3e acte… C’est pourquoi on est d’autant plus saisi de l’effet final, lacrymal, osons dire le mot, qui nous surprend tous, y compris Magnus Svensson. D’où le silence final partagé, au-delà de la convention, du devoir d’être touché par le Voyage, le sentiment d’avoir été égaré et dissous au bout du cycle. Étonnant.

On gardera aussi l’image tout aussi surprenante, à rebours de ce que Bostridge écrivait sur la fin du cycle, d’un duo acceptant les hommages, les rappels, avec le sourire même, faisant réapparaitre le chanteur enfoui sous l’image du Voyageur. Dernière image également d’un Bostridge, affalé, comme terrassé sur le fauteuil de la loge avant de faire une courte apparition près de la porte des artistes pour saluer les quelques courageux osant se montrer devant un interprète aussi phénoménal. Après cette transmission, cette passe même, d’intellect à intellect via la voix, malgré toute l’admiration portée, on préfère s’évanouir, nous aussi, sur la pointe des pieds.

Svensson & Bostridge
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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
Crédits photo : © Yanan Li

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