Franz Joseph Haydn (1732–1809)
Die Jahreszeiten Hob XXI:3 (1801)
Création le 24 avril 1801 à Vienne, chez le prince Schwarzenberg.

Hugo Ticciati direction
Mari Eriksmoen soprano
Ian Bostridge ténor 
Florian Boesch basse

Eric Ericsons Kammarkör
Blåsarsymfonikerna
O/Modernt Chamber Orchestra

Stockholm, Kungliga Musikaliska Akademien, jeudi 16 juin, 19h

L’ensemble et le Festival O/Modernt ont été créés par son chef et directeur artistique Hugo Ticciati en 2011. O/Modernt est une formation portée par une équipe jeune et dynamique, ouverte sur la musique dans tous ses horizons. O/modernt comme non-moderne ou plutôt A‑moderne soit une formation plastique, envisageant la musique de manière globale, résolument hors des chapelles (classique, contemporaine, du monde, populaire… que sais-je encore…). L’édition 2022 du Festival était placé sous le patronage de Haydn avec le titre Haydn and the un/conditionned ear. Haydn compositeur classique mais ô combien surprenant et permettant des programmes chamarrés et bigarrés comme l’association de la symphonie Surprise avec les compositions contemporaines Techno Parade de Guillaume Connesson ou Japanese Pictures de Fabian Panisello.
Après cinq jours dans l’autre théâtre baroque de Stockholm, Confidencen (décoré et équipé rococo en 1753), O/Modernt investit
Musikaliska, la première salle de concert suédoise, inaugurée en 1878, et lieu de l’Académie Musicale où furent formés, entre autres, Jussi Björling et Birgitt Nilsson.
C’est dans ce superbe lieu qui a repris sa forme première dans les années 1990 que O/Modernt conclut son édition 2022 avec
Die Jahrezeiten (Les Saisons) de Haydn, avec rien moins que la basse Florian Boesch, la soprano Mari Eriksmoen et le ténor Ian Bostridge, en pré-voyage.

Les Saisons sont une création particulière. Un oratorio profane qui vient après la glorieuse Création dans des conditions d’écriture particulières sur une proposition de Gottfried van Swieten déjà à la manœuvre pour la Création et ici très impliqué dans des indications d´écriture. Le texte des Saisons de James Thomson est remanié et des ajouts d’autres poètes sont inclus. C’est majoritairement une œuvre profane, cyclique, basée sur les travaux et les jours mais dans laquelle le divin pointe sans cesse le bout de son nez, sans compter une certaine visée illuministe typique de l’époque.

Cette œuvre mal aimée (elle est boudée par le public et épuise le compositeur) semble pourtant puiser dans le Mozart de La Flûte Enchantée et on en retrouve même, nous semble-t-il, d’importantes traces dans le Ring de Wagner. En effet, on est frappé de certaines analogies, de la récurrence de personnages, de situations voire de solutions musicales((cf. le Passage de l’hiver au printemps chez Haydn et surtout le chœur Komm Holder Lenz comme préfiguration du chant du printemps de Siegmund. La salutation au soleil dans le trio Sie steigt herauf  évoque le réveil de Brunnhilde. Le cor de l’Été, le pipeau pastoral et l’aria de Hanne (cf l’Oiseau) sont aussi des éléments que l’on retrouve dans Siegfried. Le Duo d’amour Lukas/Hanne rappelle celui de Siegfried/Brunnhilde, quand La chasse de l’Automne, elle, nous évoque la battue organisée par Hagen dans Le Crépuscule des Dieux. L’enivrement de la vendange rappelle les libations de Hagen, des vassaux, Gunther et Siegfried. Pour l’Hiver, l’aria Hier steht der Wand’rer nun voit un voyageur rappelant Wotan/Wanderer, que « nul sentier ni piste ne guide ». On y trouve aussi des fileuses (comme des Nornes ?) qui racontent une histoire de jeune fille aimée par un gentilhomme qui offre « de l’or, une bague » mais qui est in fine rabroué et raillé par cette demoiselle (Ein Mädchen, das hauf Ehre hielt). Sans parler du soleil, « âme et œil de l’univers » (aria Sie steigt herauf ) comme l’œil de Wotan ou de l’imitation musicale du chant des oiseaux et du crapaud (trio avec chœur Die düstrer Wolken) sans parler des murmures de la forêt (récitatif Wilkommen jetz)…))

qui pourraient nous conduire à envisager le Ring comme un cycle saisonnier((La tétralogie comme cycle des 4 saisons de 3 mois-actes chacune. Walküre-Printemps (chant du printemps de Siegmund), Siegfried-Été (le soleil au zénith lors du solstice d’été), Götterdämmerung-Automne, l’Hiver serait alors une saison à part, car plus monotone et court prélude aux mois d’incarnation de la vie, d’où l’acte unique de Rheingold (l’Hiver de Haydn est d’ailleurs la partie la plus courte avec son final à part, récapitulatif, le trio avec double chœur Dann Bricht der grosse Morgen am, qui rappelle, lui, le final de La Flûte Enchantée).))

voire zodiacal au sens astronomique du terme((Les constellations comme horloge astronomique trouveraient alors leur incarnation symbolique dans le Ring. Le Lion Siegfried, La Vierge Brunnhilde. Les signes doubles Gémeaux, Siegmund et Sieglinde,  Balance pour Gunther et Gutrune. Poissons, Filles du Rhin.. On serait tenté d’attribuer le Bélier à Fricka qui est son animal totem, le Taureau à Wotan (constellation avec l’œil soleil-Aldebaran, pas loin des Pléiades/Walkyries ?), le Cancer à Mime, le Scorpion à Hagen et le Capricorne à Alberich pour d’évidentes ressemblances plus ou moins physiques mais ce ne sont que des suppositions qui appellent à se pencher sur le sujet, ne serait-ce que pour l’infirmer…)). Mais c’est un autre chantier…

Comme un alignement d’astres, la formation de ce soir est une conjonction d’éléments. Le Blåsarsymfonikerrna, formation de vents crée en 1996 et résidente à Musikaliska, s’ajoute au O/Modernt Chamber Orchestra. Les voix sont assurées par le chœur de Chambre Eric Ericsons, fondé en 1945 et les solistes Florian Boesch (basse), Mari Eriksmoen (soprano) et Ian Bostridge (ténor) respectivement dans le trio paysan Simon, Lukas et Hanne, tous dirigés par Hugo Ticciati.

Florian Boesch (basse), Mari Eriksmoen (soprano), Ian Bostridge (ténor), Hugo Ticciati (direction), Blåsarsymfonikerrna, O/Modernt Chamber Orchestra et le chœur de Chambre Eric Ericsons

Dès l’introduction décrivant le passage de l’hiver au printemps, on est surpris par l’engagement des musiciens, plutôt jeunes comparés à ceux des autres orchestres de Stockholm faisant corps avec le chef. Une direction vive, nerveuse comme les mouvements de Ticciati mais surtout irriguée d’une puissante sève commune, riche et vivifiante. Les musiciens se regardent, se sourient. On sent qu’on est au terme du voyage de la semaine et aussi dans un événement neuf et joyeux qui correspond bien à l’économie de ce Printemps. La voix de Florian Boesch (Simon) est duveteuse, profonde et claire avec des consonnes qui claquent et sifflent très distinctement. Il incarne admirablement le côté bonhomme, terrien, stable des interventions de Simon (Aria  Shon eilet froh der Ackerman). Bostridge incarne parfaitement Lukas, jeune homme au verbe haut, pétri d’élans mais aussi caressant et doux, avec des aigus bien projetés, puissants comme des cris du cœur, des graves qu’on ne soupçonne pas dans une voix aussi angélique et qui nous font descendre dans des abymes ouverts précipitamment comme des trappes. Il prend soin de bien détacher les consonnes, de livrer le texte en colorant chaque mot et de l’incarner voire le vivre en spécialiste du lied qu’il est. C’est un Lukas un peu dur, presque rigoriste que Bostridge incarne ce soir, retrouvant le caractère religieux de cet oratorio faussement profane. Parfois Bostridge transforme Lukas en Évangéliste et redonne un peu de piété au personnage, là où Florian Boesch joue beaucoup sur les rondeurs de Simon.
On les sent en tout cas, très engagés, écoutant, chantonnant sur les parties du chœur, visiblement passionnés par ce qui se passe.
Mari Eriksmoen incarne la jeune Hanne, mais aussi la fraîcheur et la douceur, la coquetterie aussi momentanément avec des aigus puissants, un vibrato enjôleur, un registre large, une voix bien posée. Elle restitue toute la fraicheur et la bonhommie du personnage avec une voix toute en rondeurs pour garder la simplicité de la jeune paysanne. Le travail se fait dans le centre du spectre pour en faire un centre irradiant et chaleureux.
Ce qu’on retient de ce Printemps, c’est l’installation de forces vives, de cordes qui vibrent, d’irrigation de vie (le chœur Komm holder Lenz, si magnifique de douceur, de  candeur et de fraicheur). Lorsque retentit le final du chœur avec solistes Ewiger, mächtiger, gûtiger Gott, trait d’union entre la Passion selon Matthieu de Bach et La Flûte Enchantée, on est convaincu d’assister à une grande soirée avec un chœur en feu et des solistes s’engouffrant tout à fait dans les interstices pour brûler de concert. Et il reste encore trois saisons…
Après un Printemps vif au tempo volontairement rapide et sec, Hugo Ticciati va étirer au contraire ses tempi pour nous faire basculer dans l’Été caniculaire (c’est de saison) et son introduction sur la peinture de l’aube. C’est une interprétation qui donne dans la thématique de la transition climatique : on ressent les mêmes forces en présence, avec toujours cette attention, ces regards et ces sourires, mais volontairement abattues par la chaleur et la torpeur, comme gardant l’énergie en réserve. Bostridge donne un récitatif In greuem Schleir presque glacial, tirant sur les consonnes, crachant presque pour accentuer la difficulté de l’attente. Les vents s’exhalent comme des « oiseaux de mort » avant d’être remplacé par les cors solaires (un peu en difficulté ce soir sur cette partie difficile d’Été).
Hugo Ticciati tient en réserve ses forces, déploie ses cordes comme son trio de solistes ascendants sur la courbe des irisations de cordes et les coups de butoirs des timbales (pré Zarathustra). On admire les brillances des cordes, les éclats du chœur… Et toujours le talent de conteur de Boesch (Nun regt und bewegt).
Alors qu’on avait été saisi par la dureté de Bostridge, le voici nous prenant au tournant et à la gorge avec la Cavatina Dem Druck Erlieget die Natur. Ce qui nous permet au passage de souligner les interventions, ici au piano (on est, aussi, dans le moderne), qui nous montrent déjà chez Haydn l’avenir de Schubert. Bostridge nous envoie dans des abymes de désolation avec son registre étonnant de largesse et d’émotions qui nous fait monter la larme à l’œil. Où la canicule annonce l’anthropocène….
Dans le récitatif Wilkommen Jetz, o dunckler hain et O seht ! Es steiget in der schwülen Luft, l’ensemble O/Modernt nous montre aussi toute la palette de sa technique, ici très illustrative, ou comment la pratique du contemporain peut nourrir le classique pur. Ces alliances de timbres, ces percussions sourdes (magnifiques timbales et grosse caisse), avec un Ticciati qui fait traîner son affaire pour éclairer un tonnerre de vents puis des rafales cinglantes de cordes. C’est du grand spectacle avec des protagonistes qui s’en donnent à cœur joie (le quackt de la grenouille coassé malignement par Boesch). C’est la pause et déjà un triomphe.
Une courte pause qui nous fait encore éprouver le manque de dispositions concernant les sanitaires en vue de l’accueil d’un public vieillissant, même si le public de ce soir est plutôt jeune (voire très très jeune vues les cavalcades au balcon…) pour Stockholm et malgré l’imminence des fêtes de Midsommar qui vident les villes de Suède. C’est déjà l’Automne.
L’heure est à la récolte, d’où des tempi plus relâchés par Ticcioti, comme une sorte de pause dans le travail, comme si le gros des efforts avaient été faits : mise en place des forces en vigueur, montée en puissance, construction de l’ambiance et du commun. Reste à goûter le vin. Rythme de danses paysannes (de salon) pour l’introduction, celles des Noces de Figaro et de Don Giovanni.
C’est le temps des unions, des trios avec chœur, des leçons un peu sentencieuses de la Flûte qui retrouvent les canons de Bach. Le duo amoureux Irh Schönen Aus Der Stadt amène Bostridge à, encore !, muter et à se faire langoureux et fidèle. Ici on sent bien que c’est la fidélité comme vertu quasi théologale sur laquelle appuient Haydn et Bostridge. Au contraire Mari Eriksmoen incarne avec un feu peu commun la version presque charnelle de cette fidélité tout aussi pure. C’est le grand moment de cet Automne.


Après les effusions très Tamino/Pamina, Boesch-Simon prend le côté terrien, Papagenesque, avec les plaisirs de la chasse : vivacité de l’orchestre, diction collant au plus près du texte, galopant après sa proie, on retrouve la précision dans l’art de conter en musique : battue, coups de feu, agitation perpétuelle avec un orchestre sur le qui-vive.

On retrouve les mêmes forces vives, les coups d’archets, les col legno (Haydn déjà contemporain…) et les cuivres si vivants qui prennent soudain du champ (et qui nous évoquent tant ceux des Vassaux et de Hagen).

Reste à capitaliser sur le gibier et à amplifier  la fête par des agapes et des libations fournies. Là encore, on admire le tuilage des voix du chœur, les dérapages contrôlés d’un chœur en état d’ébriété, feint mais réel (ivresse de la zusamenmusik ?).

Vivan le femmine, viva il buon vino ! Sostegno e gloria d’umanita comme dirait l’autre…

Les brouillards de la gueule de bois trouvent leur traduction dans l’introduction de l’Hiver , qui décrivent l’arrivée  des épais brouillards de la saison froide avec un Ticcioti qui retrouve des tempi très lents, aux confins du statisme avec cette mélancolie pré-Romantique (déjà !).

Là encore, c’est la désolation suicidaire de Pamina introduite par un Simon au bout du rouleau. On avait atteint des sommets avec la cavatina de Lukas, mais Mari Eriksmoen emprunte les mêmes chemins escarpés pour Licht und leben. Ticcioti creuse les silences, laisse tomber Mari Eriksmoen qui se relève d’autant mieux que son chant est abattement et courage. Des couleurs, des tenues incroyables : c’est son Voyage d’Hiver.

D’autant que Lukas-Bostridge, toujours accompagné du piano et d’un orchestre rachitique arpente d’autres déserts (Gefesselt steht der breite See). Il faut l’entendre sculpter « Grab » et « Kraft » pour mesurer le poids du chanteur de lieder. L’aria suivante Hier Steht der Wand’rer nun a dû marquer Schubert même si Haydn et Bostridge savent bifurquer vers le majeur (de manière non ironique) pour retrouver la compagnie humaine. C’est un lied, c’est un opéra, un combat que livre Bostridge en une poignée de minutes.

Mozart, Schubert mais aussi Wagner puisque le chœur des fileuses nous emmènent vers d’autres rives (du côté de la Baltique sans doute, rives hantées par un Hollandais volant…). Excellence des jeux de voix entremêlés entre chœur et orchestre avec les broderies des solistes.

Mari Eriksmoen a l’occasion d’exercer aussi son talent de conteuse dans le chant avec chœur Ein Mädchen, das hauf Eher Hielt, partie plus légère, amenée par le chant des fileuses qui nous envoie sur des terres pré Schubert et Wagner avec une situation très proche. Une jeune paysanne courtisée par un seigneur, séduite sans doute par le prestige mais qui le laisse finalement tomber, voici des éléments qui évoquent les cycles Die Shöne Mullerin et Winterreise. Mais lorsque la coquetterie amène à la tromperie, qu’une bague en or est nommée et que le prétendant se trouve attrapé, sous les moqueries chorales, c’est une situation qui évoque aussi Alberich floué par les Filles du Rhin.

On note la légèreté de cordes sautillantes avec une Mari Eriksmoen amoureuse et moqueuse qui fait preuve d’une belle agilité vocale.

Après une très belle aria de Boesch plus intériorisée introduisant l’hiver de la vie, le trio avec double chœur final, Dann Bricht der grosse Morgen am, retrouve les accents de l’oratorio  même si la tonalité navigue étrangement entre la religiosité de Bach et les accents plus Illuministes de Mozart. C’est l’occasion pour les protagonistes d’afficher une belle unité et au chef de faire briller cordes et cuivres.

C’est un triomphe qui conclut le cycle saisonnier avec un chef qui a su brillamment éclairer les différentes parties, trouver leur rythme intime et surtout leur énergie propre, alliant les formes classique et les timbres modernes, le tout avec un chœur à la fois léger et imposant et un trio de solistes épatants, éblouissants sans ratés ni baisses de régime, comme on en entend assez rarement à Stockholm.

Lasst uns Kämpfen
Lasst uns Harren

Et attendons le retour hivernal de Bostridge…

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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