Après un court trajet en bus nous conduisant jusqu’à la Patinoire – le spectacle étant programmé hors les murs, le public est chaleureusement accueilli par David Gauchard en personne qui apporte dès l’entrée, quelques précisions sur l’espace et l’installation des spectateurs. C’est un dispositif bi-frontal qui a été choisi par Martin Palisse lui-même, et qui occupe une partie de la patinoire. À travers cela, il s’agit de représenter de façon stylisée un couloir. Les gradins occupés par le public l’encadrent et le ferment de chaque côté, comme une évocation des innombrables couloirs d’hôpitaux traversés par l’artiste au cours de sa vie, depuis son enfance où sa mucoviscidose a été prise en charge. Les dimensions appliquées offrent la possibilité de déplacements conséquents comme des courses dans un sens ou dans l’autre. Hormis cela, peu d’éléments scéniques utilisés : un micro sur pied – même si, Martin Palisse vêtu d’un short et d’un débardeur noirs, est également équipé d’un micro sur lui – une caisse contenant les balles de jonglage et sur laquelle l’artiste prend place en s’asseyant au début du spectacle. Avec les enceintes, les câbles, les projecteurs, les néons tubulaires au sol ou sur pied, l’ensemble à vue reste très sobre, fermé par un rideau noir au lointain, là aussi suivant les souhaits du jongleur qui « recherche un dépouillement », permettant de souligner seulement la parole mêlée à l’acte jonglistique.
Il entre par l’avant. Calme et concentré, il regarde paisiblement le public, va s’asseoir sur la caisse. C’est alors que sa voix s’élève, claire et posée. Sans trémolos, sans effets, il entame son récit. « J’ai appris à jongler à l’âge de seize et demi, dix-sept ans… ». Reconnaissant que l’école ne lui a pas apporté d’épanouissement, ne voulant qu’ « être au présent », il va suivre une trame précise et aborder successivement plusieurs thèmes correspondant aux divers témoignages livrés à David Gauchard : « le rapport physique et psychologique à la maladie, l’incidence sur le rapport aux autres, l’incidence dans le quotidien, l’incidence dans les choix de vie, les postures… » D’emblée, la maladie est partout, essentielle, constitutive de l’existence qu’elle n’a pourtant de cesse de menacer. La maladie emplit le spectacle comme elle emplit l’espace de vie, le champ mental. Elle met aussi à distance de ses semblables. La maladie comme une malédiction. « J’ai compris que j’allais être seul ». Seul à cause d’elle et avec elle. Une malédiction qui finit tout de même par se conjurer dans la démarche artistique.
Rétrospectivement et grâce à la préparation de Time to tell, Martin Palisse reconnaît qu’il a encore « appris » à plus de quarante ans, que la vérité n’est pas toujours à l’endroit qu’on le pense. La mucoviscidose, « c’est un héritage (…) une chance sur quatre de contracter la maladie ». Et il va exposer ces explications en utilisant des balles de jonglages bicolores, blanches et noires, sorties de la caisse sur laquelle il était assis. Il évoque son frère totalement épargné, sa sœur porteuse saine et mentionne au passage avec une grande pudeur, les relations parfois compliquées avec elle. La génétique familiale métaphoriquement ancrée sur le sol du plateau qui la sublime vers un horizon plus lointain.
Le regard est attiré par les multiples tatouages qui ornent le corps de l’artiste. Et les deux clowns au mollet gauche, figures emblématiques du cirque, retiennent l’attention. Entre rire et larmes, entre tension et légèreté toujours, ils semblent fixer l’hésitation permanente qui imite en le grossissant, le mouvement du spectacle. C’est à ce moment que le jongleur choisit d’insister sur la distinction entre la fatalité et la contingence des choses qui justifie selon lui qu’il soit malade et pas le reste de la fratrie à laquelle il appartient. « La contingence est l’inverse de ce qui est nécessaire. » Et il fait le parallèle avec les balles qu’il va lancer et qu’il va parfois laisser tomber. Sans nécessité, juste par contingence aussi.
Traversant le plateau, il place un disque sur la platine qui est au sol, comme il le fera plusieurs fois au fil du spectacle. La musique – si importante dans son travail jonglistique – monte. Un grondement puis un son plus aigu. Martin Palisse s’avance vers une des balles qu’il avait laissées au sol, au centre du plateau-couloir. Il la récupère avec les pieds, la positionne solidement sur l’un d’entre eux et marche. Pivotant sur lui-même, il écarte les bras, lance la balle en l’air à la verticale et la récupère du plat d’une main, la faisant ensuite passer d’une main à l’autre. Les mouvements sont maîtrisés, plein d’une grâce singulière pour un moment tout aussi singulier. La musique semble imiter des pulsations cardiaques et rythment les mouvements du jongleur qui ne perd pas la balle des yeux. Sans la moindre nervosité, ne se départissant pas de sa concentration sereine. Une voix off s’élève. La sienne. Un des enregistrements sans doute qui aborde les différents traitements, sans les nommer directement. C’est alors qu’une des balles tombe. Il souffle et la reprend, l’envoie plus haut et souffle encore. Souffler, n’est-ce pas s’arrêter pour mieux continuer ? Une fois encore, c’est aussi être au présent pour envisager un avenir. Et il l’affirme sans détour. « La découverte du jonglage est quelque chose qui a s’est transformé dans mon rapport au futur (…) J’explore le temps dans mes spectacles » Et la fin est – enfin ! – tenue à distance.
La normalité et sa relativité, les souvenirs d’enfance avec les lourds contrôles médicaux, la condescendance des autres et le fond des yeux où elle se loge, les limitations de nourriture, l’infertilité, la sexualité… Martin Palisse déplie sa narration, nous fait délicatement plonger dans son intimité, sans voyeurisme, sans pathos, sans désir de revanche, sans banalisation non plus. Puis, il y a ce médecin qui reconnaît qu’il y a « des choses dans la vie plus importantes que la maladie ». Il soupire d’aise. « Ça m’a fait du bien d’entendre ça. » Et il danse sur un nouveau morceau dont les premières paroles sont éloquentes. « I don’t give a fuck about that… » Tout est dit. Et alors que l’ombre de son corps au sol reproduit ses mouvements, il se fige soudain, dans une maîtrise parfaite de son art, sans la moindre contingence donc, une de ses balles de jonglage sur le front.
On est surtout frappé par la place des halètements et des souffles dans le spectacle : enregistrés avec la musique ou produits par l’artiste lui-même au terme des moments de jonglage éprouvants par leur intensité, ils se répandent et créent une atmosphère sonore particulière. Le corps en sueur, jusque « dans ses retranchements », le jongleur va au bout de son art, au-delà de la maladie qui ne gagne jamais cette bataille-là. « Quand je dois faire les choses dans la vie, soit je ne les fais pas soit je les fais à fond. » Et la musique monte, Martin Palisse tourne sur lui-même, en souplesse, régulièrement, maîtrisant ses gestes, augmentant sa vitesse. Et il souffle amplement. Toujours, dans un présent qui s’étire.
Alors que le spectacle s’achève, que les saluts – y compris aux propres balles du jongleur – ont été accompagnés d’applaudissements très nourris, on repense au titre du spectacle. Le moment de dire. On perçoit toute la profondeur de la réflexion à la fois artistique et philosophique engagée ici conjointement par Martin Palisse et David Gauchard. Et on se dit que ce moment de confidence d’un artiste accompli, cette forme de « friction entre le récit et la physicalité du jongleur » constitue une méditation joyeuse rejoignant la pensée de Montaigne qui écrit dans les Essais que « tout ce qui peut être fait un autre jour peut être fait aujourd’hui ». Et ce, comme Martin Palisse sans aucun doute, en étant au présent.