C’est le début de l’été suédois, les salles bouclent leur programme et c’est, déjà, l’heure des festivals de la saison. Le Stockholm Early Music Festival a toujours joué la carte européenne en donnant tour à tour la place d’honneur aux meilleures formations de musique ancienne mais aussi aux talents en devenir et à une Europe élargie. L’anniversaire des Talens Lyriques et un programme européen, voilà qui devait ravir tout le monde mais l’Ukraine…
Christophe Rousset rappelle que : « Il y a une dimension très européenne dans ce programme : un Allemand écrit dans un style français ou italien, un Français dans un style italien, etc. On se retrouve donc dans un véritable brassage culturel européen montrant qu’à l’époque, les frontières n’étaient pas hermétiques et que la musique circulait beaucoup. »
On compose, même dans une Europe en guerre comme le rappelle l’ambassadeur de France en ouverture, tout comme à l’époque de l’écriture des œuvres proposées ce soir.
C’est une période de brassage européen, de circulation. C’est ce qui saute aux yeux quand on lit l’Histoire de ma vie de Casanova, véritable européen (même si son cœur reste à Venise) ou encore chez Saint Simon (même dans sa prison versaillaise) : l’Europe et ses remous agitent l’ensemble de ses Mémoires, alors qu’on n’en retient bien souvent que l’étiquette empesée de la Cour et les cabales des bâtards de Louis XIV.
Europe, vaste terrain de jeux (et de travail) comme chez Casanova, Europe politique des peuples, des nations et des cultures comme chez Saint Simon, c’est un peu l’esprit du programme de ce soir.
Après un long et laborieux accordage, les Talens nous embarquent pour une deuxième récréation (1737) de Jean Marie Leclair (1697–1764), suite variée de danses de styles différents, et tout de suite on est subjugué par la maitrise de l’ensemble. Après les prestations époustouflantes du Concentus de Wien, des Arts Florissants, du Poème Harmonique dans les même murs de l’Église Allemande, on ne peut que constater l’éblouissante maestria des Talens. Des cordes soyeuses et vives, des basses discrètes et graves, une flûte, quasi camouflée en fond de scène qui vient donner de piquants reflets en se fondant dans l’ensemble et surtout une rigueur de jeu confondante. On sent des individualités fortes mais que Christophe Rousset cimente dans une exécution sans bavure. On reste sans voix, abasourdi.
D’autant que, changement de programme qui désarçonne le public fouillant son fascicule, Florie Valiquette s’installe au pupitre pour l’Orfeo de Pergolesi. Après les danses variées de Leclair, nous voilà plongés dans une cantate qui se révèle être un opéra miniature. La soprano canadienne Florie Valiquette nous retourne totalement. Des aigus brillants, des graves et medium moelleux, une diction magnifique. Certes l’église allemande est un lieu facile pour les voix mais on est soufflé par l’apparente facilité de Melle Valiquette, notamment sur ses respirations, invisibles. Florie Valiquette et les Talens élèvent subitement le concert déjà sur les cimes. Derrière la fête musicale évidente, les plaisirs vifs de Pergolesi, il y a aussi la douleur du poète face à la mort :
o d’Acheronte
sui nero fonte
disciolto in lagrime
spirto in felice
contrebalancée par sa résolution joyeuse :
si si io resterò
(aria finale)
Qui devient aussi son accès à l’immortalité.
Une Europe des jeux et des plaisirs mais où plane aussi l’ombre de la mort, d’où l’importance de la permanence de l’art. Triomphe donc pour Florie Valiquette peu avare de mimiques qui révèlent un véritable engagement dans l’interprétation.
Après la pause, deux extraits des Nations de Couperin (Sonate de l’Impériale et Passacaille de L’Espagnole) prouvent qu’un Français peut s’amuser à composer dans l’esprit national musical de ses voisins et que cela est fécond, comme toute greffe. Couperin encadre deux arie d’André Campra, maître de musique du Prince de Conti, neveu du Grand Condé, naturellement chef de guerre donc et passionnant personnage Saint Simonien (Conti pas Campra…)…
Florie Valiquette chante en italien puis en espagnol les amours : La farfalle inorno ai fioroi des fêtes Vénitiennes et El esperar en amor de l’Europe Galante. Légèreté et gravité donc pour définir les frontières du sud de l’Europe.
Enfin, pièce de choix avec la cantate de Bach Non sa que sia dolore. Le fantastique flutiste dont on admirait le travail depuis le début s’installe aux côtés de Florie Valiquette pour rivaliser avec la soprano en fluidité et émotions. Ce qui ne manque pas d’affecter une des violonistes qui ne peut retenir une larme.
Non sa che sia dolore
Chi dall’ amico suo parte e non more.
Il fanciullin’ che plora e geme
Ed allor che più ei teme,
Vien la madre a consolar.
Va dunque a cenni del cielo,
Adempi or di Minerva il zelo.
Un Allemand qui compose en italien et dépeint les douleurs de la perte. C’est tout le portrait d’une Europe des arts qui, si elle ne peut empêcher les malheurs, sait les consoler.
Toujours dans le même esprit, mais plus recueillie, Ich habe genug (qui en dit long aussi sur notre lassitude) du même Bach, finit de mettre un point final à ce programme tout en finesse, qui prend le politique à bras le corps sans en dire un mot. Christophe Rousset ne s’exprimera que très brièvement, presque gêné, pour introduire la dernière cantate.
On pense à la phrase de Wittgenstein, « les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde »((proposition 5.6 du Tractatus logico-philosophicus). Rousset et les Talens Lyriques montrent que les frontières de la musique sont plus souples et élargies que celles de nos États.