Nixon in China, Opéra en 3 actes et 6 tableaux de John Adams (né en 1947)

Créé au Wortham Theater Center de Houston le 22 octobre 1987 d'après un livret d’Alice Goodman

Mise en scène : Valentina Carrasco
Direction musicale : Gustavo Dudamel

Décors : Carles Berga et Peter van Praet
Costumes : Silvia Aymonino
Lumières : Peter van Praet
Création sonore : Mark Grey

Richard Nixon : Thomas Hampson
Pat Nixon : Renée Fleming
Zhou En Lai : Xiaomeng Zhang
Mao Zedong : John Matthew Myers
Henry Kissinger : Joshua Bloom
Jiang Qing ( Madame Mao) : Kathleen Kim
Nancy Tang, première secrétaire de Mao : Yajie Zhang
Deuxième secrétaire de Mao : Ning Liang
Troisième secrétaire de Mao : Emanuela Pascu

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Cheffe des chœurs : Ching-Lien Wu

Paris, Opéra Bastille, le 29 mars 2023 à 20h

L'entrée de Nixon in China au répertoire de l'Opéra de Paris est une étape importante du mandat d'Alexander Neef. Le chef d'œuvre de John Adams est emblématique d'une musique méconnue des institutions françaises et souvent confondue à l'unique adjectif de "minimaliste". Cette troisième production française en trois décennies peine à se dégager de celle créée en 1987 à Houston par Peter Sellars et reprise au Metropolitan Opera en 2011. La mise en scène de Valentina Carrasco puise à parts égales dans les références historiques et les allusions oniriques pour faire écho au livret d'Alice Goodman. Le plateau tient ses promesses avec Thomas Hampson et Renée Fleming en couple Nixon, John Matthew Myers (Mao) et surtout Kathleen Kim (Jiang Qing) tandis que Xiaomeng Zhang donne à Zhou En Lai une carrure remarquable, loin de l'agitation de Joshua Bloom en Kissinger. Dans la fosse, Gustavo Dudamel tente de convaincre avec succès de la possibilité d'une troisième voie entre motorisme et contours adoucis. 

Thomas Hampson (Richard Nixon), Renée Fleming (Pat Nixon), John Matthew Myers (Mao), Joshua Bloom (Henry Kissinger) 

Ce jalon des années 1980 puise sa dramaturgie dans un épisode géopolitique de l'après guerre froide, celui des relations politico-économiques de la Chine et des États-Unis. La réalité historique du sujet oppose deux blocs politiques qui sont également deux civilisations qui abordent le monde de façon totalement différente. Cette division manichéenne entre capitalisme et communisme n'est pas l'angle le plus intéressant quant à la stricte réalité historique. L'enjeu dramaturgique est à chercher dans la personnalité des protagonistes, dans cette part d'humanité que dégage le livret d'Alice Goodman derrière le profil altier de Nixon et Mao ainsi que des deux délégations qui en forment le prolongement et en soulignent parfois les contradictions.

 

La naïveté de Nixon et l'énigmatique fixité de Mao se déclinent en une montée asymptotique sur trois actes au cours desquels on passe de la sphère publique avec la rencontre officielle à la sphère privée avec les confessions intimes des deux couples présidentiels. Valentina Carrasco a utilisé une métaphore astucieuse qui met en relation la dimension réaliste et la portée onirique de l'opéra de John Adams. La petite et la grande histoire se sont croisées à l'occasion des Championnats du monde de Tennis de table au Japon en 1971. Les deux équipes s'étaient rencontrées malgré l'interdiction faite aux joueurs chinois de ne pas échanger avec les joueurs américains. Il résulta de ces échanges une invitation de l'équipe nationale américaine de tennis de table à venir participer en Chine à une série de compétitions. Henry Kissinger a très vite compris que ce premier voyage officiel dans le pays pour des Américains devait se prolonger sur le plan politique avec une rencontre entre Nixon et Mao. Le conseiller à la sécurité nationale réussit à mettre sur pieds un déplacement de Nixon l'année suivante, conscient de l'importance que cela pouvait jouer dans le contexte de la guerre du Viêt-Nam et les tensions avec l'URSS.

Thomas Hampson (Richard Nixon), Renée Fleming (Pat Nixon), Joshua Bloom (Henry Kissinger), Xiaomeng Zhang (Zhou En Lai)

Il y eu tout juste un an entre la petite balle ronde et le tarmac de l'aéroport sur lequel atterrit le Spirit of'76 du président américain le 21 février 1972. Improvisée au départ et présentée comme un moyen original de régler des différents internationaux, cette "diplomatie du ping-pong" plaça le sport au centre des enjeux. La mise en scène de Valentina Carrasco réussit à s'évader du cadre historique pour y substituer des éléments volontiers surréalistes et oniriques. L'arrivée du Boeing de la délégation officielle américaine est ainsi symbolisée par le vol d'un immense aigle aux ailes déployées, tandis qu'un dragon traditionnel joue avec Pat Nixon. Quant aux contingents de l'Armée de Terre, de la Marine et de l'Armée de l'Air postés tout autour de la piste d'atterrissage, ils ont revêtu la tenue des pongistes et s'affrontent dans un étonnant ballet au ralenti en chantant les extraits du petit livre rouge : "Les trois grandes règles de discipline" et "Les huit recommandations".

 

Le ping-pong traduit efficacement des échanges pas toujours diplomatiques, comme en témoignent les allusions à certains coups où l'adversaire est terrassé par la balle qu'il reçoit en pleine poitrine. La troisième scène montre une grande Salle du Peuple changée en immense salle de compétition au centre de laquelle s'affrontent Nixon et Mao – idée remarquable qui permet de faire de l'affrontement sportif et politique une chorégraphie dont la précision a pour écho le rebond rythmique très sec de la balle sur la table. La démonstration de puissance passe par la mise en image d'une bataille aux dimensions épiques dans laquelle sport joue le rôle d'une arme de domination indirecte. Valentina Carrasco choisit d'insérer une séquence filmée en 1979, extraite du documentaire de Murray Lerner "From Mao to Mozart" dans laquelle le violoniste Isaac Stern rencontre un vieux professeur du conservatoire que les années de révolution culturelle ont brisé et humilié. Cette dénonciation s'accompagne d'une série de photographies historiques projetées en guise de commentaire muet au-dessus de la scène. Ces images de tribunaux révolutionnaires montrent l'humiliation des victimes du maoïsme, ainsi que la torture morale et physique des opposants au régime. L'imposant décor de Carles Berga et Peter van Praet donne à voir dans les soubassements des salles de réunion et des bureaux officiels la réalité des cellules où croupissent les victimes. Cette approche manichéenne un brin scolaire se double d'allusions plus subtiles comme le fait de remplacer par des figures cartonnées une partie du public de la Salle du Peuple pour faire croire à une assistance plus nombreuse, ou bien dans la bibliothèque de Mao, ces rayonnages factices et dans les usines alimentaires, ces cochons en effigies tels des éléments du village Potemkine à la chinoise qu'on fait visiter à l'épouse de Nixon tandis qu'elle chante "This is prophetic !" devant la Porte de la Longévité et de la Bonne Volonté.

Renée Fleming (Pat Nixon)

Le livret verbeux d’Alice Goodman amoindrit à de multiples reprises cet angle de vue qui tendrait à ridiculiser les deux dirigeants en les renvoyant dos à dos pour leurs mensonges et le cynisme de leur arsenal de conversation, fait d'envolées philosophiques et d'allusions assez plates. On peut également regretter la neutralité avec laquelle Carrasco traite la mise en abîme de la scène à l'opéra de Pékin. Le ballet révolutionnaire interagit avec les trois américains jouant le rôle des oppresseurs et faisant mine de se prendre à leur propre jeu, dans un mélange ambigu d'artifice et d'émotion non feinte. Déception également dans un troisième acte certes bien desservi par le livret mais dont l'unique ligne directrice consiste à revenir au ping-pong et passer du spectacle des tables suspendues dans les airs à celui des espaces intimes délimités par des tables renversées entre lesquelles les couples échangent des souvenirs de leur jeunesse, Nixon mime le steak qu'il faisait cuire pendant la guerre du Pacifique avec… sa raquette de ping-pong.  Le dernier mot est laissé à Zhou Enlai qui conclut sur une énigmatique question relative au Bien et au Mal. On imagine dans cette réplique un peu du monologue du Jardinier dans l'Électre de Giraudoux, philosophant ses doutes à voix haute, avec une candeur non dissimulée et qui laisse toutes les perspectives ouvertes.

 

Le plateau tient ses promesses, en particulier le couple Nixon avec Thomas Hampson et Renée Fleming parfaitement crédibles et à la hauteur des enjeux. Le baryton américain fait oublier un maquillage excessivement réaliste censé imiter un président hâbleur et souvent aux limites de la caricature. La ligne trahit une certaine tendance à forcer le trait pour garantir les effets dynamiques ("News has a kind of mystery") mais l'intelligence du chant reprend rapidement le dessus, avec une caractérisation et des nuances très naturelles et parfaitement en place. Renée Fleming incarne une first lady qui assume les utilités et les atours candides de son rôle officiel. La profondeur d'un caractère qui semble flotter dans sa rêverie compense aisément l'impact amoindri de la stricte surface vocale ("This is prophetic"). Joshua Bloom en fait des tonnes en Kissinger, surtout à l'Acte II avec une façon de confondre le rôle avec celui d'un histrion glaçant. John Matthew Myers impose en Mao un instrument très dense au timbre mordoré, quand Kathleen Kim fait éclater le profil d'une épouse autoritaire et vindicative ("I am the wife of Mao Zedoung"). Le Zhou Enlai de Xiaomeng Zhang emporte la palme de la soirée, rare interprète à faire émerger de l'écriture musicale des arrière-fonds psychologiques et des nuances qui traduisent la complexité du personnage, témoin de cette rencontre historique mais bien conscient de l'incommunicabilité des êtres par-delà les fonctions officielles.  Les trois secrétaires de Mao, Yajie Zhang, Ning Liang, Emanuela Pascu complètent de belle manière cette distribution avec un numéro virtuose et pince sans rire.

Gustavo Dudamel se tient sur le fil étroit entre la dimension tragique et les références plus légères à la comédie de genre. Préférant à l'urgence des grandes fresques une dramaturgie plus nuancée, il impose des séquences très cursives assez proche d'un langage cinématographique. Mettant en valeur sans les surligner les références à Lohengrin (arrivée du Spirit of 76') et Siegfried (acte II, la scène des murmures de la forêt et Pat Nixon avec le dragon), sa lecture travaille au plus près d'une articulation de séquences dont il cherche à gommer l'aspect purement motorique. Les équilibres ne sont pas toujours très clairs, surtout dans les scènes chorales, mais l'ensemble avance avec conviction pour servir comme il se doit cette entrée au répertoire.

Thomas Hampson (Richard Nixon), Renée Fleming (Pat Nixon), John Matthew Myers (Mao), Joshua Bloom (Henry Kissinger, Kathleen Kim (Jiang Qing)

 

à revoir en streaming sur Medici.tv :

https://www.medici.tv/fr/operas/john-adams-nixon-in-china-gustavo-dudamel-valentina-carrasco-thomas-hampson-renee-fleming-paris-opera

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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5 Commentaires

  1. Excellent compte rendu d’un remarquable spectacle .La mise en scène est très imaginative qui fait vieillir la mise en scène de Sellars.Distribution sans faille.Orchestre en pleine forme.

  2. Bonjour Monsieur Cherqui,
    Je vous trouve trouve très dur sur cette production, que j'ai trouvée à presque tous égards superlatives, et qui fera date. A chaque production de Warlikowski, vous nous donnez de magistrales analyses, souvent très méritées.
    Mais pour ce spectacle très émouvant, vous critiquez le livret, et ne relatez pas assez, à mon goût, la grande réussite musicale, directoriale et lyrique. Que demander de plus, pour moi, que ce moment suspendu à l'acte II avec Renée Fleming et son dragon ? ou les personnages qui errent, perdus en songe, à la fin du spectacle ? Bien à vous, Franck Besson

  3. Bonjour Monsieur Cherqui,
    Je vous trouve très dur sur cette production, que j'ai trouvée à presque tous égards superlative, et qui fera date. A chaque production de Warlikowski, vous nous donnez de magistrales analyses, souvent très méritées.
    Mais pour ce spectacle très émouvant, vous critiquez le livret, et ne relatez pas assez, à mon goût, la grande réussite musicale, directoriale et lyrique. Que demander de plus, pour moi, que ce moment suspendu à l'acte II avec Renée Fleming et son dragon ? ou celui où les personnages errent, perdus en songe, à la fin du spectacle ? Bien à vous, Franck Besson

    • Cher Monsieur
      Vous m'attribuez un texte que je n'ai pas signé parce que je n'ai pas vu le spectacle. c'est mon collègue et ami David Verdier qui en est l'auteur.
      Bien à vous
      Guy Cherqui

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