Christian Jost (né en 1963)
Voyage vers l'Espoir (2023)
Livret de Káta Weber d'après le film Reise der Hoffnung (1988) de Xavier Koller
Création mondiale le 28 mars 2023 au Grand Théâtre de Genève

Direction musicale : Gabriel Feltz
Mise en scène : Kornél Mundruczó
Scénographie et costumess : Monika Pormale
Lumières : Felice Ross
Dramaturgie : Káta Wéber
Collaboration à la création vidéo Rūdolfs Baltiņš

Le Père Haydar Kartal Karagedik
La Mère Meryem Rihab Chaieb
Mehmed Ali, le petit garçon George Birkbeck
Fatma (rôle parlé) Guilan Farmanfarmaian
Güney (rôle parlé) Areg Sultanyan
Un chauffeur routier, Matteo Ivan Thirion
Un mafieux, Haci Baba Denzil Delaere
La Doctoresse Julieth Lozano
Un paysan Omar Mancini
Un policier William Meinert

Orchestre de la Suisse Romande

 

 

Genève, Grand Théâtre, lundi 30 mars 2023, 20h

Les créations font partie du cahier des charges des théâtres importants, avec leur cortège de contradictions : elles sont peu aimées du public qui les boude (c’est encore le cas cette fois), elles sont représentées une fois la plupart du temps puis remisées aux oubliettes, et peu rentrent au répertoire international. C’est que le public d’opéra qui au XIXe et pendant la première moitié du XXe raffolait des nouveautés se nourrit désormais du menu un peu rassis des trente standards internationaux même si les théâtres ces dernières années se sont mis à exhumer des titres disparus pour étoffer leur offre.

Cette création du Voyage vers l’Espoir avait pour Genève quelque chose de très spécial. D’abord parce que la première a été victime de la pandémie et de son cortège de suppressions et remises à plus tard, ensuite parce que le projet en a été conçu par Aviel Cahn, qui au moment où il réfléchissait (avant de prendre ses fonctions) à des offres qui pourraient illustrer une certaine spécificité genevoise, avait à la fois pensé à la question des migrations, qui se pose en Suisse comme ailleurs, mais plus politiquement à Genève, siège du HCR (Haut-commissariat des Nations Unies aux Réfugiés), de la Croix Rouge etc…

Le projet part du film oscarisé de Xavier Koller (1990) Reise der Hoffnung, adapté en opéra par le compositeur Christian Jost qui en fait une sorte de Road-opera de 90 minutes (un peu plus court que le film) et mis en scène par Kornél Mundruczó, le cinéaste et metteur en scène hongrois désormais bien connu à Genève après deux impressionnantes productions L’Affaire Makropoulos de Janáček et Sleepless de Peter Eötvös.
La production, très réussie pose un certain nombre de questions à la fois sur les motivations qui poussent à l’exil, mais aussi sur notre disponibilité à recevoir les exilés, en tant que collectivité occidentale (« L’Europe occidentale » dirons-nous) et aussi en tant qu’individus, notre aptitude à l’accueil et notre attitude en tant qu’humains.

 

Voici le « pitch » du film : Le film « Reise der Hoffnung » (Voyage vers l’Espoir) raconte une histoire vraie : En septembre 1988, dans un petit village de montagne du sud-est de la Turquie, le couple turc Haydar et Meryem, accompagné de leur fils de sept ans Mehmet Ali, le plus éveillé de leurs huit enfants, entame le "voyage de l'espoir" qui doit les mener de leur pays pauvre à la Suisse riche. La famille a vendu sa maison et sa ferme pour pouvoir financer le voyage vers un prétendu paradis. Le long voyage les mène d'abord à Izmir, où ils s'embarquent comme passagers clandestins sur un cargo à destination de Gênes. En Italie, des passeurs les conduisent au col du Splügen et les envoient en Suisse malgré les chutes de neige et le froid. L'immigration illégale connaît une fin tragique : le garçon turc meurt d'épuisement et d'hypothermie dans les bras de son père.

Les migrations

La trame assez simple de cette œuvre pose des questions a priori plus complexes. En effet, la concentration (trois actes et 90min) amène à des ellipses dans le récit qui peuvent désarçonner le spectateur. Le récit effleure un certain nombre de faits et de questions en laissant chacun déduire, en évitant de le laisser juger, mettant le spectateur face à sa propre morale.
Ce travail peut être vu à plusieurs niveaux : c’est un road-opéra, l’histoire d’un parcours qu’on peut lire de manière assez linéaire, entre scènes de théâtre pur soulignées par la vidéo en direct et images d’archives, essentiellement référencées à l’exode vers l’Europe des réfugiés syriens en 2015. On peut largement se contenter de cette histoire, émouvante en soi, qui plonge le spectateur dans des souvenirs encore récents.
L’opéra est une adaptation du film, simplifiée par Káta Wéber qui en a écrit le livret : dans l’opéra, la famille n’a pas huit mais trois enfants, dont deux sont laissés sur place. Ensuite, le « voyage » n’est pas présenté dans son ensemble, les images filmées de groupes de réfugiés passant des frontières, marchant au bord des autoroutes ou montant dans des autobus évoquent le parcours, dans une sorte d’abstraction qui laisse le spectateur reconstituer l’odyssée de tous ces gens. Pas de traversée de la mer, et quelques flashes scéniques évoquent la parcours, la pluie sur la route, le camionneur qui les prend pour les conduire en Suisse,  et le contrôle de police qui les rejette sur la route, à pied.
Puis les scènes se concentrent sur les derniers kilomètres, entre la gare centrale de Milan et la Suisse (une cinquantaine de kilomètres) , et puis le passage en Suisse à travers le Passo Spluga (Splügenpass), particulièrement escarpé et difficile (même en voiture) où l’histoire se termine dans le drame.
Mais aucun lieu n’est précisé sinon par des détails : on perçoit qu’on est en Italie par les distributeurs de billets de train des Ferrovie dello Stato (aujourd’hui Trenitalia).
Quant à la montagne, elle apparaît comme un mur infranchissable, une verticalité qui barre toute la scène, comme une forteresse qu’on protègerait au-delà de laquelle il y aurait la Terre Promise. La référence biblique est évidente dont on a d’ailleurs toutes les étapes dans le parcours supposé des réfugiés qui reprend les étapes du voyage des Hébreux : la traversée du désert égyptien (ou du Sahara pour les Africains), le passage de la Mer (que ce soit la Mer Rouge ou la Méditerranée), l’arrêt devant le Sinaï et l’arrivée dans la Terre Promise. La question de la Terre promise et de l’accueil prévu au Paradis est une autre question, qui nous concerne totalement, en pleine face.
D’une certaine manière, tout voyage vers l’Espoir est une répétition en creux de celui des Hébreux vers la Terre Promise. La Bible est pleine d’histoires de migrations et de guerres, il y a quelque chose de biblique dans la migration, ce qui est parfaitement compréhensible dans la mesure où les migrations sont une vérité intrinsèque et continue de l’histoire de l’humanité. Ceux qui refusent cette vérité élémentaire sont de pauvres esprits.
L’œuvre traite d’une histoire qui remonte à 1988, mais la précision « historique » est effacée dans l’esprit du spectateur tant la question de la migration, de l’exil, s’est posée d’une manière plus aiguë et plus dramatique ces dernières années, en 2015 avec la Syrie, en 2022 avec l’Ukraine.

C’est en cela que je considère l’aspect parabolique de cette mise en scène et de cette œuvre qui pose la question du choix de l’exil par petites touches, sans rien de dramatique au début. Seules dans nos esprits les guerres civiles, l’oppression, l’extrême pauvreté contraindraient au départ : cette parabole pose simplement la question du choix de l’exil et de ses conséquences, dans sa complexité, dans sa motivation, dans le monde d’aujourd’hui, dans le monde que nous avons construit.
Il s’agit d’une famille probablement kurde, habitant l’Est de la Turquie, ces régions particulièrement tendues où la nation kurde (pour des raisons géopolitiques où les kurdes premiers concernés n’ont évidemment pas été consultés) a été divisée sur quatre états, la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran.  On sait que les kurdes ont fortement combattu dans la guerre de Syrie les forces de Bachar El Assad, qu’ils ont aussi fortement combattu Daesh, sans que les forces occidentales ne les aient ensuite particulièrement soutenus. Un peuple réel, qui géopolitiquement n’existe pas sauf au nord de l’Irak, seul îlot à peu près tranquille et organisé, sinon, ils sont pourchassés en Turquie, en Syrie, et en Iran et même ailleurs (Paris a connu aussi des attentats anti-kurdes, dont un il y a peu de temps).

Le début de l’opéra semble afficher un bonheur simple, les enfants jouent, quelquefois un peu dangereusement (le petit Mehmet Ali se met sous les trains qui passent par exemple) au milieu de champs de maïs. Bonheur simple que l’épouse Meryem accepte tel que en affirmant « je suis heureuse », dans une sérénité que les enfants semblent partager. Mais le jeu des enfants sur la voie ferrée est aussi une prémonition, évidemment. Le train qui vient d’on ne sait où et qui roule vers l’inconnu… C’est l’image du voyage et le jeu de Mehmet Ali est aussi évidemment métaphorique de ce qui va arriver.
Le père a un rêve, rejoindre un paradis, la Suisse. On ne se demandera pas par quelles voix du Seigneur il a eu cette idée d’une Suisse paradisiaque, des récits, des on-dit, des news véhiculées à la TV, des photos de montagnes paisibles et de prairies vertes où paissent les vaches, en bref, Heidi, le lait, à moins que ce ne soient des banques opulentes (pas toutes visiblement ces derniers temps) et l’idée que l’argent y coule à flots, bref l’herbe verte, forcément plus verte chez le voisin que chez soi.

La famille vit simplement mais pas pauvrement : nous imaginons souvent les réfugiés comme des pauvres hères vivant dans des masures, rêvant d’un occident opulent qui va les faire sortir de la misère noire. C’est sans doute vrai de certains, mais pas de tous : l’immigration syrienne issue de la dernière guerre civile était souvent une immigration de gens formés, professionnellement, universitairement (la France a usé et abusé de médecins syriens il y a quelques années, mais avec son courage légendaire, n’a pas pris sa part de cette dernière immigration-là,  laissant ce soin à l’Allemagne) et donc une population qui rapidement prendrait ses marques : la chancelière Merkel l’avait bien compris, en ouvrant généreusement les portes de l’Allemagne à 1,5 millions de syriens assez largement intégrés désormais.
Le film de la mise en scène de Mundruczó montre la maison de la famille de Haydar, une maison simple, mais pourvue du confort minimum, avec des bijoux de famille, quelques décorations et meubles, du matériel électroménager. Cette famille ne vivait pas dans la pauvreté noire.
Et pourtant Haydar avait ce rêve de paradis. Pouvait-on le lui reprocher ?
Le deuxième point qui a pu choquer notre vision occidentalo-centrée, c’est l’attitude de cet homme, qui, contre l’avis de sa femme, vend (mal) ses biens, et sa maison, sans lui dire la vérité : immédiatement, arrive la sentence, islam, domination masculine, la femme n’a rien à dire et n’a qu’à obéir. Le méchant-mâle-pas-blanc mais dominant. Nous y avons tous pensé en regardant ce premier acte.

Les enfants laissés (au-dessus) et quai de gare (en-dessous)

Sans insister, la mise en scène le dit : elle dit le relatif confort simple de la famille, mais elle dit surtout la décision de l’homme contre la volonté de la femme, mais son acceptation et sa résignation. Elle dit enfin la séparation des enfants (deux rôles parlés, Güney et Fatma, parce qu’exclus d’emblée du voyage, et donc de l’opéra : ils deviennent des ombres, des souvenirs…) : c’est la ruine familiale avant même le départ. Mais la mise en scène ne commente pas, elle ne juge pas, elle constate.
Doit-on alors asséner que cet homme qui décide de partir avec son plus jeune enfant de huit ans et son épouse, est un monstre égoïste ? Qu’il part sur les routes sans justification, sans aucune chance d’obtenir le statut juridique de réfugié qui est la conséquence d’une situation géopolitique, mais ni économique ni encore climatique. Nous trions les destins humains au nom de valeurs dites humanistes, mais l’extrême pauvreté en est exclue avec le refus des réfugiés économiques.
La situation de cette famille, selon le livret, est pire, parce qu’elle semble partir sans raison nette. Des motifs, quand on décide un tel départ, il y en a évidemment, nous avons évoqué la question kurde, mais par ce survol des motivations apparentes, la mise en scène et le livret disent simplement, en sous-texte, que dans notre monde si paradisiaque, chacun est assigné à résidence selon là où il est, là où il est né. C’est plus souple dans l’Union européenne grâce à Schengen, un traité relativement récent, mais un traité comme Schengen encore aujourd’hui est l’objet de critiques, – on passerait trop facilement les frontières‑, ce mot sacré et absurde dont se repaissent les droites extrêmes et autres rognures d’humanité ; la libre circulation n’existe pas dans le monde d’aujourd’hui, sauf à de rares exceptions : il faudrait s’en accommoder parce qu’en réalité cette famille n’a pas le droit de partir… Quel droit ?
Dans quel monde cloisonné vivons-nous alors qu’on nous assène qu’il est globalisé ? De quel droit humain empêcherait-on une famille (ou un homme) de rêver à la Suisse et de décider de gagner son paradis ? L’enjeu ici c’est que les peuples, certains au moins, sont assignés à résidence et à destin, parce que sinon pour d’autres les règles sont plus souples, là où, comme dirait Marcellina dans Le Nozze di Figaro « L’argent fait tout » (voir les oligarques russes…).

Tout cela le livret ne le dit pas, la mise en scène ne l’assène pas, parce qu’elle suggère. Et la non-mobilité des pauvres et de la majorité des peuples, c’est la première raison.

Ensuite, on ne peut juger de l’opportunité d’un départ en exil. Chaque départ en exil, même pour poursuivre un rêve est forcément une rupture, un déchirement, un basculement : l’exil n’est jamais un choix délibéré, mais un choix imposé. Quel avenir pour un kurde vivant en Turquie, quel avenir pour sa famille, ses enfants ? Quelles menaces aussi à court ou moyen terme ? Ces régions de Turquie sont labourées par l’armée, contrôlées par les polices, instables, isolées. Qui sommes-nous pour juger d’un départ, qui est toujours douleur ?
Bien évidemment aussi, dans le monde de l’Islam, les relations hommes-femmes ne sont pas celles que nous vivons en Occident, on peut le déplorer, on peut préférer évidemment ce que nous vivons, mais au nom de quoi pourrions-nous émettre un jugement moral ? Le catholicisme dans son histoire n'a pas été fort clair sur la question, et la hiérarchie catholique encore aujourd’hui n’a‑t‑elle pas quelque problème avec les femmes ? Et la loi patriarcale s’imposait il n’y a pas si longtemps (je parle de quelques dizaines d’années pas plus) en Grèce, en Sicile, en Italie voire encore aujourd’hui dans certaines contrées d’Europe ? Nous jugeons les valeurs des autres avec nos valeurs. Il ne s’agit pas d’approuver, d’applaudir aux traitements des femmes en Afghanistan, en Arabie saoudite ou ailleurs, il s’agit de laisser les civilisations évoluer d’elles-mêmes et de laisser les peuples disposer d’eux-mêmes. C’est à eux de décider, pas à notre civilisation, nos « valeurs » de décider pour eux.
Nous avons le fâcheuse tendance à croire que nous portons (et exportons) des modèles universels – nés par exemple des Lumières‑, et qu’au fond, nous apportons le bien là où nous passons, c’était le credo napoléonien, on a vu le résultat, c’était le credo stalinien (pour d’autres valeurs) on a vu le résultat, on a vu le résultat de l’intervention du Bien (les USA) en Irak il y a deux décennies… Mais cela ne sert pas de leçon. En termes de culture et de civilisation, le bien et le mal n’existent pas. Et en termes politiques,  le droit se soumet la plupart du temps à la force.
Alors oui, la puissance fantasmatique de l’Occident est telle que dans ces populations lointaines, perdues aux frontières des multiples oppressions, cet Occident peut apparaître un paradis, peut motiver qu’on fasse mal « pour le bien de sa famille », un mal présent en vue d’un bien futur, comme le proposaient dans l’antiquité les stoïciens… tout cela n’est pas neuf.
Je voudrais terminer ce long préambule nécessaire pour comprendre les enjeux de cette œuvre, par une anecdote personnelle. J’ai vécu mon enfance avec le mythe américain, westerns triomphalistes, sauvetage de l’Europe, lutte contre les vilains soviétiques. A 14 ans (en 1967), j’ai fait avec ma famille un voyage aux USA et au Canada, à commencer par New YorK Imaginez la fascination et l’excitation d’un ado de 14 ans à une époque où l’on voyageait bien moins et en tous cas moins loin qu’aujourd’hui. J’allais donc visiter en quelque sorte le paradis tant vanté par le cinéma et mes mythes d’enfance qui tous procédaient des USA, à commencer par le monde de Disney.
Dans le bus d’excursion à New York, nous avons traversé l’Harlem d’alors avec interdiction de descendre, de photographier ou d’y retourner par nos propres moyens. Et puis nous avons traversé aussi vers la pointe de Manhattan une avenue, Bowery, aujourd’hui gentrifiée, qui était à l’époque une sorte d’univers-ghetto hallucinant, de territoire d’immondices humains que j’aurais eu peine à imaginer si je ne l’avais pas vu : sur des kilomètres, des centaines et des centaines de clochards, ravagés, des êtres étendus au sol, qu’on pouvait penser morts, une misère insupportable, exposée, livrée à la rue, une rue impraticable à n’importe qui au quotidien que je n’aurais jamais même pu concevoir, cela à New York, la métropole mondiale, le modèle à suivre… le paradis.
Ces images que j’ai encore en tête ont beaucoup relativisé mon idée du paradis américain et du paradis sur terre. Comment était-il possible que ce qu’on nous vendait comme le modèle vers lequel tendre pût permettre un spectacle pareil de déchéance, d’inhumanité, de mort ?

Kartak Karagedik (Haydar), Rihab Chaïeb (Meryaem)

À son niveau, Haydar rêve de paradis où tout est donné, tout est facile, et où il réunirait dans la quiétude retrouvée sa famille dans un monde sans angoisse

« Une ile paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux »
Charles Baudelaire Parfum exotique

Gagner son paradis, voilà ce à quoi rêve le héros de cette histoire, avec l’idée que pour le gagner, il faut souffrir, et donc l’acceptation a priori de la souffrance. Toujours le mal présent en vue du bien futur
Cette histoire nous raconte le passage de l’acceptation a priori de la souffrance au constat a posteriori que le paradis n’existe pas sur terre.

Peut-on accuser des êtres d’avoir des rêves sur cette terre ? J’aime le concept de Terre-patrie développé par Edgar Morin, car il élimine d’emblée la triste notion de frontière, inventée par les hommes, au nom de la tribu, de la propriété, du ceci est à moi et surtout de la fausse sécurité de l’entre soi.  Il affirme que l’homme sur terre est partout chez lui.

Alors toute cette complexité, tout cet arrière-fond qui nous contraint à méditer, nous parle : il était inutile d’en souligner l’existence, tout est sous-jacent dans ce choix de souffrance, de tout départ vers l’exil, une souffrance morale certes, mais aussi physique, à peine soupçonnable : il suffit d’entendre aujourd’hui les jeunes mineurs isolés arrivés en Europe raconter leur histoire souvent éberluante pour s’en persuader.
Nous, nous fûmes tous atteints par la photo d’Eylan, spectateurs impuissants de ces drames répétés (inutile d’en trouver des exemples, il y en a chaque semaine), mort pour avoir voulu lui aussi croire au paradis. La mort du petit Mehmet-Ali dans cette œuvre a replacé l’histoire d’Eylan dans les têtes. Mais de ces émotions fortes, que reste-t-il quand les morts en Méditerranée ou en Manche, voire au large des Canaries continuent d’alimenter la chronique ? Nos émotions sont vives et réelles, mais elles sont passagères, dans un monde qui cultive l’émotion plus que la réflexion. Les émotions ne sont pas des leçons.

 

Ainsi cet opéra est-il à la fois parabolique d’une situation que nous ne connaissons que trop, depuis que nos œuvres directes ou indirectes, en Afrique, au Proche Orient et ailleurs ont précipité sur les routes des populations entières.
C’est ainsi une parabole du voyage de toute famille vers un exil qui est Espoir, et en ce sens elle est abstraction, comme une Odyssée littéraire (l’Odyssée n’est pour Ulysse qu’une succession d’obstacles et de souffrances) et Kornél Mundruczö réussit à la rendre directement ressentie, par une mise en scène paradoxalement très réaliste mêlant cinéma, vidéo et décors aussi mimétiques que possible avec camion, voiture de police, quai de gare, et montagne, une montagne haute comme une forteresse symbolique derrière laquelle la Suisse protège son supposé paradis.

Il s’agit de faire vivre le voyage avec tous les moyens scéniques possibles, après un premier acte presque plus abstrait qui en pose les prémisses.

Acte I : Haydar (Kartal Karadegic), Meryem (Rihab Chaïeb)

En effet, le premier acte instille l’idée de ce que j’ai appelé bonheur simple, celui qui invite à se contenter de ce que l’on a sans oser prétendre à mieux. Dans les étendues vertes proposées en images et ce maïs luxuriant qui pousse, il y a l’idée très discrètement instillée de jardin d’Eden. Et dans le décor même deux éléments appellent à envisager la suite, d’une part, un monticule de terre, un petit chemin sur lequel apparaît Meryem, puis l’acheteur du terrain. Ce petit chemin, tracé par les hommes, c’est une petite blessure dans la luxuriance générale de ces champs de maïs mûr. Mais c’est aussi la marque de la rupture, de l’intrusion de l’humain, de la chute en quelque sorte, pour continuer l’image biblique. Ici discrètement s’installe l’idée très fortement marquée dans nos cultures que c’est l’homme qui est fauteur de son malheur. C’est bien l’homme qui a fait la chute dans les trois religions révélées. Il supprime lui-même son paradis. Il y a là quelque chose qui va au-delà de cette histoire et qui dit simplement que le paradis sur terre n’existe pas. Mais qu’existe un Enfer suscité par l’homme.

Alors ce premier acte laisse une vraie amertume : d’une part l’idée que ce départ est une erreur, avec son cortège de dictons qui prêchent le relativisme et le refus du mouvement du type « un tien vaut mieux que deux tu l’auras », qui consistent à parquer les moins puissants là où ils sont, d’autre part que le prix du départ, famille éclatée, vente rapide du peu de biens (et le livret laisse évidemment entendre que Haydar a bradé sa terre) et départ sur les routes avec son baluchon est trop cher pour ce qu’il va rapporter. Une série d’indices convergents nous dit que le paradis promis est loin, très loin, mais que l’enfer est bien plus proche qu’attendu.

Et dès le départ la mise en scène frappe par son art, d’effleurer sans fouiller, de laisser le spectateur regarder avec le choix de ne pas trop se poser de questions, et de laisser le récit aller, ou de chercher tout ce qui est discrètement suggéré et l’épaisseur réelle de ce qui nous est montré. Cultiver l’art de l’ellipse, c’est laisser le spectateur ou le lecteur reconstituer les pièces manquantes du puzzle. Ainsi le premier acte porte-il pour titre « Le paradis ». Toute la question est de savoir de quel paradis il s’agit. Celui qu’on tient et qu’on ne voit pas ? Celui qu’on espère et qu’on va essayer de rejoindre ? Tenir ou courir ? Réel ou chimère ?

Sur la route

Le deuxième acte « Sur la route » est un concentré d’Odyssée, conçu, au moins dans sa première partie, par l’image de ces routes, de ces autoroutes où circulent autocars, camions et automobiles, des autoroutes européennes. On voit à l’écran les passages de frontière des réfugiés syriens de 2015, ces familles qui marchent « vers l’espoir », on voit notamment les passages en Autriche et en Allemagne. Ces images, vues dans les actualités de l’époque, sont complétées par la vision de la famille d’Haydar qui marche, qui s’épuise sous la pluie (signe prémonitoire des nuages qui s’amoncellent), sans cesse la mise en scène construit l’Aller-retour scène/écran, avec la vidéo en direct qui accentue l’impression documentaire, la vision du réel.  Déjà l’enfant s’étiole, déjà la pluie le transperce, déjà on devine la fin.
En même temps Mundruczó sait qu’il est au théâtre, sait en montrer les ressorts (cameramen vidéo, agitateurs de fumigènes : il fait surgir l’illusion et les outils qui la créent. Il joue sur les moyens d’offrir le « réalisme » : à ce titre l’arrivée du camion est un vrai moment de théâtre, c’est-à-dire du faux qui fait vrai ou du vrai qui est faux. Mais qui est juste.
Il ne s’agit pas de construire une trame ou un suspense, mais d’évoquer des moments d’un voyage, difficiles (la pluie et l’épuisement) mais aussi positifs, comme le routier qui les prend en charge, en un moment de chaleur humaine qui tranche avec l’ambiance et qui montre simplement que la fraternité peut encore exister. Mais l’intervention de la Police interrompt ce moment d’humanité, en de magnifiques images nocturnes très bien faites (brouillard, lumières des phares et girophares) avec ce qu’on perçoit comme une violence difficilement supportable sans violence apparente, la parenthèse fraternelle prend fin, parce que cette famille, qui n’est coupable d’aucun méfait, a osé transgresser la règle instituée par la peur étatique d’aller là où elle n’a pas le droit (toujours le droit, et quel droit ?) d’aller. Vous souvenez-vous de Romulus et Remus ? La transgression de la frontière ? Nous en sommes encore là ? Cela s’appelle le progrès.

Gare

La deuxième partie les mène sur un quai de gare, la gare centrale de Milan, dit-on, où le petit Mehmet-Ali est malade, d’une maladie très grave selon une jeune médecin. Le doute n’est plus permis, le drame se profile de manière plus précise. Sur les écrans défilent des pas de voyageurs, rapides, des valises, des sacs dans les images de la diversité de ce carrefour immense, où tous les destins se croisent dans une sorte d’indifférence.
La gare de Milan par la voie légale est à moins de 45 minutes de la Suisse…
Là se pose une autre question qui montre aussi l’absurdité des rêves qui se sont installés dans les têtes : dans la tête d’Haydar, il faut passer en Suisse, le « paradis ». La famille aurait pu s’arrêter en Italie. À l’époque où la famille est partie en exil (1988) les accords de Schengen étaient signés (1985), pas la convention d’application (1990) et la Suisse n’est entrée dans l’accord qu’en 2008.
Leur exil s’est passé au moment où les règles de circulation étaient plus régulées en Europe qu’aujourd’hui.
Dans le livret, ils tiennent à passer en Suisse, mais ils auraient sans doute pu rester en Italie, et faire soigner l’enfant. Là encore, c’est la force du rêve qui conduit aussi la famille, sa puissance intacte et destructrice, parce qu’une fois partie, toute la famille est concentrée vers ce but. Mais c’est aussi la transfiguration du récit, plus parabolique que réel. Le réalisme des images n’efface pas le sens profond de cette histoire, qui à travers l’histoire singulière de cette famille, constitue une situation emblématique de ce qu’est l’émigration et l’exil. Alors évidemment tout ce qui aurait pu résoudre les questions difficiles, aplanir les obstacles, est discrètement évacué au profit de la force du rêve impossible qui efface le possible.
Ainsi de la question des passeurs, ces mafieux qui font de l’argent sur le dos de la misère humaine. Ils apparaissent ici de manière caricaturale dans un bar nocturne avec un téléviseur qui retransmet le foot. Le bar, le foot, la mafia… une caricature d’Italie, mais qui est aussi une réalité.
Les passeurs existent depuis des siècles, partout. La question du passeur est ici évoquée à travers un mafieux, on en voit aussi qui fleurissent à Calais ou ailleurs : la migration crée son propre éco-système. Mais ce pourrait être aussi à travers Cédric Herrou qui aide à passer les exilés entre l’Italie et la France, et qui a répondu à ceux qui l’avaient arrêté qu’il l’a fait au nom de la fraternité, l’un des principes de la République Française… Le texte évoque la question du passeur qui est une figure aujourd’hui obligée des migrations, au-delà du passage vers la Suisse. Mais il y a aussi dans ce monde-là le passeur mafieux et le passeur humaniste. Eco-système…

Au pied du paradis

Le dernier acte est un retour à une sorte d’abstraction, matérialisée par ce mur de roche qui obstrue la scène, tout comme les champs de maïs envahissaient l’espace qu premier acte. Décor magnifiquement et diversement éclairé par Felice Ross, la très grande artiste des éclairages, qui lui donne un aspect fantasmagorique.
Les deux aspects de ce travail que nous avons déjà évoqué, la parabole abstraite du voyage et l’hyperréalisme des situations se rejoignent ici dans ce paysage lunaire. D’une part, le passage vers la Suisse, le sentier escarpé, le froid, la neige, l’enfant malade et affaibli, la femme avec une entorse et seul, Haydar, le mari encore à peu près en état et les soldats, les projecteurs, les chiens qui poursuivent les passages clandestins (on a dit plus haut ce qu’il fallait en penser).
D’autre part la fantasmagorie, essentiellement marquée par le délire du petit Mehmet Ali, mangé par la fièvre, laissé seul par son père qui veut reconnaître le chemin et par sa mère partie sur un chemin moins difficile à cause de son entorse. Il voit en hallucination son paradis, la neige, la lumière étrange de la montagne, l’arrivée de son frère Güney et de sa sœur Fatma (en réalité laissés là-bas) en une scène magnifique, profonde, impressionnante qui eût pu être une conclusion éthérée et elliptique à l’ensemble du voyage. L’œuvre pouvait s’arrêter là. C’est pour moi le final.

Epilogue, montagne, police, paradis

L’ajout de l’épilogue constitue une sorte de chute. Une chute volontaire où l’on passe du rêve et de la transfiguration à la pire réalité qui soit, la réalité administrative..
En effet, le spectateur a compris que le petit était en train de mourir et que de toute manière, même arrivés dans le paradis suisse (le drame est survenu sur la frontière même du « paradis ») suffisait à ruiner à tout jamais la possibilité du bonheur.
L’épilogue ajoute une scène à la fois glaçante et ordinaire : la mère a trouvé du secours, le père trouve son fils mort et les voilà en Suisse.
Le père se retrouve à la Police, accusé d’immigration illégale et d’homicide involontaire, dans un bureau impersonnel : on en revient à « l’administration ordinaire », et l’officier de police, Haydar sorti, range le dossier dans les dossiers des affaires courantes, visiblement blasé.
Certes, ce que nous avons vécu comme aventure singulière n’est qu’une parmi d’autres (on l’avait compris), et toute la machine continuera de tourner, les morts, les chiens, la police et le malheur.
On le savait, on aurait peut-être préféré que tout se termine par la vision extatique du paradis de l’enfant.
Cette question est à la fois musicale et dramaturgique. En effet, à ce moment de la mort de Mehmet Ali, la musique se colore fortement On a donc l’impression d’un élargissement, et quitte un peu l’accompagnement conversationnel qui est la forme privilégiée pour la majeure partie de l’œuvre.
Avec l’épilogue, on « retombe » dans la conversation et l’ambiance se plombe à nouveau, comme un retour au réel,  à un réel « suisse » qui ne fait pas rêver alors que malgré le drame, on venait de saisir une sorte de paradis de l’enfant. Problème de déséquilibre. Peut-être eût-il été intéressant pour cet épilogue de laisser de côté toute musique et passer au dialogue parlé… à réfléchir.

 

Les aspects musicaux

À la dramaturgie de l’œuvre, une succession de courts tableaux appelés à mobiliser l’intérêt du spectateur et son émotion, correspond une musique très variée, qui colle à chaque moment, faisant appel à une palette de couleurs, de rythmes, mais aussi de genres musicaux.
Dans cette œuvre qui manie à la fois linéarité et ellipse, relative linéarité du premier acte, ellipses dans les autres, le compositeur alterne un accompagnement d’une conversation (les voix sont sollicitées par une sorte de parlar-cantando, sans airs, ou sinon esquissés) et des parties nettement symphoniques, notamment dans les parties plus dramatiques. Ainsi la musique apparaît-elle variée, utilisant la palette instrumentale et celle des tons, plutôt atonal pour les violons, tonal pour les vents et surtout la trompette, particulièrement importante vers la fin.
Rythmes syncopés, selon le type de conversation, et le montage des images de la mise en scène suit particulièrement la respiration de la musique, si bien qu’il n’y a pas de temps mort, jamais de moment qui fasse que l’attention se relâche, une musique à la fois « cinématographique », au sens où elle accompagne et commente une action, avec des moments lyriques, des interventions plutôt jazzy. Cette tension permanente est bien soutenue de bout en bout par un orchestre de la Suisse Romande en grande forme, au son clair, au contour net, effilé et à la direction acérée, précise de Gabriel Feltz, qu’on sait à l’aise dans ce type de répertoire et dans les œuvres du dernier XXe siècle (remarquable chef pour Die Soldaten de Zimmermann) et qui travaille avec soin à la différence de couleur, de rythmes et à l’accompagnement dramaturgique de l’action, en livrant une direction brillante, qui est un atout incontestable.

Les voix

Ce n’est pas une œuvre qui sollicite les voix comme on pourrait l’attendre d’un opéra « traditionnel », il n’y a pas d’acrobaties, pas d’airs à proprement parler, et donc on n’est pas livré aux tics de l’opéra. Ce qui est privilégié, c’est la fluidité des échanges, le naturel des répliques et donc on travaille sur la couleur, le rythme, et la clarté du phrasé : l’opéra est en français et comme c’est un opéra de conversation, il est préférable qu’il soit clair et compréhensible.
Ainsi l’ensemble est d’une remarquable homogénéité et montre que chacun est à sa place avec un bel engagement. C’est la première qualité de cette distribution : on est frappé par la clarté avec laquelle le texte est dit, par les efforts de chacun pour personnaliser, colorer la voix et lui donner le ton juste..
À l’exception des trois héros, Haydar, Meryem et Mehmet Ali, les autres rôles sont des apparitions, juste pour une courte scène, mais en même temps ces apparitions donnent immédiatement la nature de la scène, ce sont les « petits » rôles qui sont de vrais profils  qui colorent, qui différencient, qui émeuvent où inquiètent : en ce sens ils doivent chacun dans leur courte intervention devoir donner l’essentiel : c’est par exemple le cas de la jeune Julieth Lozano, qui appartient au « Jeune ensemble », particulièrement fraiche et émouvante dans son rôle de médecin qui comprend que la situation de l’enfant est désespérée, avec une vraie pudeur et une véritable présence. C’est le type même d’intervention qui marque. Autre intervention, celle d’Yvon Thirion dans le rôle du chauffeur routier, qui transpire l’humanité. L’œuvre alterne les rencontres positives et négatives, mais ce n’est jamais caricatural, jamais appuyé, traité avec cet effleurement que nous évoquions plus haut. Du côté des personnages plus sombres on trouve deux chanteurs habituels au Grand Théâtre aussi bien le paysan à qui Haydar vend sa terre (Omar Mancini) que le mafieux (Denzil Delaere) à qui il va donner ses derniers sous pour passer en Suisse. Dans cette œuvre, les personnages positifs sont barytons (Haydar, le routier), négatifs ténors (l’inverse de l’opéra romantique) tandis que le policier (William Meinert au joli timbre de basse déjà remarqué dans Il ritorno d’Ulisse in patria et dans Parsifal) est presque naturellement une basse, comme si le registre vocal identifiait une typologie de personnage. Il est à noter que les membres du jeune ensemble (ou les anciens membres comme Denzil Delaere) sont vraiment excellents, et un véritable atout pour l’institution genevoise.
Ils réussissent tous dans cette production à être « identifiés » ce qui n’est pas si évident pour des interventions aussi brèves.
Reste la famille, avec d’abord le très émouvant Mehmet Ali chanté ce soir par Georges Birbeck, une voix d’enfant claire, bien projetée. Il est difficile d’imposer une voix d’enfant dans un ensemble d ‘opéra, même si on en connaît (dans Zauberflöte par exemple, mais ils sont trois et c’est très différent) et la plupart du temps les rôles d’enfant sont habituellement chantés par des voix féminines. En réalité la voix d’enfant marque une rupture : elle a quelque chose de rêche, de cru, de non travaillé qui dans ce cas fait merveille. Dans une œuvre qui travaille sur le réalisme des situations, c’est indispensable, et le jeune Georges Birbeck a une vraie présence scénique et vocale.
Rihab Chaïeb est Meryem, la mère, à la voix de mezzosoprano, bien projetée, à la diction très claire, qui montre beaucoup de naturel dans un jeu où le parlé-chanté est essentiel. Elle sait jouer de l’expression et de l’inexpression : à la mort de Mehmet Ali, elle sort d’elle-même là où pendant tout l’opéra on l’a connue plus mesurée. Après sa discussion initiale avec Haydar sur l’éventualité du départ, où elle est très expressive mais jamais agressive, elle semble rentrer dans une sorte de fatalisme, d’acceptation, de neutralité qui lui fait accepter ce qu’elle vit et au fond l’assumer. Un beau personnage.
Très beau personnage enfin que celui de Haydar de Kartal Karagedik que nous avons quelquefois entendu à Hambourg où il est un des piliers de la troupe. Ce qui frappe dans cette voix c’est sa douceur et sa suavité, son timbre rond, chaleureux, pas agressif, même s’il est décidé à imposer ce qu’il veut. Nous avons déjà plus haut évoqué les ambiguïtés du personnage. Il réussit à ne jamais être antipathique, à laisser toujours percer ce statut de victime des rêves par une naïveté qu’il arrive ‑avec une diction française correcte- à rendre perceptible. Il construit un très beau personnage, profond, jamais d’une pièce au total assez empathique par cette manière qu’il a le laisser percevoir par touches le malheur de la situation et peut-être les regrets.

Ce qui caractérise le travail des trois protagonistes, c’est d’abord une sorte de maîtrise des émotions, de pudeur, qui laisse quelquefois à penser que le chant manque de nuances ou de caractérisation, alors qu’en fait il traduit cette acceptation de la situation, évite ce qui pourrait être un peu trop mélodramatique voire pleurnichard, et renforce la dignité des personnages. Cette dignité des exilés que nos comportements montrent souvent ne pas percevoir ou reconnaître.

Pour ma part s’impose la conclusion : voilà une des productions les plus réussies du Grand Théâtre et de l’ère Cahn, à tous niveaux ; l’opéra comme on l’aime.

L'arrivée du camion

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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