Le 26 juin 2018, la veille de la représentation à laquelle nous avons assisté, Claudio Abbado aurait eu 85 ans. C’est de lui, de ce travail de tant d’années dédié à étudier les titres les plus connus dans les moindres détails, à la recherche des soruces originales, qu’il s’agisse de Verdi, de Moussorgski, ou de tout compositeur avec des choix certes personnels, mais toujours le résultat d’une profonde recherche, que repart l’histoire de Fierrabras de Franz Schubert, de ces Wiener Festwochen de 1988 pendant lesquelles fut présenté pour la première fois dans son intégralité et selon les intentions de l’auteur. C’est ce titre qui aurait dû permettre à Schubert de trouver sa place dans le monde populaire de l’opéra, dans ce parcours qui va de Mozart à Weber jusqu’au Fidelio de Beethoven.
Mais l’histoire prit un autre chemin puisque l’opéra n’arriva même pas à la première représentation. Le succès modeste d’Euryanthe suggéra de reporter l’opéra complètement achevé, et de Fierrabras on perdit toute trace. Il resta dans les archives de la Bibliothèque Nationale de Vienne pour n’apparaître sur une scène qu’en 1897 à Karlsruhe. Après des tentatives occasionnelles, Vienne tant aimée ouvrit les portes de son Theater an der Wien pour la vraie première de l’opéra.
Claudio Abbado, Ruth Berghaus à la mise en scène, une distribution solide de jeunes interprètes (c’est une œuvre où les protagonistes sont jeunes, agités de passions comme des marionnettes mais sans jamais se rendre compte des chemins tracés par leur destin, comme le sentit parfaitement Ruth Berghaus alors), le premier enregistrement intégral, et Fierrabras sortit de l’oubli, même s’il n’est pas devenu depuis un opéra de répertoire.
Et il ne pourra jamais le devenir, pour la bonne et simple raison que ce n’est pas un véritable opéra. Les pages de musique splendide se succèdent, depuis l’ouverture initiale, alternant avec des moments moins mémorables mais sans jamais de vraie chute. Malgré tout, cette longue suite musicale de 23 numéros tissés entre eux avec raffinement, dans les formes les plus diverses qui montrent quelle énergie et quelle confiance Schubert y a mis, ne se transforme jamais en une véritable œuvre pour la scène.
L’alternance des airs et des ensembles n’épouse jamais vraiment le sens et l’urgence de la dramaturgie théâtrale, mais bien plutôt celle d’une science radieuse, d’une musicalité extraordinaire, de l’insolente facilité à composer des mélodies exquises d’une simplicité et d‘une immédiateté romantiques, plus adaptées à un oratorio ou à d’autres structures musicales. De même nous ne pourrions définir un « opéra » un chef d’œuvre de légèreté comme Ein Sommernachtstraum de Mendelssohn.
A l’occasion de cette création à la Scala, le théâtre a choisi de proposer l’opéra dans la production qui fut présentée en 2014 au Festival de Salzbourg dans la mise en scène de Peter Stein, un artiste qui lui aussi a tressé sa propre parabole artistique à celle de Claudio Abbado à plusieurs occasions importantes ((Wozzeck, Parsifal, Simon Boccanegra au Festival de Pâques de Salzbourg notamment)).
Théâtralement aux antipodes de la conception scénique de Ruth Berghaus, Peter Stein a conçu un spectacle apparemment simple, élégant, plutôt statique, dans un cadre qui récrée une véritable fable, qui se joue sur des tons blancs et noirs, comme un gigantesque album de bande dessinée, dans lequel la couleur n’apparaît qu’à la dernière scène, avec un cœur énorme entre des plames tressées, marquant la fin heureuse de l’histoire.
Si les images sont élégantes et agréables, le déroulement de l’histoire et les relations entre les personnages restent très statiques, ce qui n’aide pas à résoudre la question du manque de théâtralité d’un titre, comme nous l’avons souligné, qui est bien loin de l’opéra traditionnel, en contribuant à le rendre une élégante suite de pages musicales splendides liées entre elles par un fil narratif bien mince.
C’est une émotion indélébile encore aujourd'hui, chaque fois que nous voyons Daniel Harding monter au pupitre, car nous gardons le souvenir du jeune homme d’environ vingt ans dans la salle du Mozarteum qui prend la baguette pour diriger une œuvre à faire trembler comme le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg.
Claudio Abbado avait voulu donner vie en 1994 à une série de concerts de musique de chambre dans le cadre du Festival de Pâques de Salzbourg, appelée Kontrapunkte. Une occasion pour voir les liens entre les classiques qui allaient sur la scène du Festspielhaus et la musique de chambre, surtout la musique moderne et contemporaine. Les Berliner Philharmoniker adhérèrent avec enthousiasme.
Pour le Festival de 1997, sur la scène du Grosse Festspielhaus, après des années de représentations triomphales à Milan et Vienne, Claudio Abbado avait programmé avec ses Berliner Wozzeck, justement dans une mise en scène de Peter Stein pour deux représentations qui restèrent une référence dans l’histoire de l’interprétation de Berg((22 e 31 mars 1997, avec Albert Dohmen (Wozzeck), Jon Villars (Tambourmajor), Hubert Delamboye (Hauptmann), Deborah Polaski (Marie))).
Le matin du 31 mars, lundi de Pâques, Daniel Harding suscita une émotion incroyable pour un Pierrot Lunaire avec la voix récitante de Barbara Sukowa et des musiciens comme Bruno Canino, Emmanuel Pahud, Manfred Preis, Rainer Kussmaul, Wolfram Christ, David Riniker.
Dans la salle pleine à craquer, il déchaîna l’enthousiasme. Voir dans le public un Claudio Abbado souriant et ému par la performance de son jeune assistant fut la confirmation de son objectif, ce Zusammenmusizieren élevé à modèle de vie artistique.
La présence de Harding pour Fierrabras à la Scala est donc consubstantielle à cet hommage au genius loci.
Attention cependant : hommage ne veut pas dire tentative frustrante de reproposer un modèle qui reste spécifique. La direction de Harding est à bien des égards distante de celle d’Abbado. Même si ils ont en commun la nécessité de retourner au texte dans ses moindres détails, le chef anglais met au premier plan la délicatesse et l’homogénéité stylistique des pages musicales, toutes dirigées avec une suprême élégance et l’opéra est pour lui une balade romantique plus que le choc impétueux de jeunes agités par les passions et les rêves de gloire.
L’orchestre suit avec bonheur les intentions du chef en mettant en lumière des sons très délicats au niveau des cordes, précis pour les bois. Comme d’habitude, la prestation du chœur et de très grand niveau.
A propos du chœur, pour juger de l’efficacité scénique de cet opéra de Schubert et du fait qu’il soit resté si longtemps éloigné des théâtres, on jugera de la différence de climat musical entre l’innocent chœur des jeunes filles qui tissent un gage d’amour au lever de rideau après l'ouverture et celui qui ouvre le second acte du Fliegende Hiolländer qui montre une situation analogue…
Le groupe de chanteurs très crédible scéniquement reproduit à peu de choses près la production originale de Salzbourg, ce qui est aussi un avantage pour le jeu scénique.
En pleine maturité vocale, la Fiorinda de Dorothea Röschmann domine avec son expérience d’interprète de Lied pour affronter avec intensité son air du second acte Die Brust, gebeugt von Sorgen sans jamais dépasser la mesure, après avoir ému dans le duo Weit über Glanz und Erdenschimmer, grâce aussi à la présence de l’excellente Maragond de Marie-Claude Chappuis.
Le premier acte met au centre une autre figure féminine, la jeune Emma fille du roi Charlemagne interprétée de manière notable par le soprano Anett Fritsch à la ligne vocale contrôlée et au timbre homogène et sonore, avec de petits problèmes dans l’extrême aigu, notamment dans le premier duo avec Eginhard. C’est à Peter Sonn qu’est confié ce rôle, qu’il affronte avec sécurité, mettant en lumière le côté amoureux du personnage. On lui doit l’’autre moment inspiré de la soirée, la romance touchante Der Abend sinkt auf stille Flur, associé à l’accompagnement délicat de Daniel Harding qui dose avec maestria les pizzicati des cordes et les interventions du hautbois et de la clarinette.
A La hauteur de l’enjeu aussi le Roland de Markus Werba qui soutient son rôle avec un phrasé varié, des accents bien dosés et une belle couleur vocale, même sans un volume imposant.
A peine moyennes les performances des autres interprètes, dont le Fierrabras de Bernard Richter (un protagoniste qui disparaît tout le deuxième acte), Lauri Vasar comme Boland et Sebastian Pilgrim dans le rôle de Charlemagne qui alterne dans la série de représentations avec a Tomasz Konieczny.
A la fin de la représentation applaudissements nourris pour tous les interprètes, au-dessus desquels couronnant l’ouverture de scène les lunettes de Schubert (dans le blason) surveillent (ironiquement ?) le bon déroulement de l’œuvre.