
Les productions d’Ariadne auf Naxos tiennent la scène pour le Compositeur, la Primadonna, Bacchus et surtout Zerbinetta qu’on attend au tournant de son redoutable air.
La question de la mise en scène se pose assez peu, l’œuvre est linéaire et ne va pas très profond . La plupart des mises en scène de cet opéra ne vont pas plus loin qu'un travail serré autour du livret, sans distanciation, même si certains personnages sont plus complexes qu'ils n'y paraissent (Zerbinetta), mais qui ne sont pas traités par la mise en scène. Aussi les décisions scéniques se lisent-elle plutôt aux marges.
Katie Mitchell s’est intéressée à l’histoire des deux versions de l’opéra : la première, qui prenait la place du divertissement consécutif au Bourgeois Gentilhomme de Molière, crée en 1912 à Stuttgart, fut un échec : l’ensemble pièce et opéra était trop long. La deuxième créée en 1916 à Vienne avec succès est la version la plus communément présentée.
La question qui occupe Katie Mitchell est celle de la liaison entre prologue et opéra : elle remarque que l’opéra est clos (une sorte de pezzo chiuso) et ne présente aucun lien dramaturgique avec le prologue. Ainsi entre prologue et opéra de retrouve-t-on pas les personnages, même pas le compositeur.
Alors Katie Mitchell a‑t‑elle décidé de proposer une composition très théâtrale qui lie les deux moments de l’ensemble.

Ayant à sa disposition le théâtre de l’Archevêché, aux possibilités scéniques limitées, notamment en matière de changement de décor, Katie Mitchell propose un décor (de Chloe Lamford) unique divisé en deux, qui est au départ le grand salon du propriétaire qu’on va s’employer à transformer pendant tout le prologue, en séparant la partie à jardin, pour le public, et cour, pour l’opéra et les chanteurs dans un univers d’une Vienne début de siècle (costumes de Sarah Blenkinsop) . Ainsi donc les spectateurs et invités qu’on ne voit pas habituellement, le propriétaire, le majordome, le compositeur et d’autres seront-ils présents pendant tout le déroulé de la soirée.
La mise en scène du prologue va rendre l’agitation de la préparation du spectacle, non sans virtuosité, ça bouge partout, ça monte et ça démonte, ça met en place l’espace scénique, ça circule, avec un vrai sens du théâtre : un théâtre mimétique, très réaliste auquel il ne manque aucun bouton de guêtre et ma foi c’est assez réussi techniquement avec des mouvements parfaitement réglés.
Malheureusement, dans sa volonté de créer un lien entre prologue et second acte, Katie Mitchell insère des dialogues parlés supplémentaires écrits par Martin Crimp, qui ouvrent l’acte et qui le concluent, avec des interruptions de l’opéra par les spectateurs dans le salon. Tout cela est censé faire lien entre les deux actes, mais coupe la musique et l’action et finalement est plus dérangeant qu’efficace. Il est vrai aussi qu’un spectateur qui ne connaîtrait pas l’œuvre n’y verrait que du feu, parce que ce n’est pas si mal fait au niveau théâtral (le compositeur qui pendant l’opéra dirige par exemple…). On sent en réalité que Katie Mitchell aurait souhaité sans doute mettre en scène la version originale de 1912, d’autant qu'on est en France et que Le Bourgeois gentilhomme est de Molière : Monsieur Jourdain intervenait au milieu de l’opéra, et ici les propriétaires interviennent donc de manière intempestive. C’est cette hésitation entre les deux versions et ce regret entre les lignes qui frappe.
Enfin, autant la mise en scène du prologue est claire et bien menée, autant celle de l’opéra laisse des points d’interrogation : une Primadonna enceinte et qui accouche au moment de l'entrée de Bacchus d’un bébé dont on ne sait quoi faire, était-ce nécessaire ? De même les interventions de Zerbinetta et des membres de sa troupe n’ont pas la vivacité qu’on souhaiterait. Peut-être est-ce voulu pour donner au ton général plus de componction, mais à part les costumes originaux en Led de Zerbinetta ou acolytes, on ne sent pas vraiment l’opposition entre le tragique et le comique qui fait tout le sel (?) de l’œuvre.
A vouloir « réparer » par la version de 1912, la question dramaturgique de la version de 1916, Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp nous ont un peu perdus en route en se perdant eux-mêmes dans des arguties inutiles.
Du point de vue musical les choses sont un peu différentes au moins au niveau du chant. Bernard Foccroule a réuni là une distribution jeune et de qualité, dont bien des chanteurs sont des ex-membres de l’Académie. Elle est dominée par la magnifique Primadonna de Lise Davidsen, une voix large, homogène, fruitée, qui impose sa présence, au calibre presque wagnérien, c’est là à n’en pas douter au moins une future Sieglinde, et déjà sans doute une Elisabeth. C’est la très belle surprise de la soirée.
Eric Cutler en Bacchus est plus attendu parce que plus connu et son Bacchus est clair, puissant, élégant, stylé. Le chanteur nous a souvent convaincus dans d’autres rôles peut-être plus légers, il aborde là un répertoire plus héroïque, en liaison avec son récent Lohengrin chanté à la Monnaie, la voix s’est élargie et laisse penser à d’autres rôles plus lourds qu’il va aborder dans les prochains mois (Florestan et L’Empereur de Frau ohne Schatten).
Le compositeur vaillant d’Angela Brower confirme ses éminentes qualités de mezzo-soprano, agile, aux aigus triomphants (qui laissent penser qu’elle abordera un jour des rôles de soprano, car elle est une de ces voix limites entre les deux tessitures), elle s’est faite au grand répertoire en troupe à Munich de 2010 en 2016. Énergique et engagée, avec une notable présence scénique, elle est vraiment convaincante, et Katie Mitchell joue sur le genre avec son personnage (comme avec celui du propriétaire d’ailleurs) sans jamais aller au bout de son idée.

Sabine Devieilhe abordait Zerbinetta pour la première fois : les notes sont là, mais l’assise pas encore. Sa Zerbinetta reste encore un peu en-deçà de l’attendu et des grandes Zerbinetta actuelles et surtout du passé. C’est une prise de rôle et la mise en scène qui s’intéresse peu au personnage n’aide peut-être pas à la pleine conquête du rôle. Zerbinetta c’est un ensemble personnage-texte-style, et nous n’y sommes pas encore tout à fait, même si la chanteuse française fait là un début qui va sans doute prendre de l’assurance dans un proche futur.
Autour de ces protagonistes, des rôles moins importants qui sont de vrais rôles de caractère, à commencer par le Maître à danser de Rupert Charlesworth, désopilant en talons aiguilles (mais pourquoi?) , au chant particulièrement élégant, mais aussi le maître de musique sonore de Josef Wagner, un baryton-basse à suivre, à la voix chaleureuse et au timbre riche. Moins en relief les quatre compagnons de Zerbinetta, à qui la mise en scène donne très peu d’espace, ce qui se ressent dans des rôles où voix et jeu doivent aller de conserve (Huw Montague Rendall, Jonathan Abernethy, Emilio Pons, David Shipley), et personnellement je suis moins convaincu par Naiade, Dryade et Echo (Beate Mordal, Andrea Hill, Elena Galitskaïa) dont certains aigus sont un peu criés (au début) même si l’ensemble reste tout de même honorable. C'est clair, l’ensemble de la distribution, sans oublier l'excellent acteur Maik Solbach dans un majordome ironique et assez fin, défend l’œuvre avec honneur.
On reste un peu plus perplexe par la direction d’orchestre, sans vrai caractère, au volume suffisamment marqué pour que la musique semble portée par un orchestre plus important, mais assez déséquilibré néanmoins, avec des problèmes de justesse quelquefois. La formation réduite de l’Orchestre de Paris ne semble pas toujours entrer dans l’œuvre, et Marc Albrecht ne donne pas de couleur définie. Il y a de beaux moments, et d’autres (notamment l’introduction de l’opéra au début de la seconde période) où les choses semblent se perdre par instants, question d’équilibres, question d’absence de choix clair, et cela donne à l’ensemble une couleur neutre et effacée le plus souvent, malgré une certaine précision et une certaine clarté.
Il n’y a pas d’enthousiasme ni beaucoup de sourire dans cette production qui ne sait pas où aller au niveau dramaturgique, ni au niveau de la fosse : au milieu, les chanteurs défendent bien l’œuvre, mais un peu isolés. Déception.

" A vouloir « réparer » par la version de 2012, la question dramaturgique de la version de 2016, Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp nous ont un peu perdus en route en se perdant eux-mêmes dans des arguties inutiles. "
Petite erreur, je crois…
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