Le livret de Rusalka reprend une tradition littéraire romantique qui remonte à Undine, un conte de Friedrich de la Motte Fouqué qui connut une belle fortune en tant qu'adaptation comme opéra par E.T.A. Hoffmann et Tchaikovsky, en passant par les musiques de ballet de Cesare Pugni (Ondine ou La Naïade) et même Hans Werner Henze (1956–57). Jaroslav Kvapil propose à Dvořák de reprendre l'histoire de cet esprit "élémentaire" en y ajoutant des références à La Petite sirène d'Andersen ainsi qu'à La Cloche engloutie de Gerhart Hauptmann. Sous sa plume, Rusalka gagne en épaisseur psychologique et se rapproche des ambiguës Filles du Rhin de Wagner dans leur défense de l'Or et leur vénération de l'amour comme principe protecteur et fondateur. Les ondines sont à l'origine, des êtres liés aux éléments naturels (la terre, l'eau, le feu ou l'air) et surnaturels car elles n'ont pas d'âme et se volatilisent sans laisser aucune trace au moment de leur mort. Seuls les esprits aquatiques peuvent, en épousant un humain, obtenir une âme. Mais le prix à payer pour accéder à l'éternité est la perte de l'innocence liée à l'état de nature et à l'apprentissage de la souffrance.
La mise en scène de Rusalka par le collectif Clarac-Deloeuil > le Lab met en lumière ce lourd tribut que doit payer Rusalka pour se libérer de sa nature d'être aquatique pour apprendre simultanément l'amour et la souffrance qui en découle. Cette approche illustre la rencontre du monde des hommes et du monde des esprits. Mais cette rencontre et ce conflit entre le monde réel et les forces surnaturelles produit un effet spectaculaire qui constitue le cadre idéal de l'opéra romantique. L'intérêt du travail de Clarac et Deloeuil est d'avoir trouvé dans le motif de la natation synchronisée une sorte de pivot thématique qui permet à la lecture d'irriguer et rayonner en profondeur dans le récit de ce personnage à la fois dépressif et attendrissant.
"ce n'est pas un sport de femmes mais toujours de filles" nous dit en voix-off la nageuse que l'on voit furtivement dans la séquence documentaire projetée à la fin du premier acte. Cette thématique de l'éternel féminin rejoint ici l'éternelle et utopique idée d'une discipline sportive qui – à l'instar de la danse classique – exhibe un idéal de féminité juvénile et angélique. Cette discipline plonge ses racines dans les ballets nés aux États-Unis dans les années 1940, avec des films comme le Bal des sirènes (Bathing beauties) avec l'actrice Esther Williams ‑guerre, sortes de shows où l'image de la femme idéale se décline sous toutes les coutures. Dans l'idée de synchronisation se trouve également le concept de de gommer ("invisibiliser" dirait-on dans un vocabulaire 2.0) les différences entre les corps. D’où l'importance de montrer des vidéos de ces séances infinies de maquillage où le blush et l'outrance des textures et des couleurs doit cumuler l'avantage de résister à l'eau et présenter un seul et même visage dans un corps de ballet aquatique. Esprit de l'eau, Vodník est représenté (non sans humour) sous les traits de Philippe Lucas, cet entraîneur de natation en ligne rendu célèbre médiatiquement parlant, aussi bien pour son look à la Michel Polnareff que pour ses méthodes inflexibles. Ce coaching a mené l'emblématique Laure Manaudou à décrocher trois médailles aux Jeux Olympiques d'Athènes en 2004 avant que sa carrière n'enchaîne succès et dépressions… C'est le destin de cette moderne Rusalka qui plane en filigrane sous le personnage de l'opéra de Dvořák.
La mise en scène fait une légère entorse à la réalité en changeant la natation en ligne en natation " synchronisée " (désormais dénommée "artistique" depuis 2017) – discipline sportive qui sert d'écrin au récit de cette jeune fille cherchant à construire sa féminité aux abords d'un décor aux allures d'immense bassin vu en coupe. Ce Vodník-entraîneur règne sur le peuple des naïades s'entraînant autour d'une piscine étrangement à sec et qui se dégrade avec le temps. Les nageuses répètent hors de l'eau comme si le lieu était déserté depuis le début, voué à la décrépitude tandis que les seules images de chorégraphies aquatiques sont montrées dans les nombreuses vidéos projetées sur l'écran au-dessus. L'injonction à la féminité est exercée sur des adolescentes qui perpétuent inconsciemment les archétypes de cette domination sociale. Seule Rusalka refuse de s'y soumettre davantage et entre en rébellion. Les yeux dissimulés par de larges lunettes noires, elle boude dans sa mini-piscine gonflable au fond du bassin.
En réalité, le désir de mutation pousse Rusalka, bien avant d'accepter le sort jeté par Ježibaba, à penser et ressentir non plus comme un être humain et non plus comme un être aquatique. Cette mutation est évoquée brièvement à la fin de la chanson à la lune : "Oh que l'eau est froide !". Rusalka devra accepter le mutisme comme le prix à payer pour passer du statut d'ondine à celui de femme et donc connaître l'amour. "Pour connaitre son amour, crois-moi, c'est avec joie que je perds ma voix" avoue-t-elle à Ježibaba. Qui est cette sorcière et magicienne ? Clarac de Deloeuil imaginent… une femme de ménage, préférant au spectaculaire le choix d'un personnage anonyme que la discrétion rend presque invisible. On peut être surpris de ce choix, sauf à imaginer volontiers que derrière ce profil socialement dégradé se dissimule une ancienne naïade à la démarche désormais handicapée par le port d'une attelle (dont on refusera de savoir si elle correspond véritablement à un accessoire de scène ou résulte plutôt d'une blessure de la chanteuse Cornelia Oncioiu…). Initiée et brisée par l'amour qu'elle aurait voulu éprouver en voulant passer du statut d'ondine à celui de femme, Ježibaba aurait peut-être hérité d'une rancœur tenace pour des hommes comme le Prince – ce qui tendrait à expliquer l'injonction quelle soumet à Rusalka de le tuer pour retourner à son état de créature aquatique. La mise en scène se contente de suggérer intelligemment ces aspects, sans les surligner.
Il reste que cette relation de soumission est acceptée depuis le début par Rusalka dans le pacte que lui propose Ježibaba. Cette relation asymétrique s'inscrit dans la dramaturgie avant même la rencontre avec le Prince, puisque lui seul possède cette parole dont il use et abuse pour séduire Rusalka sans qu'elle puisse lui répondre autrement que par des gestes impuissants. De la même façon, il échange de vive voix avec la Princesse étrangère sous les yeux impuissants de l'ondine désespérée. La dernière scène traduit de façon éloquente le dilemme dans lequel elle se trouve, à mi-chemin entre victime et vengeresse :
Rusalka :
Mon petit chéri, me reconnais-tu ? (Le Prince se relève, au comble de la stupeur)
(avec ferveur) Mon petit chéri, te souviens-tu encore ?
Le Prince (médusé)
Si tu es morte il y a longtemps, alors tue-moi tout de suite !
Mais si tu es encore vivante, alors sauve-moi, sauve-moi !
Rusalka
Je ne suis ni morte ni vivante, ni femme ni fée, je suis chimère, j'erre, maudite ! En vain, un bref instant, j'ai rêvé entre tes bras, rêvé un pauvre amour, ce qui fut mon amour, oui, je fus un jour pour toi une amante, mais maintenant je ne suis plus pour toi que la mort.
Clarac de Deloeuil prennent soin de montrer l'ondine revêtue d'une aguichante robe en lamé, comme accessoire d'une séduction tapageuse à laquelle la queue de la sirène répond comme, lui, comme accessoire encombrant et décalé. Elle se glisse à contre-cœur dans ce costume de femme-poisson, sorte d'appendice et prolongement auquel fait écho la vidéo décalée du prince en smocking, attendant du haut du plongeoir une sorte de mise à mort, les yeux bandés et la bouche entravée par un poisson dont seule la queue dépasse…
Tout se déroule comme dans un univers où les frontières du rêve et du cauchemar sont confondues, avec un décor qui commente et réagit aux inflexions psychologiques du personnage principal, comme on le voit avec ce motif de la dégradation et ces carreaux et ces éclairages qui se détachent des parois. L'idée est de jouer métaphoriquement avec l'idée d'un lieu où règne le souvenir d'un monde désormais disparu, celui des spectacles et des compétitions où la jeune naïade tenait le premier rôle mais, finissant par se lasser, doit désormais en assumer et en payer les conséquences. La piscine est construite dans un lieu non identifiable qui semble se situer au milieu d'une forêt de pins plongée dans l'obscurité – pour compléter l'idée de la chanson à la lune. Armé d'un très symbolique fusil-harpon, le Prince erre amoureusement, tel un prédateur à la recherche de sa proie. L'arme passe ensuite par les mains de la Princesse étrangère qui menace le séducteur et révèle ses failles intérieures. L'arme réapparaît, fournie par Ježibaba qui explique à Rusalka qu'elle devra tuer le Prince pour retourner à son état premier ("Tu dois effacer la malédiction des éléments avec du sang humain, prix de l'amour que tu as voulu connaître"). Tel Tristan se blessant volontairement sur l'épée de Melot, le Prince finira par appuyer contre son cœur ce harpon que Rusalka pointe vers lui sans vouloir vraiment le tuer. Elle sanglote en tenant le corps de son bien-aimé dans ses bras – belle et ambiguë image finale sur laquelle tombe le rideau…
Il fallait à cette exigeante production des interprètes à la hauteur des enjeux scéniques. C'est évidemment le cas avec Ani Yorentz, qui donne à sa Rusalka l'autorité et la chair d'une ligne parfaitement phrasée et conduite. La lumière des aigus manque parfois dans le registre grave – défaut largement rattrapé par l'énergie en scène et la capacité à traduire les nuances expressives du personnage. Tomislav Mužek ne donne pas au Prince la densité et le brio qui auraient pu fournir au rôle une profondeur psychologique suffisante. L'expression est fragile et la projection souvent aux abonnés absents, à l'instar du pâle Vodnìk de Wojtek Śmiłek, forçant dans les aigus et peinant à se maintenir dans un volume au-delà du simplement acceptable. À l'opposé de ces paramètres, Irina Stopina déploie une Princesse étrangères aux allures de jeune Sieglinde, avec une façon de percer le rideau de l'orchestre par des montées qu'elle darde vigoureusement. Discrète dans sa première intervention, la Ježibaba de Cornelia Oncioiu gagne en présence et en épaisseur, avec une surface vocale élégante et un timbre capiteux. Dans les seconds rôles se distinguent les trois nymphes particulièrement équilibrées (Mathilde Lemaire, Julie Goussot et Valentine Lemercier), tandis que Clémence Poussin en marmiton supplante en nuances et en délicatesse un Fabrice Alibert bien prosaïque en garde forestier et chasseur. La direction de Domingo Hindoyan sollicite de belle manière les Chœurs de l'Opéra National de Bordeaux et l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine. Ménageant le plateau par une conduite très mesurée et articulée des motifs et des volumes, il réussit à domestiquer des pupitres parfois rebelles et décalés pour construire un discours musical parfaitement cohérent avec la rigueur de la dramaturgie. Son geste donne à la soirée une carrure et une énergie de premier plan et reçoit une ovation bien méritée.