Cy Twombly. Œuvres sur papier (1973–1979)
Musée de Grenoble (3 juin – 24 septembre 2023)
Commissariat : Guy Tosatto
Commissaire associés : Sophie Bernard, Jonas Storsve

Grenoble, Musée de Grenoble, mardi 26 septembre 2023

Le Musée de Grenoble présentait du 3 juin au 24 septembre une importante exposition Cy Twombly avec des œuvres sur papier comprises de 1973 à 1977. L’occasion pour Wanderer de proposer une visite en forme d'exploration approfondie des œuvres proposées avec ce qu’elles viennent articuler dans le champ d’une lecture de son travail si particulier. On passera au fil de ce long et passionnant parcours de la globalité au détail pour montrer la composition à la fois de son œuvre et de cette exposition pensée dans toute sa surface.

Pour Nicola Del Roscio et à la mémoire d’Anne-Marie Albiach

 

Il y a dans le geste, dans la trace laissée de Cy Twombly, quelque chose qui a fait que la sensibilité française, assez vite, l’a adopté comme d’ailleurs l’Allemagne mais elle pour d’autres raisons. Dès 1961 c’est à la Galerie J. et ensuite chez Yvon Lambert en 1971 et 74 d’où débute la réalisation des deux premiers catalogues raisonnés pour que deux ans plus tard le Musée d’Art moderne de la ville de Paris lui consacre une exposition aboutissant à la première du Centre Pompidou en 1987.

L’exposition d’œuvres sur papier que présentait le Musée de Grenoble par les trois commissaires Sophie Bernard, Jonas Storsve et Guy Tosatto, aura réussi parfaitement à répondre à la beauté caractérisée de ces œuvres réalisées entre 1973 et 1977. Cinq années d’une production intense où Cy Twombly se consacrera essentiellement à créer des dessins et collages tout en explorant le monde comme il aimait le faire. L’effort de réunion de toutes ces pièces fut ici considérable tout comme ce fut le cas lors de la grande rétrospective qui eut lieu en 2016 à Beaubourg grâce à Jonas Storsve et l’aide absolue de Nicola Del Roscio de la Fondation Cy Twombly. Grenoble nous offrait 74 œuvres sur papier lesquelles se déclinaient jusqu’à un total en fait de 138 surfaces à contempler puisque on pouvait y voir trois portfolio et quelques polyptyques. A cela s’ajoutaient de manière inattendue, 3 sculptures simples, pures, aussi minimales que significatives. Cette exposition pouvait se voir comme une éclosion car le Musée de Grenoble avait été le premier des musées français à déclarer sa flamme pour cet artiste en acquérant en 1975 un collage que l’on retrouva parfaitement articulé au cœur d’OVIDIO à l’endroit du cygne (voir plus bas). C’est d’une lecture dont il s’agit ici de suivre l’insigne à travers des dessins-collages qui ont retenu particulièrement notre attention

Cy Twombly – Sans titre ‑1974, Collection Musée de Grenoble© Cy Twombly Foundation

De poésie, de traces de récit, d’histoires naturelles ou mythologiques, de philosophie et de peinture comme de peintres enfin, il n’en sera pas autrement question dans ce qui circule telle une sève sur tous les supports fussent-ils réduits à un morceau de bande adhésive : Nicolas Poussin auprès duquel Cy Twombly aimait à s’identifier n’avait-il pas consigné dans sa correspondance Je n’ai rien négligé. Voilà qui rendrait encore plus stupéfait ceux qui dénigrent son travail de laisser-aller.

On se souvient que certaines des œuvres sur papier qui furent présentée ici l’ont été, il y a près de 20 ans, à Beaubourg lors de la tournée de l’exposition célébrant les Cinquante années de dessins qui passa jusqu’en Russie. Depuis la publication des deux textes strictement incontournables de Roland Barthes dont le premier fut à l’instigation de Yvon Lambert en 1976, chacun des catalogues d’exposition français ne peut se passer de revenir à ce que Barthes percevait, précisait, traduisait de manière si convaincante  à travers Non multa sed multum et trois ans plus tard avec Sagesse de l’art, écrit pour la première rétrospective de Twombly au Whitney Museum of American Art en 1979. Cette exposition à Grenoble, à travers son superbe catalogue auquel on reviendra plus tard, n’a pas manqué de repasser sensiblement pas cette lecture de l’intime à cette œuvre qui sembla être dessinée, destinée pour lui.

Catalogue du Whitney Museum of American Art – 1979

Présentement ce qui différait avec OVIDIO c’est sa composition. Bien que respectant ce que toute exposition d’envergure suit selon la chronologie des œuvres exposées, ici le tour de force fut d’arriver à allier la flèche du temps tout en tramant à travers du récit, plusieurs thématiques de sorte que cette exposition pouvait se traverser, se lire selon plusieurs perspectives telle qu’une polyphonie de voix parcourant ce champ visuel. Ici, on pouvait interpréter dans sa microstructure un découpage en douze espaces en incluant la salle introductive comme le seuil de cette traversée. Une alternance d’espaces majoritairement revêtus en blanc cassé et de gris tourterelle teintaient les salles. Si on peut voir fréquemment dans les œuvres de. Cy Twombly écrite une constellation de nombres tels que 2, 7, 9, 14, 66 etc. sans parler des séries par progression de listes scandant cet éventail, le nombre 12 est bel et bien celui qui structure les mois d’une année et de ses saisons ; on verra que le dernier espace était entièrement consacré à la réunion jusque-là inédite dans une exposition, des deux calendriers réalisés par Twombly à partir du poème The Shepheardes Calender (1579) du poète élisabéthain Edmund Spenser. De manière symétrique l’évocation de ce cycle de poèmes venait en écho aux églogues de Virgile. Ainsi une durée verte (A green duration, titre donné à un cycle de dessins) mais passant par toutes les saisons, qu’il faut entendre par le réquisit des couleurs associées, aura été incarnée puisque OVIDIO s’ouvrait sur et avec le nom fraternel de celui qui a écrit les Bucoliques : Virgile.

Du nom à l’œuvre.

Les poètes […] détournent le regard du présent tourmenté ou bien vêtent ce présent de couleurs neuves
à l’aide d'une lumière qu'ils font rayonner du fond du passé.
Pour en être capables, il faut qu'eux-mêmes soient à bien des égards des êtres tournés vers le passé"

Nietzsche (De l'âme des artistes et écrivains)

Un tout serait-il dans le nom ? Le sien en soi, déjà, Edwin Parker Twombly, reprenant à l’identique le nom du père comme c’est souvent le cas aux USA avec l’adjonction du jr pour junior. Voilà une histoire qui se rejoue mais sous le signe dans sa répétition d’une variation. Mais cela ne s’arrête pas là puisque même le surnom de Cy pour cyclone qui revint à son père lui reviendra de fait mais dans une autre coloration.

Cy Twombly, ce nom sème souvent le doute dans les premières fois où il faudrait le prononcer. Du moins n’est-ce pas rare pour des français de s’y trouver embarrassés. Mais au regard de son œuvre, il faut préciser que Twombly est composé d’un début et d’une fin. Que cet éros-thanatos qui le compose est la marque indélébile, la macule de la quasi-totalité de sa production. En effet, Womb c’est l’utérus quand Tomb est cette autre destination, cette fin de partie avec son inconnue la plus absolue. Le peintre le déclarera lui-même un jour que son nom dérive de Tumulus, le mot latin pour tombe. Il y voyait aussi un pluriel tumuli comme « two black grave mounds » (An Untitled Painting. Essay by Robert Pincus-Witten. Gagosian 1994–95).

Il semble bien que Cy Twombly soit au-delà de sa génération et de son pays, l’artiste qui aura intégré et laissé le plus de traces dans ses œuvres à partir d’une filiation avec l’histoire jusqu’à l’antiquité parfois la plus reculée. C’est en tous les cas ce que certains artistes et critiques américains vont lui reprocher pour sa fixation du côté du vieux continent et ses choix dont celui d’avoir choisi de vivre à Rome. Destination aussi bien historique que née de la mythologie ; Empire au cœur des vestiges comme d’anciens vertiges. Cette recherche, cette interrogation inlassable à travers le passé, on la retrouve aussi chez son ami Robert Rauschenberg mais dans le sillage d’une exploration plus personnelle et autrement complexe dans leur cheminement et proximités en parallèles. D’autres artistes américains ont choisi le recours à l’abstraction comme formes de réponse à la situation de l’art dans cet état du monde détruit par les deux grandes guerres mondiales mais sans se couper pour autant de ce que le mythe continuait de nourrir pour l’esprit ainsi qu’un mode de représentation. Jackson Pollock, Barnett Newman, Robert Motherwell, Mark Rothko par exemple entretenaient selon leur perspective une articulation avec l’histoire voire un reflet plus ou moins visible avec une référence au passé puisqu’ils appartenaient encore à une tradition d’où une métamorphose allant jusqu’à l’abstraction la plus absolue naissait à partir du figuratif.

« Je me désintéresse totalement de l’art européen et je pense que c’en est terminé avec lui ! » Quoi de plus opposé en effet avec l’œuvre de Twombly à travers cet énoncé de Donald Judd ? Devant le postulat du même plasticien avec son fameux What you see is what you see, le travail de Twombly au contraire se traduit dans quelque chose comme : ce que vous voyez n’est jamais seulement ce que vous voyez.

Un trait, une ligne, une trace, véhéments ou presque invisibles, effacés ou biffés, produits par Twombly ne sont jamais réduits à seulement ce qu’ils sont tels quels. Ou peut-être le seraient-ils sans pouvoir l’être. Bien davantage, ils désignent toujours au plus près de ce qui se voit, un supplément et peut-être jusqu’à quelque chose qui pourrait être de l’ordre de l’archi-signe ? Mais libre dès lors à chacun de s’y arrêter de s’y enfouir ou de passer dessus. La force de son travail relie à la fois une candeur en surface et un règne qui s’y manifeste. Au cœur d’un désapprendre à peindre, à tracer comme à écrire, selon différentes modalités en réaction aux conventions, en passant par de la gaucherie par exemple, son œuvre fait retour à de l’inscription désignant dans son trait, dans son être-trace, une culture aux langues mortes ou lointaines voire absolument anachroniques devant son Zeitgeist. Né en 1928 à Lexington en Virginie, cet état des U.S.A. semble être celui où se trouvent le plus de répliques de colonnes antiques dans l’architecture des maisons et des édifices. Le dernier travail publié en date de Richard Leeman « Cy Twombly et la critique américaine 1951–1995. Histoire d’une réception » (voir à la fin de l’article) montre avec pertinence à travers quelles difficultés, son travail, et son inscription spatio-temporelle se seront confrontés à un rejet parfois catégorique venant de certains critiques comme d’artistes, nés sur son continent d’origine. L’œuvre de Twombly est dans l’ouverture et l’inclusion. Elle favorise le sens et se nourrit autant de l’histoire que d’histoire. Elle puise à l’opposé de cette tentative d’anéantissement prodiguée par Judd. L’inexpressivité recherchée par ce dernier aurait pour réponse la dimension sismographique de Twombly avec le moindre tracé exprimant.

Cette typologie scripturale est vectorisée par l’historicité de son geste. L’œuvre de Cy Twombly sera perçue dans son trait plus vite et plus directement en Europe qu’aux Etats-Unis. L’Allemagne plus rapidement encore que sa terre d’adoption, l’Italie, va s’en emparer comme c’est souvent le cas avec les art-plastiques et la peinture en particulier. Mais c’est en France que son trait va être perçu et entendu au plus loin de ce qu’il retrace jusqu’à ce qu’il entrace. La naissance de son travail puise aux sources de nos fondations dans ce qui fut l’opération d’une observation et d’une relation poussée du signe et du sens. Très tôt la poésie de Mallarmé va l’inspirer selon différentes formes de déclinaisons qu’il aura cherché à transposer visuellement en osant pousser le signe noyé dans l’opacité de surface de blancheurs en ne se désolidarisant pas du signifiant. D’une manière plus poussée et dans un prolongement plus articulé que ce geste fort de Robert Rauschenberg effaçant à la gomme sur plusieurs jours ou semaines un dessin de De Kooning, Twombly aura maintenu même dans ses propres effacements, dans ses repentirs, du révélable contre le révocable sinon l’irrévocable dans sa transitivité. A ce titre, il ne serait pas vain d’étudier et d’articuler ce qui de la langue française, avec son potentiel peu égalable au niveau de ce que cette langue offre comme mots d’esprits et glissements, de ce que cette langue laisse passer et phraser grâce ou à cause de son potentiel.

Ce qui semblerait parfois indéterminé par l’œil ne l’a jamais été par le peintre. Tout procède ici d’une opération consciente et inconsciente assumée voire surdéterminée. Cy Twombly avait saisi qu’un signe, que quelque chose d’illisible appelle davantage à la potentialité d’une attention ; ce qui est illisible appelle un regard autre. Un œil différent regardant à la fois ce qui revient à la lettre et à sa forme. Cette modalité de l’observation induit aussi une temporalité en réserve ; le pas-lire produit un plus lors même qu’il s’accompagne. Twombly était un immense lecteur, mais comme nous le rapporte Nicola Del Roscio, soudainement, il pouvait se lever et se livrer à une œuvre jusqu’à son épuisement physique le plus totale, sous l’emprise d’un vertige. Un processus de rétention dans la lecture et l’observation produisait en lui un tel assaut où le geste et la pensée se retrouvent emportés par une pulsion créatrice.

OVIDIO  –  Cy Twombly – œuvres sur papiers (1973–1977)

Les œuvres sur papier se divisaient en trois catégories : par dessins, par collages et par des œuvres graphiques en lithographie composées par cycles et publiées sous forme de portfolio. L’exposition s’ouvrait avec une série de dessins ne portant que sur le nom de Virgile. C’est la première fois semble-t-il, qu’une œuvre de Twombly porte à la fois le titre et le nom d’une personne, ici du poète dont les lettres ne forment que l’élément principalement visuel. Il existe bien deux toiles remontant à 1963 incluant le nom du poète bien qu’elles ne sont pas aussi frontales et absolues. Mais en ce qui concerne seulement la question du nom, il faut aller chercher un dessin de 1957 ou c’est le nom de Rome qui occupe toute la surface bien que ce dessin soit flanqué du très courant titre untitled.

I – Dans la trace du poète …

La trace est allusive, car instinctivement elle court à l’essentiel.

Pierre Restany

Le semi-sombre introductif des murs gris s’éclairait ensuite pour s’ouvrir sur l’espace de la première grande salle. Dans une laitance comme enveloppante produisant un effet de voile diaphane accentué par le contraste avec la première immersion, s’offrait au regard un espace d’apesanteur avec une suite de 6 dessins où seul un nom apparaissait. Reproduit, réécrit, réhachuré, démultiplié dans le temps et l’espace de son propre cadre, ce nom, intensément nominal, composé ici de ses six lettres dans une des appellations anglaises, s’imposait dans un geste en écho à la fois minimal et profond. Ce cycle d’œuvres probablement réunies ici pour la première fois puisque de ses 6 dessins sur les 8 existants, une majorité appartient à des collections privées. Rien d’autres qu’un fond travaillé d’une épaisseur de couches comme virginales et recouvert de cette couleur crémeuse sur, dans et à travers laquelle se démultiplie le nom du poète jusque parfois à trois reprises traçant l’échos dans le temps et l’espace. Là est un des vertiges de l’œuvre de Twombly, celui de nous tendre à travers un presque rien, la hanse d’un immense passé.

Cy Twombly ‑Virgil ‑1973 Collection Cy Twombly Foundation © Cy Twombly Foundation

Cette suite montre sans doute l’amas de couches le plus chargé en peinture à l’huile de toutes les œuvres qui étaient présentées dans cette exposition ; un vert bucolique, un brun terreux, un jaune sable et quelques ombres trahissent un quelque chose du dessous qui y remonte parfois le long de quelques incises coupables d’une révélation. On pourrait voir, quand on connait l’œuvre antérieur que graphiquement ces traits obliques et incurvés formalisent du lisible malgré les incisions dans ce qui appartenait à son œuvre du début de manière inchoatif à de l’indéchiffrable, à de l’informel à cette surface dite de gribouillis. La force de cette suite célébrant le Cygne de Mantoue, réside dans cette contraction du nom.

 

Cy Twombly ‑Virgil ‑1973 (Détail)

Par le tracé et le traitement de ses lettres, Twombly arrive, en épousant leurs formes à tout rapporter, comme par magie, dans ce corps de lettres : Twombly aura choisi l’orthographe Virgil et non Vergil, ce peut-être là toute une question que l’on laissera en suspens. Le dernier des dessins dans son décalage horizontal et vertical (plan de profondeur) laisse entre-voir dans son l final situé en haut du L principal, comme la figuration d’un cygne ! On verra plus tard d’autres occurrences mais ici, la base de la lettre est soulignée sans que la tête et le cou n’apparaissent encore. Cet animal gracieux désignant dans sa pureté la grâce et la fidélité en plus de porter une symbolique chargée alors héritée de la mythologie, se retrouve à moult reprises dans son œuvre. Twombly en fera jusqu’à une signature figurée qu’il voyait résonner dans son propre prénom comme le diminutif non pas de cylclone comme son père mais de cygnus, cygne en latin.

Cy Twombly ‑Virgil ‑1973 (Détail)

 

II – Blancheurs séminales

La blancheur peut être l’état classique de l’intellect, ou une zone néoromantique du souvenir,
ou la blancheur symbolique de Mallarmé. 

Cy Twombly – 1957

Cette série de dessins-collages dans leurs teintes donnait en quelque sorte le diapason principal de l’atmosphère (Stimmung) à toute l’exposition dont le titre est celui d’une des plus belles plumes de toujours. Dès lors, traverse-t-on des chambres de blancheurs où une laitance vibrait en fonction de de cette modulation que les livres renvoyaient. Cy Twombly collectionnait les papiers de toutes sortes telle une manie. Un morceau de carton, une feuille pré-tracée de lignes, un papier quadrillé, un grain spécifique, etc, étaient susceptibles de pouvoir susciter un élan. De déclencher un geste inspiré en réaction là où la nature de la toile est incapable d’offrir une telle réponse. Un comportement graphique est manifestement beaucoup plus déployable à son contact. Ces collages et œuvres sur papier illustrent cet emploi jusqu’à parfois se disposer dans une forme de scénographie des matières rencontrées. Souvent, on le verra, se dédouble, papiers sur papiers comme couche sur couche. La luminosité. Nous sommes dans un régime de blancheurs comme on la rencontrera beaucoup dans le questionnement notamment des artistes américains comme Robert Ryman et Rauschenberg mais chez Twombly, celles-ci sont chargées d’un sens, d’une trace vue et transposée. Ces blancheurs ne sont pas abstraites même si elles en côtoient une vocalité, comme l’on parle en musique d’une voix blanche, sans vibrato. Ici c’est le papier qui rentre dans la mesure de la luminosité allant d’un blanc cassé à des jaunes accentués par ce que la lumière du jour, celle du temps, inflige à ce corps moins protégé que celui des toiles enduites et recouvertes. Intrinsèquement le papier mobilise une autre relation de l’artiste à sa surface de travail. Nous ne sommes plus face à ce qu’il y a d’un combat avec la toile. Le papier est davantage un chez-soi. Il intime et invite à une observation rapprochée ; une lecture voire une auscultation dans sa proximité dans un champ ou le détail est encore plus puissant puisque moins noyé dans la surface manifeste de la peinture. C’est une autre dimension où le travail s’écoute de près, il susurre. Un rien, une tache, un rose enseveli, un vert presque inaudible pourrait faire signe. Signe ou tache qui d’ailleurs dans le cas de cette fleure sombre se retrouvera un peu plus tard dans son grand cycle en écho à la Guerre de Troie sous la forme de ses Shades.

Cy Twombly ‑To Malevitch – 1973 (Détail)

III – Au nom des poètes

Dans le sillage de ce qui fait cycle à la suite de Virgil, Cy Twombly se lança dans une autre suite où il rend hommage à des poètes et un philosophe ; to Valéry, to Keats, to Rilke, to Shelley, to Montaigne, to Mallarmé comme à des peintres : to Tatlin, to Malevitch, to Ballar. Ces 9 œuvres vibrent entre le portrait et le tombeau même si le peintre ne les voyait pas de la sorte : pourtant on ne compte plus les occurrences dans son œuvre constellée par une dimension de la perte, de la plainte ou encore du deuil the mourning. Le papier-support forme à la fois le fond et le cadre dans lequel se concentre cet il y a, allant parfois jusqu’à quatre niveaux de superposition. Celui dévolu à John Keats réveille un de ses premiers hommages que Twombly lui rendit par un dessin de 1960 en inscrivant à même le dessin KEATS, citant un fragment du poème Ode to Psyche (Cat. Rais. D. II. No.198). Ce londonien est né dans une auberge portant le nom de The Swan & Hoop (Le cygne et le cerceau). Ce frère de Virgile et d’Ovide s’est fané en s’évanouissant dans la mort à Rome. Il git sous une tombe sine nomine mais portant une citation de Catulle traduite ainsi en anglais : Here lies One / Whose Name was writ. in Water (ici repose celui dont le nom était écrit sur l’eau).

 

Cy Twombly – To Keats ‑1973

 

Comment ne pas déceler jusqu’à cinq fois l’apparition du mot Water dont la première lettre se partage avec celle pour Wave (vague). Il est fréquent de trouver dans des œuvres précédentes des boucles de www s’entre-mêlant. Water est écrit avec différents crayons de cire dans ce nuage de cendre fait au charbon comme pour le nom du poète. Le mot Ode s’élève dans un nuage duquel, semble émerger comme un reliquat d’un morceau de page. Cet infime présence sur la droite, ce presque rien colle néanmoins au regard de qui voudra plonger jusque dans cette échelle du détail, jusqu’à son empreinte.

Keats ‑1973 (Détail)

 

Ces portraits funéraires sont à lire comme des énigmes. Celui en hommage à Keats semble le plus interprétable. Cette série s’ouvrant avec Valéry se clôture avec celui pour Mallarmé. Dès les années cinquante, on trouve mention et trace de sa lecture de ce poète des plus hermétiques. Son nom apparait même dans un dessin de 1957 (Cat. Rais. D. II. No 49) et plusieurs dessins citant des fragments du poète. Les origines de la famille Twombly sont anglaises aussi loin que les traces le permettent tel que le rapporte Thierry Greub dans ses recherches sur l’artiste. Twombly célèbre ici aussi avec Shelley, un poète anglais à la mort tragique et enterré lui aussi à Rome après une noyade. Dans sa poche se trouvait un livre de Eschyle et un autre de Keats.

Cy Twombly ‑To Shelley ‑1973

 

Il faut certes s’armer de volonté pour trouver sous un bariolage d’écume comme de multiples A noyés qui sont autant d’interjections que désignant la première lettre du nom du bateau Ariel qui sombra dans une tempête.

Cy Twombly ‑To Shelley ‑1973. Deux détails

Dans le prolongement du dessin, à sa base sommeille quelques vagues dans l’infime et la discrétion de la déchirure du papier. Twombly est repassé avec un crayon dans ce mouvement où la vague et le sommet se rejoignent tel que nous allons le voir plus à présent.

Cy Twombly ‑To Shelley ‑1973. Détails

 

S’il est un W pour wave ou pour Window comme nous le verrons plus tard, il est aussi un M chez Twombly qui peut se voir comme le renversement du W. Dans cette suite, se trouve trois hommages où le M est accentué avec Montaigne, Mallarmé et Malevitch. Dans le dessin-collage en mémoire à Michel de Montaigne, Twombly joue sur l’assonance Montaigne-Montain. Dès lors nous aurions du M au W, le sommet et une base, un point zéro bien que souvent utilisé dans le sens de la noyade (Héro et Léandre, Keats, Shelley).

Cy Twombly – To Montaigne ‑1973

 

IV – Humus Poeticus

« Plus vous en savez sur eux, moins vous vous sentez sûr de pouvoir les identifier. Chacun est lui-même. Chaque champignon est ce qu'il est : son propre centre. Inutile de prétendre connaître les champignons. Ils échappent à votre érudition. »

John Cage, entretiens avec Daniel Charles

Le support du papier offre à cet artiste plus de souplesse voire d’étendue plastique par l’intermédiaire du montage dans le cas des collages jusqu’à atteindre un niveau de complexité unique dans son œuvre par le rapport qui s’établit entre disons son écriture, les matières constituées de différents papiers et de rubans adhésifs. A cela s’ajoutent des images incorporées issues de catalogues et de cartes postales, etc…Bref d’éléments reproduisant quelque chose, quelque part ou quelqu’un. Durant l’hiver 1973–1976, Twombly se lance dans une suite à partir de la figure du champignon. Pas moins de 31 collages en tout vont en jaillir. Le contraste est saisissant entre cette cueillette champignonesque, effrénée et la radicalité précédente de cette série géométrique des plus abstraites de collages en oblique dans une pluie assommante de traits (flèches) portant souvent comme titre Gladings (Love’s Infinite Causes). Glading est un mot peu usité, il peut signifier jusqu’à clairière.

Cy Twombly – Gladings (Love’s Infinite Causes) ‑1973

Ce contraste dans son œuvre n’est pas rare. Quoiqu’il en soit, il résultera de cette poussée des montages passionnés ayant pour obsession la figure du champignon 21 collages et 10 estampes. Cet organisme revêt dans l’œuvre de Twombly, on le verra, évidemment de multiples significations. De cette récolte, il en produira ce qui deviendra le premier volume de 10 estampes sous le nom de « Natural History. Part. I – Mushrooms ». La présence de certains champignons représentés soit en dessin et systématiquement avec des collages d’images issues de catalogues montrant certaines sortes de champignons dont celui de la morille, produira la cohérence dans une production des plus énigmatiques de son parcours. Bien que l’intérêt pour les champignons remontent avant cette série de variations, il se trouve qu’en 1971 John Cage, plus encore proche de Rauschenberg puisque ce dernier travaillait avec Merci Cunningham, avait fait paraître son portfolio là aussi du même nombre d’estampes incluant un de ses poème avec le concours de Lois Long et Alexander H. Smith. Cage s’était spécialisé et fait reconnaître mondialement comme mycologue. Une anecdote voudrait que le compositeur se soit engagé dans cette connaissance parce que le mot aussi de mycologie jouxtaient dans un dictionnaire le mot musicologie ! Twombly aurait-il lui aussi entendu cette résonance à travers celui de mythologie ? Ce qui est certain c’est que la relation entre la culture antique et les sciences naturelles communique. Il est question ici d’un même terreau. Ces organismes sont cryptogamiques. Ne serait-ce pas un peu comme cela que certaines œuvres de Twombly peuvent s’appréhender comme vivarium à part entière par-delà l’assaut de références ?  Il y aurait comme quelque chose d’organique où une forme d’auto-engendrement qui s’y déploierait dans ce sol qui est son œuvre constellée de signes, de graphes, de voiles et de recouvrement. C’est de l’énigme à foison dont le régime invite à de la fertilité sporadique. Rappelons seulement que Twombly effectua son service militaire dans un service de cryptologie où il passait ses heures à coder et décoder des messages.

Cy Twombly ‑Natural History. Part 1 – 1974. 7e Estampe

La symbolique du champignon est associée à Eros comme à Thanatos- le plaisir autant orgasmique que sexuel au sens de la reproduction comme ce qui peut entraîner la mort. Il y a ceux comestibles et d’autres qui peuvent coûter la vie. Il y a aussi la notion d’extase liée au pouvoir de certains d’entre-eux hallucinogènes pour se rapprocher, comme le veulent certaines traditions, des dieux. Mais Twombly magnifie tout cela en complexifiant les rapports à partir d’une accumulation voire d’une saturation (atomique ?) du support. Il se peut bien que le hasard une fois de plus joue de son pouvoir mais le chiffre 7 a parfois un certain poids, une certaine saillance dans son œuvre sans savoir si d’ailleurs il en jouait consciemment. C’est du moins ce qu’on observe. Le nom du peintre est constitué de 7 lettres. Il est surprenant de remarquer que la septième estampe inclut l’image d’un enterrement avec en plus de morille figure une trompette de la mort et ce l’année de la disparition de son père ! Autrement surprenant est l’apparition comme sortie de terre de la présence de Léda et le Cygne dans la première des 10 estampes.

Cy Twombly ‑Natural History. Part 1 – Mushrooms ‑1974. 1ère Estampe

Il cite cette fable à travers la peinture de Leonardo da Vinci mais y recouvre la majeure partie des deux reproductions du tableau par deux champignons lesquels ont leur nom recouvert par ces étiquettes qu’il parsème sur la quasi-totalité des 31 pièces célébrant la vigueur du champignon. C’est ainsi qu’en s’approchant les divers recouvrements se découvrent.

Cy Twombly ‑Natural History. Part 1 – Mushrooms ‑1974. 1ère Estampe. Détail

Alissa A. Walls, dans article Cy Twombly and the Art of Hunting Mushrooms, aura montré avec éloquence toute la proximité et l’articulation qu’il y a entre nature et culture dans son œuvre. En cela on peut saisir aussi pourquoi le peintre aura choisi comme point d’encrage en Europe la ville de Rome qui peut se percevoir comme un champignon vu son histoire et ce qui continue de la travailler à partir de son sol.

Cy Twombly ‑Sans titre – et Cy Twombly – Sans titre ‑1974

L’enchevêtrement des papiers de toutes sortes (divers papiers, cartons, calque, papiers millimétrés, étiquettes auto-collantes ou pas, ruban adhésif) forment un contrepoint et une densité visuelle de rapport de présences. A l’intérieur de ce montage de textures, son dessin, à l’aide de ses crayons, les ponctue pardessus, dedans, c‑est-à-dire entre deux surfaces transparentes et en-dessous : aucune surface n’est épargnée d’un signe telles de fines blessures dont l’éloquence la plus absolue est son énigmatique signe entre comme un 2 pouvant glisser jusqu’au cygne. Dans ce détail ci-dessous du collage, sur la droite se voit quelque chose de rare dans son travail plastique, à savoir une déchirure d’un voile. On songe ici, même s’il s’agit d’une autre fable mythologique représentée dont l’origine demeure énigmatiquement intacte, par cette reproduction, au voile d’Orphée, autre figure, celle-ci parfaitement hermétique, récurrente dans son travail.

Cy Twombly ‑Sans titre – Détail 1974. Détail

Presqu’au centre de ce dessin-collage semble figurer un dessin véritablement d’enfant. La lettre A, lisible à trois reprises, semble corroborer cette hypothèse en direction de son fils Alessandro. Cy Twombly s’y inclus avec un polaroid sur lequel se trouve comme une suite de chiffres pouvant sonner comme un numéro de téléphone et souligner un lien filaire jusqu’à une filiation. Sa position au sol le montre au travail. L’effet involontaire de floutage et ce blanc prédominant font que l’on pourrait le voir quelque part tel qu’en cygne.

Cy Twombly – Sans titre + détail 1974

Avec ses deux détails provenant de deux autres collages de la même série, on peut voir dans celui de gauche, bien que biffé, l’accent qui s’entend ici à la question de l’art et du langage. En s’approchant le plus possible de cette zone, il ne reste plus que visible York ; le New ayant été recouvert par une étiquette qui peut se voir comme une œuvre en abîme laissant avec tous les efforts de la vue, apparaître le prénom peut-être celui d’un John. Le détail du collage de droite insiste sur le fait que les rubans adhésifs peuvent être considérés plus que ce qu’ils ne sont à savoir de leur fonction adhésive. Ces sortes de transparences en cuticule renvoient dans leur présence à l’importance de toute trace, comme quelque chose certes ici de visible mais jusqu’à pouvoir devenir lisible au sens de les inclure dans une observation, celle d’une interprétation. L’attention que sollicite l’œuvre sur papier en particulier favorise la perception de son travail telle qu’une surface entièrement réfléchissante. Cela efface une hiérarchisation de sa lisibilité même si des voix l’emportent sur d’autres.

Cy Twombly ‑Sans titre – Détail 1974 – + Sans titre – Détail

Depuis le début des années soixante, on peut voir dans ses ses dessins des structures grillagées. Au départ tracées à la main à l’aide d’une règle mais non finies, ouvertes d’où émergent des lignes verticales telle qu’une ébauche ou appelant à ce qui suivrait. Il y a bien entendu aussi ce qui ressemble à la figure de la fenêtre avec son croisillon obligatoire. Cette structure géométrique fait sans doute écho au dictum de Protagoras selon lequel l’homme est la mesure de toute chose que l’on retrouve partiellement écrit dans un des premiers collages autour des champignons visible à Grenoble (p.81 du catalogue de l’exposition). Un contraste à son paroxysme entre le trait volontairement incontrôlé (mais jusqu’où n’est-il pas autrement contrôlé même en passant par l’autre main, la nigra, la maladroite, celle qui ne saurait tracer droit) et ce grillage parfois millimétré en calque, carroyant des parcelles entre les ébats voire une débauche défiant toute raison tel qu’on le verra plus après dans une de ses Bacchanalia !

Pour rester au plus près des histoires naturelles, Twombly réalisera entre 1975 et 1976 un autre portfolio portant cette fois-ci sur les arbres en Italie. Chacun des sept arbres choisis à son dessin respectif, sa feuille pourrait-on dire à base de peinture acrylique, crayon à la cire, crayon conté et mine graphite toujours sur un papier Fabriano. Chacun d’eux est représenté avec ses feuilles et a priori son fruit selon un ordre de série. Mais là encore s’y trament certains nombres nous laissant sur le carreau d’une raison déjouée : la logique de l’ordre se retrouve contrecarrée par d’autres indications numérales. La première planche est un collage divisé en sept parties et recouvert d’une pellicule d’un papier transparent modulant de sa propre jaunissure avec celui du papier. Twombly renoue par ce travail à partir des champignons et d’un relevé botanique à une ancienne pratique, celle de Pline l’ancien, mais telle qu’aussi avec son « modèle » Nicolas Poussin qui servait l’érudition de son mécène Cassiano dal Pozzo (1588–1657).

Cy Twombly – Some Trees of Italy, Part II [Page de titre] – 1975–1976
Dans un des rares entretiens, Twombly évoque le fait que le poète ne peut pas faire l’économie de la connaissance des plantes et des fleurs. On retrouve ici la figure du berger, du poète et musicien, faisant corps avec la nature dont l’inspiration produirait la sève de la culture. Un accent, tel qu’en filigrane est quelque part donné une fois de plus au chiffre 7 où un rectangle de papier calque dans cette épreuve originale s’est glissé. 

Cy Twombly – épreuve originale pour Natural History. Some Trees of Italy, Part II – 1975–1976. Détail

 

V – Feuilles et Cygnes

Twomby profitait de ses voyages sur Captiva Island situé dans le Golfe du Mexique au large de la Floride où vivait et travaillait Robert Rauschenberg. Là-bas, il avait à disposition tout ce qu’il lui fallait pour travailler étant donné l’amplitude des techniques employées par son ami de Black Montain College. Lors de son premier séjour en 1969 et son troisième en hiver 1971, Twombly s’élance dans une série de collages où chacun d’entre-eux a pour origine un dessin ou croquis de Léonardo da Vinci que l’on peut voir comme un commentaire. Ce qui est remarquable par exemple dans celui-ci, c’est d’y observer la figure du prolongement soulignant la dimension de continuité qui travaille son œuvre et ce, à même ses ruptures formelles ou disons l’étendue de sa palette expressive. Mais à chaque fois une racine se dessine tel que ce prolongement qui va chercher loin en contractant dans son faire signe, un possible faire sens.

Cy Twombly – Sans titre ‑1968

Nous sommes en 1974 et dès lors le romain d’adoption continue sur sa lancée à partir de son observation de la nature en se concentrant dans une série où cette fois-ci, c’est la forme de la feuille du figuier qui l’emporte. Sans ambiguïté, cette feuille élue, don de la nature aux hommes sous la forme d’une autre cueillette, renvoie pour les italiens par son mot même de ficus à la désignation d’una vulva. Si bien qu’après son cycle sur les champignons, où les seuls sujets représentés, à l’exception du fragment d'une gravure dévoilant le bras d’un homme et la présence de deux femmes (fig18), sont des hommes : Twombly, son fils, un de ses amis et un musicien indien. Serait-ce là pour accentuer le symbole, l’appartenance du phallus ?

Les six dessins retenus pour cette troisième salle intégraient tous en plus de la forme dessinée, l’addition de feuilles de papier allant des pages de cahiers ou blocs-notes blanches sinon avec des portées mais la plupart du temps à carreaux comme encore ces feuilles de papier millimétré bleues-verts et marrons. La feuille rejoint, c’est-à-dire, enjoint la feuille.

Cy Twombly – Sans titre – Février 1974

La transparence et la trace, de manières sensuelles chevauchent ces amendes parfois nues, parfois travaillées. C’est une des formes les plus antiques de son langage car il s’agit bien de cela.

Dans l’ordre des salles de cette exposition qui pour une fois n’aura pas pu respecter l’axe chronologique, après deux dessins dans des gris-collorés, surgit, pour la première fois, l’apparition d’un rouge tirant sur du rose pour insister peut-être sur la tonalité du féminin. Les papiers supports sont laissés à nu. A ce titre, on peut voir qu’ils étaient au demeurant tachés par l’effet de l’insolation avant que Twombly s’en empare à son tour. Là encore à lieu un jeu de recouvrement : c’est la feuille qui recouvre la feuille d’une feuille. Feuilles selon feuilles aurait pu dire Mallarmé.

Cy Twombly – Sans titre – Février 1974

On retrouvera ces feuille-ogives, dans une des dernières fois magistralement employées dans son cycle LEPANTO de 2001 comme pour souligner cette alternance entre Eros et Thanathos ou Venus et Mars dans une sublime irisation de flammes, sinon d’y voir aussi une des vaisseaux brûlants, vu de haut, au cœur même de l’une des plus grandes batailles navales de tous les temps immortalisées dans cet excès de sèves colorées.

Cy Twombly – Lepanto – Premier panneau. 2001

Cette période se conclut avec trois dessins qui pour la première fois se retrouvent réunis à Grenoble puisque le premier d’entre-eux (à droite) comme annoncé plus haut fut acquis par ce Musée dès 1975. On pouvait voir lors de cette exposition trois fois trois fenêtres pour ainsi dire, qui travaillent sur des superpositions et des mises en rapport d’échelles.

 

Ici le sens de la lecture proposé dans chacun des dessins va de gauche à droite mais la progression narrative pour ainsi l’avancer, se déroule en sens inverse : dans chaque dessin se trouve numéroté de gauche à droite le W en W1 ; W2 ; W3. Si cette lettre indique ici la première de Window (fenêtre), celle-ci ne peut-elle pas, par glissement sur cette eau graphique, laisser y entendre celle de Widow (veuve) ? De même l’écriture figurale de Twombly ne laisse-t-elle pas se profiler également dans la condensation de cette lettre plurielle par essence (V+V), la forme par son trait de deux cygnes ?

Cy Twombly – Sans titre ‑1974. Détail

 

Deux manières de considérer une figuration de deux cygnes dans les W de certaines œuvres de Twombly.

On précisera aussi que cette lettre est contenue dans le mot anglais Swan quand le S peut aussi désigner un cygne.

(croquis F. Yeznikian)

 

De même, comment ne pas voir encore dans ce troisième dessin-collage de la série des Mushrooms, se profiler dans cette rature blanche, comme un cygne glissant sur une eau nocturne ?

Cy Twombly – Sans titre – 1973–1974 avec un détail

En plus de revêtir de multiples métamorphoses ovidiennes, rappelons que le cygne représente la fidélité jusqu’à son chant endeuillé. Si l’énigme y reste maitresse, on peut déceler malgré tout, une symétrie dans chacun des dessins : le couple de cygnes se trouve sur la gauche (fig 29) jusqu’à sa disparition dans un sfumato vert formant un nuage en forme de cœur. L’articulation des deux autres plans est plus complexe mais elle questionne la séparation spatiale, l’addition (+), le croisillon de fenêtre, le carreau…le dernier dessin laisse trans-apparaître une phrase à peine appuyée au crayon de papier : from the window (towards the sea). Les wages ne sont pas loin non plus.

 

II

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !
Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.
Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.

Stéphane Mallarmé

 

 

VI – Des divinités aux plume divines.

Nous sommes passés en 1975 et la pièce suivante revient au ton clair en s’accordant à montrer sept dessins et collages baptisés Allusions où s’incarnent les figures ou trait(s) saillant(s) de Dionysos (3), Narcissus (2) et d’Orpheus. Ce dernier revient après son apparition il y sept ans mais ici sous une nouvelle entrée qui outre le nom du poète déjà cité, fera à travers la poésie de Rainer Maria Rilke, un des poètes qu’il citera désormais le plus, à partir des Sonnets à Orphée.

La salle suivante mettait l’un à côté de l’autre les deux grands dessins Apollo et Venus lesquels se trouvaient face à face aux deux dessins rarement réunis célébrant le demi-dieu PAN où pouvait se retrouver comme en écho le rouge de Venus.

 

Chacun des dieux sont présentés par une frénésie de traits soulignant leurs humeurs. Respectivement deux listes s’y trouvent exposées : celles de noms de personnages ayant croisé leur pouvoir pour le bon comme pour le pire et celle des attributs revenant à chacune des deux divinités. Là encore se trouve le cygne mais nous seulement dans la finale de VenuS, comme il lui arrivait souvent de donner aux noms se terminant par un s, de leur donner le contour de cet oiseau, mais sous la forme nominale, Swan, dans les deux listes des attributs qui accompagnent chacune des divinités. Un collage au cœur du dessin représente une fleur qui selon certain, représenterait l’artiste. En tous les cas, en suivant la fable d’Adonis, ce pourrait-être un adonis annua ou bien encore une rose puisqu'une source avant que c’est avec les larmes d’Aphrodite pleurant la mort d’Adonis que ces fleurs sont nées.

Cy Twombly ‑Venus ‑1975

 

Les deux dessins dédiés à PAN, dieu pastoral et aussi des bergers, mi-homme, mi-bouc présentent symétriquement une planche provenant d’un livre français d’histoire naturelle représentant deux feuilles de Poirée à cardes rouges amoureusement entrelacées. Don ou étreinte du sol que cette bette si riche en vitamines et minéraux d’où fleurit le mot de PANIC… de terre et du sang. Nous sommes en 1975. Ce légume proviendrait d’une sorte qui se trouve au Chilli. Parfois, le trait de Twombly retrace un écho avec son histoire la plus proche.

Cy Twombly – Pan – 1975

 

A la gauche de ce Pan dédoublé siège en résonance avec Vénus un tombeau pour Adonaïs. Par sa grande beauté il fut tiraillé entre Aphrodite (Vénus) et Perséphone qui se le disputèrent jusqu’à ce qu’un accord proposé par Calliope c’est-à-dire entre deux femmes et deux espaces au rythme du calendrier d’un double désir. Ce grand collage en forme de L inversé (où l’on peut y voir une stèle vue de profile telles que certaines de ses sculptures le proposent ?) célèbre la figure d’Adonis à travers principalement l’élégie pastorale de Shelley bien qu’il s’agisse ici d’une lamentation due à sa mort. En le convoquant, Twombly y fait remonter pas moins de trois poètes : Bion de Smyrne et Shelley pleurant une autre disparition, celle de son ami Keats. On apprend via l’étude très fouillée de Mary Jacobus dans son ouvrage Reading Cy Twombly, que cette Elegy de Shelley se souvient dans cette lamentation aussi de la mort de son propre fils. Ce tissage à partir de strates qui communiquent sont fréquentes chez Twombly et répondent au croisement de l’histoire et de l’art qui sans la sève de cette dernière n’est jamais promise à tenir longtemps dans une œuvre. L’histoire, le récit, le poème les minéralisant en est la source la plus profonde et la plus sûre. Il y a dans cette œuvre très visiblement du palimpseste via un voile diaphane accentué par l’effacé, par du recouvert qui plus encore aiguise l’attention vers la vibration d’en dessous.

Cy Twombly – Adonais – 1975

L’espace situé derrière était constitué de deux salles dont la première se divisait en deux à l’aide d’une cloison placée au centre établissant qu'un espace s’adressait à la nature et l’autre aux humanistes. Le gris revint pour la dernière fois dans cet espace avec l’exposition de trois séries de portfolios. A côté des originaux et d’une série de lithographies du cycle des 7 arbres italiens, se trouvaient deux portfolios où seuls les noms des écrivains, poètes et philosophes se retrouvaient, comme représentés, croqués ou réduit tel qu’on en parle en musique lorsque l’on fait une réduction par exemple pour piano d’une symphonie. Par le trait dessinant les lettres de leur nom, l’essentiel chez Twombly peut s’y trouver condensé telle qu’une vie résumée dans un tracé. Sans doute à l’instar de cette croyance qui veut qu’en chiromancie les lignes des mains décrivent un cheminement destinal telle qu’une partition dans le chant de ses portées.

Cy Twombly – V Greeks Poets & a Philosopher – 1978

Ainsi les V Greeks Poets & a Philosopher : Homer, Sappho, Pindar, Callimachus, Theocritus et Plato, côtoient les VI latin writers & poets : Tacitus, Orazio, Catullus, Apollodoro, Ovidio et Virgilius.

Ovidio, le titre de cette extraordinaire exposition provient de l’avant dernier dessin issu de cette série dont on aura eu l’immense chance d’avoir vu les originaux. On retrouve au fur et à mesure cet effet de traits en écho utilisé dans la série d’ouverture en hommage à Virgile. Et qui voit-on remonter dans la tension de son écriture mais cette fois-ci dans sa version latine ? Le Cygne de Mantoue.

Cy Twombly – VI latin writers & poets ‑1978, 7/7 .Détail

Une sensation d’apesanteur ressurgissait dans cette salle aux trois colonnes. Sans devoir les attendre, trois sculptures refaisaient surface dans ce théâtre de papiers et de traces, limité par les deux dimensions. Cet espace retournant à cette blancheur créait une atmosphère sensationnelle de nouveau captivante. Cette scénographie fut très certainement signée par Jonas Storsve. On reconnait là une signature dans cette disposition des sculptures rentrant en vibrations sympathiques avec les œuvres accrochées comme il en était de même lors de la grande rétrospective de 2016 au centre Pompidou. D’ailleurs ces trois sculptures s’y trouvaient déjà. Ici, elles résonnaient surtout sur le plan chronologique. Réalisés en 1976, elles désignent aussi le retour de Twombly à cette expression qui fut pour lui autant déterminante que le tracé. Si son œuvre graphique peut se laisser facilement cerner par une évolution, sa sculpture aura gardé une cohérence absolue dans le temps tel qu'un axe invulnérable, de marbre en quelque sorte. Ainsi, cette expression avec l’espace semble avoir très tôt touché à une forme idéale chez lui. Sans rature, sans d’avantage d’excès, réduite à sa puissance évocatoire comme au-delà d’un récitatif, elle est un aria pétri de blancheur. Provenant de cartons, de boites récupérées, de rouleaux de toiles, bref d’objets trouvés, elle se métamorphosent par le recouvrement la plupart du temps de ce blanc, qu’il désignait comme son marbre de fortune sinon d’excellence.

 

Là aussi, il ne faut pas hésiter à s’approcher de cette laitance qui ne se revêt jamais d’uniformité telles que des traces de larmes selon un récit invisible.

Autour de ces colonnes formant presque un temple de silence, l’espace se retrouvait ciselé par le cadrage qu’elles découpent au milieu de 6 œuvres composées de 3 polyptyques. De l’intérieur de ces œuvres sur papiers remontent les voix de Sappho et Théocrite qui alors fait son entrée dans l’œuvre de Twombly. Le thème du berger s’accentue plus encore entre les vers de la poétesse de Lesbos et l’Idylle du poète grecque ayant inspiré Virgile. Seul, sur un pan mural ce dessin « Untitled (to Sappho) » avec sa tache violette, douloureuse, comme le chantait la poétesse de Lesbos marque le retour de Sappho, de sa voix fragmentée, qui l’accompagnera le plus longtemps dans le tracé de son œuvre.

Like a hyacinth in the mountains, trampled by shepherds until only a painful stain remains on the ground 

 

Sur un autre mur, se trouvait en partie cet hommage, sans doute via Pindare, à Dithyrambe / Dionysos : figure sacrée dédoublée venant s’exprimer dans deux polyptyques dont celui-ci particulièrement éloquent avec son antiphonie des deux portes vibratoires encadrant cet inchoatif de nuage ou d’effacements. La force de l’œuvre de Twombly est oscillatoire puisque c’est en fixant dans l’inscription que sa main donne le pouvoir à la trace, à la lettre, de prendre vie selon une magie sans équivalence dans la temporalité que son geste contracte.

 

VII – … à celle des saisons.

Pour accéder aux deux dernières salles, il fallait repasser devant Adonais. Dès lors rien de plus préparatoire aux thèmes des saisons dans le retentissement mythique de l’histoire de cet homme trop aimé. Cet espace d’avant fin était le plus petit mais aussi le plus apparemment froid. La lumière s’y trouvait légèrement diminuée non seulement pour protéger ces dessins mais sans doute pour t répondre également à l’atmosphère hivernale dont il question ici. Ces quatre œuvres d’une dimension strictement égale, deux pour l’hiver (Winter) et deux pour l’automne (Fall), sont respectivement accompagnés dans l’ordre d’apparition d’un sous-titre avec 5 Days in Winter et 5 Days in Fall, lesquels se déclinent dans les mois de January, February, October et November, quand December est omis. L’automne en anglais se dit aussi Fall, lequel mot désigne on ne peut mieux la chute des feuilles et le ralentissement de la sève. Une chute de tension, un refroidissement. Ce déclin est exprimé dans ces quatre dessins par un mouvement certes tempétueux mais glissant de la gauche à la droite dans une chute. Chacun des dessins pourraient aussi se concevoir comme quatre variations d’après le prélèvement d’un détail provenant de chaque dessin cité selon une extrapolation. Ainsi les tons croisent à la fois ce qu’ils désignent par leurs couleurs saisonnières, mais aussi en prolongement dans le sens également d’une transposition d’un travail de la matière informelle inscrivant sa contemporanéité à même la trace bien que romain d’adoption qui s’apparente aux origines les plus reculées, les plus enfouies. De même, la connivence de l’orgie est sans doute contenue là aussi comme dans l’ambitus de son œuvre.

En plus de dépeindre ces deux saisons désignant la fin du cycle annuel, venant aussi annoncer la fin de cette exposition, dans ses couleurs de rouilles et de grisailles, célèbrent le thème des bacchanales ! On y imaginerait plus volontiers ce genre de réjouissance festives sous les hospices des deux autres saisons à priori autrement moins que sommeillantes. Mais le contraste va plus loin par le fait que chacun des 4 dessins-collages en références à des scènes différentes telles que Vénus à la fontaine, L’extrême onction (dont le premier tier fut amputé pour garder de manière homogène sans doute un format carré), Renaud et Armide et La fête de Pan, proviennent de dessins de Poussin dont les reproductions issus d’un catalogue français « l’Univers de Poussin » par Arnauld Brejon, tout récemment publié en 1977, avaient été, à dessein, dépiautées par Twombly.

Cy Twombly – Bacchanalia – Fall (5 days in October) – 1977. Détail

Notre romain de Lexington continue à jouer du paradoxe par le fait que ces œuvres portent toutes comme titre principal celui de Bacchanalia. Les scènes choisies de Poussin sont toutes dessinées dans une encre brune. Il y a chez cet autre romain d’adoption une maîtrise extraordinaire avec le jeu du chiaroscuro. Ces feuilles choisies, comme tombée de l’histoire, sont fixées à l’aide de bout de rubans adhésifs dont un contient comme une relique du peintre comme un brin de cil, cet autre pinceau qui fut le sien. La seule véritable scène se rapportant à une bacchanale célébrant le dieu Pan, se trouve conclure cette cycle sorte de tétralogie saisonnière.Twombly va sur ses cinquante ans. Bientôt il se lancera dans un de ses plus grands cycles avec Fifty Days at Iliam dont nous pûmes voir pour la première et sans doute dernière fois à Paris en 2016.

Twombly n’hésite pas à coucher ici les deux derniers tiers du dessin de L’extrême onction sous le mot même de Bacchanalia ! Faut-il y voir, comme l’avance Richard Leeman, l’articulation, là encore, entre Eros et Thanatos dans cette scène ? Cet amas de corps en tous les cas pourrait s’entrevoir à l’instar d’une réunion orgiaque.

Cy Twombly – Bacchanalia – Winter (5 days in February) – 1977. Détail

De même osera-t-il les maculer de traits, de biffures pour les inclure à son dessin voire en souligner l’appartenance comme des captures ou marquage animal. Ses empreintes de doigts sur la partie vierge du bandeau blanc original du catalogue, approchant celui du fond peint du dessin, pourraient de même le désigner. Ces trois citations, pour ainsi dire, sont situées chacune sur la gauche quand la dernière s’approche du centre gauche. Trois des collages ont comme été déplacés ; on voit encore les traits marquant l’emplacement où Twombly initialement les aurait localisés avant de les fixer ailleurs. Etrangement la seule scène représentée dans ces dessins de Poussin échappant à un recouvrement prononcé de couleurs est précisément celle montrant une vraie Bacchanale. Elle se retrouve presque centrée bien qu’encore à gauche.

Cy Twombly – Bacchanalia – Fall (5 days in November) – 1977

Non seulement celle-ci se trouve presque vierge de toute maculation mais elle est mise à distance voire protégée par le fait d’être recouverte d’une feuille de calque millimétré. Ce dessin conclusif de La fête de Pan est voilé tout comme sectionné par cet effet de distance avec en même temps comme un renvoi à une autre origine à partir de cette espèce de remise au carreaux, à l’instar de certains dessins de Poussin qui en garde trace (La Crucifixion, Le buisson ardent…)

Un rapport dialectique s’opère et imprègne cette composition dans cette oscillation entre le fond représenté et ce qui arrive jusqu’à nous tel que filtré. Une légère ondulation du papier calque millimétré à peine effleuré de traces marrons, produit un jeu d’opacité irrégulier supplémentaire par la proximité du calque sur le dessin de Poussin. Dès lors certaines parties se retrouvent plus floues que d’autres. Le rapport de tension à partir de la débauche du fond et la rigueur du quadrillage millimétré ne peut pas être plus explicitement dialectique. Ainsi, comment ne pas se souvenir que cette commande passée de 4 Bacchanales à l’origine à Nicolas Poussin émana directement du Cardinal Richelieu ! Il est probable que si les Bacchanales en question eut été reproduites dans ce catalogue, Twombly s’en serait contentées. Mais nous n’en sommes plus à un paradoxe près. Deux nuages ou noyaux de forces ou seraient-ce là de pulsions figurées (fig.48) semblent se poursuivre dans la dynamique générale de cette dernière danse sous ivresse.

Cy Twombly – Bacchanalia – Fall (5 days in November) – 1977. Détail

Ce rapport entre une pulsion et une structure se retrouvera par exemple trois ans plus tard, dans une reprise avec les deux derniers dessins du polyptyque Leda and the Swan qui en comporte 6. On y voit une feuille simplement quadrillée comme tirée d’un cahier scolaire et pour finir une flaque d’huile, une souillure maculant une feuille initialement vierge.

Cy Twombly – Leda and the Swan ‑1980. Deux derniers dessins sur les six du polyptyque

Débordements et discipline peuvent s’entendre en écho et par extension jusqu’au baroque qui travaille aussi l’œuvre d’un titre en particulier d’Anne-Marie Albiach à travers son grand poème « L’EXCÈS : cette mesure ». Albiach aimait beaucoup l’œuvre de Twombly et espérait pouvoir réaliser un livre que Yvon Lambert lui avait proposé. Malheureusement ce projet n’a pas pu se faire ensemble mais avec le travail de Richard Tuttle dans une édition limitée en 2004. Cette tension dialectique renvoie quoiqu’il en soit à cette dualité du désordre provoqué par Dionysos et de l’ordre selon Apollon.

Ovidio se terminait par la douzième salle où pour la première fois se sont retrouvés réunis ensemble les deux calendriers des bergers d’après des douze poèmes pastoraux de Edmund Spenser. L’un de ces calendriers avait d’ailleurs été montré lors de la rétrospective parisienne. Cette fois-ci, les deux fois 13 dessins-collages contenus dans les Shepheardes Calenders rythmaient les quatre murs clôturant la fin de l’exposition.

Chaque calendrier dépeint selon des couleurs avec des papiers collés de différentes natures ses 12 mois. Parfois se retrouve aussi du papier cristal produisant, traduisant même comme un effet de brumes. Chacun des mois est personnifié par une églogue. Il n’y a que les deux mois de janvier respectif qui en garde une trace liminaire et fragmentaire quand les autres mois se contentent seulement du nom du mois en question et de la numérotation latine de son aglogua correspondante.

Ce qui était d’autant plus intéressant ici, correspondait au fait de pouvoir comparer les ressemblances et dissemblances de mois en mois selon les deux calendriers disposés en parallèle. Les deux Januarye par exemple, ont pour équivalence celle de la grille, le carreaux comme base commune ; c’est le début virginal de toute année. D’un côté du calendrier quelques traces de peintures en blanc cassé recouvrent en partie cette grille pouvant peut-être représenter des croisillons de fenêtres ? De l’autre c’est un papier calque qui enveloppe la quasi entièreté de cette grille pouvant jouer avec une mise en abime de la fenêtre sur elle-même, voire au carrée ?

Cy Twombly – Spenser – The Shepheardes Calender – Januarye ‑1977

Dans ce dernier exemple, on pourra voir de quelle manière Twombly brosse les mois de juin et de septembre qui traçaient l’intervalle de temps qui fut octroyé à cet Ovidio de vivre à Grenoble, au sein de ce musée, d’une manière à la fois subtile et sublime. Les trois commissaires auront réussi à donner à cette exposition une cohérence continue tout au long de ce voyage sur cinq années d’intenses créativités pour Cy Twombly.

D’une manière plus secrète et discrète, les signes du cygne se seront manifestés ici et là en passant des signes visibles à d’autres, lisibles ou à peine dissimulés jusqu’à hermétiques pouvant éventuellement se décrypter. Ainsi, il se pourrait que la figure du cygne, dont la présence séminale passa par l’achat de ce collage contenant ce couple de cygnes (fig.1), pourrait se révéler dans une ombre portée mais jusqu’où consciente ? Dans son sillage, il pourrait en aller autant dans la symbolisation des deux teintes qui habillaient les murs de ces espaces. Le gris et le blanc sont bel et bien les couleurs des plumages de cet oiseau manifeste à son œuvre et la fois mythique et réel. Voilà en tous les cas une hypothèse que l’on peut formuler en regardant rétrospectivement l’onde, au long court, fidèle dans son retentissement inoubliable.

Cy Twombly – Spenser – The Shepheardes Calender – June & September ‑1977

Le catalogue réalisé par les éditions LIENART est sous toutes ses coutures de grande qualité. La beauté graphique et l’habillage des tons en écho au dessin de la couverture se déclinent harmonieusement dans une réalisation de Lætitia Queste. De même la qualité des reproductions s’approche délicieusement de la perfection à l’exception du trop terne dessin-collage Adonais. Sinon un seul autre bémol pour l’absence d’un dessin Aristaeus Mourning the loss of his Bees,(Cat. no.73 vol 6). Pour le contenu textuel, chacun des trois commissaires, Sophie Bernard, Jonas Storsve et Guy Tossato signant ici sa dernière exposition pour ce musée, ont livré des textes fouillés et inspirés avec l’ajout de Écriture, du danois Peter Laugesen (1942), avec un poème hymnique à Cy Twombly.

La dernière partie revient à Sophie Bernard qui ajoute précieusement une petite anthologie de textes écrits et publiés en France entre 1973 et 1981 avec la reprise entière ou partielle de textes excellents, précis de Jean-Marc Poinsot, Marcelin Pleynet et ceux de Christian Prigent, Guy Scarpetta et Sagesse de l’art, ce second texte de Roland Barthes toujours aussi sensible et vivant. Ce volume se termine avec un très beau dossier chronologique offrant à nos mains un catalogue de grande qualité en écho à une des plus belles expositions dédiées au cigno romano.

240 pages, 175 illustrations, cartonné contrecollé – 34 € – ISBN : 978–2‑35906–407‑0

Cy Twombly – ROMAIN 1957- Portrait ©Elisabeth Stokes

 

 

 

 

 

 

Franck Yeznikian
Né en 1969 à Besançon. Compositeur de musique dont le travail s’inspire en particulier des œuvres d’art et du discours qui en découle. Proche de la poésie et de la philosophie, il s’intéresse au tissage du sens et de l’histoire. Depuis plus de vingt ans, son travail autour de l’œuvre de Cy Twombly s’est imposé comme central, tout comme sa lecture de Georges Didi-Huberman. Ce sont ces mises en relation qui viennent nourrir sa musique à l’intérieur même de la notion de l’intervalle. Sa musique est proche de celle de Klaus Huber avec qui il a étudié et d’autres compositeurs comme par exemple Bernd Aloïs Zimmermann, Luigi Nono, Alain Bancquart et Harrison Birtwistle.
Crédits photo : © Cy Twombly Foundation 
© Elisabeth Stokes
© Franck Yeznikian 

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