Programme

"Ode à la Nature"

Felix Mendelssohn
Mer calme et heureux voyage (Meerestille und Glückliche Fahrt) , ouverture en ré majeur op. 27

Claude Debussy
La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre

Ludwig van Beethoven
Symphonie N° 6 en fa majeur op. 68, dite 'Pastorale'

 

Orchestre de la Suisse Romande
Daniele Gatti, direction

Genève, Victoria Hall, mercredi 8 novembre 2023, 19h30

Après un concert Wagner-Strauss en octobre 2022, marqué par un beau succès, Daniele Gatti revient à Genève en novembre 2023 pour un programme radicalement différent, intitulé « Ode à la nature », avec un programme Mendelssohn, Debussy, Beethoven, bien composé, alliant deux visions de la mer et celle plus terrienne (si l’on peut dire) de Beethoven dans sa Pastorale. Gatti propose par là aussi au public genevois aussi de découvrir un autre pan de son répertoire, qui laisse le post-romantisme pour le romantisme et le premier XIXe, tout en proposant aussi un autre compositeur de son univers, Claude Debussy (il est aussi un interprète notable de Pelléas et Mélisande).
Le chef italien, actuellement directeur musical de l’Orchestre du Mai Musical Florentin et de l’Opéra de Florence (Teatro del Maggio) qui prendra les rênes de la prestigieuse et vénérable Staatskapelle Dresden en succession de Christian Thielemann en septembre 2024, montre ainsi en seulement deux programmes genevois (2022 et 2023) l’étendue de son répertoire symphonique et la qualité d’une approche assez classique dans la forme, sensible et raffinée, notamment dans une
Symphonie Pastorale particulièrement fouillée et détaillée.
Le succès remporté et l’adhésion d’un orchestre vraiment engagé ont fait de cette soirée un très beau moment symphonique, où l’on a pu aussi constater la belle qualité de l’OSR, qu’à Wanderer on entend plus souvent dans la fosse du Grand Théâtre, et qui a montré d’éminentes qualités techniques et un très beau son.

 

Daniele Gatti © Marco Borggreve

Daniele Gatti confronté au thème de la Nature a proposé ici un programme dont le morceau de bravoure était l’exécution de la Symphonie n°6 en fa majeur op.68 « Pastorale » de Beethoven, une œuvre qu’il chérit tout particulièrement. Pour faire bonne mesure, si la seconde partie était une pastorale, c’est-à-dire une célébration terrestre de la nature, il a placé la première partie sous le signe de la mer, proposant deux descriptions, ou plutôt deux visions de l’univers marin, l’ouverture symphonique Meeresstille und Glückliche Fahrt (Mer calme et heureux voyage) op.27 de Mendelssohn et La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre CD 111 de Debussy.

Aucun programme n’est composé au hasard, et si le chapeau commun est la nature, la déclinaison en est évidemment les variations dans la manière dont la musique traduit un univers visuel. Par ailleurs, ouvrant sur Mendelssohn et fermant sur Beethoven, Gatti sait parfaitement que Meeresstille und Glückliche Fahrt sont deux poèmes de Goethe que Beethoven a traduit en cantate composée en 1815, et qu’il a dédié la pièce au poète qu’il admirait tout particulièrement en lui offrant la partition lors d’une rencontre en 1822. L’ombre de Beethoven plane sur ce Mendelssohn de 1828 (Beethoven meurt en 1827, quelques mois avant) qui ouvre le concert dont le point d’orgue est justement Beethoven.

Entre les deux, Debussy, un siècle ou peu s‘en faut après la Pastorale, créé ces trois esquisses symphoniques qui ont presque par leur étendue l’allure d’une symphonie.

Mais le mot esquisse, voulu par Debussy, invite évidemment à rapprocher musique et peinture, peut être non seulement pour cette pièce mais pour les deux autres aussi.
D’ailleurs, Berlioz décrivant la Pastorale cite Poussin, Lebrun, Michel Ange, c’est dire combien dans ce programme musique et arts visuels se rapprochent, et combien la manière d’agencer les couleurs sera au centre de cette reproduction sonore de la nature, dans un réseau de Correspondances.
Pour comprendre en effet ce que ce programme veut transmettre, il faut partir encore et toujours de Baudelaire :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe a travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, IV

 

Ce dernier vers définit une démarche, qui n’est pas réductrice à une école ou une autre, mais qui part de l’idée que le monde est fait de ces correspondances où les sons renvoient aux couleurs ou aux odeurs, dans une sorte de valse vertigineuse : la musique devient alors expression d’une totalité, non réductible à une école, à une époque ou à des théories. Beethoven, Mendelssohn et Debussy font chacun à leur tour la peinture d’un univers à qui Daniele Gatti va chercher justement à donner cette très baudelairienne « ténébreuse et profonde unité » sans jamais chercher à affadir les styles, en gardant à chaque pièce son ou ses caractères propres, mais essayant de construire comme un parcours syncrétique, sachant parfaitement les fils qui se sont tissés : Beethoven inspire le jeune Mendelssohn, mais suscitera aussi des commentaires (d’ailleurs contrastés) de Debussy dans Monsieur Croche à propos de la « Pastorale », et ainsi entre visions de la nature (Debussy) et sentiment de la nature (Beethoven), un programme se construit, où en quelque sorte l’œil écoute.

 

 

Meeresstille und glückliche Fahrt op.27

 

Une ouverture en ouverture de concert, rien de plus canonique, d’autant que cette ouverture assez courte, relativement peu connue (sa durée lui permet d’être casée dans un programme où il manque quelques minutes de musique) trouve ici une vraie fonction d’ouverture parce que ce jeune Mendelssohn (il a 18 ans quand il la compose en 1828, et la publie en 1832) en cette petite dizaine de minutes laisse deviner une de ses « fonctions » dans l’histoire de la musique, celle d’être un pont entre le passé immédiat et un grand futur.
Et Daniele Gatti dessine par son interprétation les caractères d’une musique déjà très assise, très assurée, qui n’est pas pâle imitation des grands prédécesseurs, essentiellement Beethoven, mais qu’elle contient une vraie couleur personnelle..
Le caractère des deux poèmes de Goethe, toujours publiés ensemble depuis leur première publication en 1796 est un rythme, une métrique, une respiration du texte qui a motivé Beethoven, mais aussi Reichardt, Schubert et donc Mendelssohn. Il y a dans la poésie même de Goethe dans la prosodie une forte valence musicale dont les musiciens vont évidemment s’emparer pour la prolonger.
Gatti dans son approche de l’œuvre va montrer en quoi elle fait penser fortement à Wagner. en son début, cette longue phrase mélodique continue un peu énigmatique ou brumeuse qui semblerait préluder à une tempête qui ne viendra pas. On y comprend immédiatement comment Wagner né d’ailleurs à Leipzig, la ville de Mendelssohn, va puiser dans la musique de son aîné. Certes, Wagner n’a pas toujours été aimable envers Mendelssohn mais il l’a beaucoup exploré, imité, quelquefois pillé… Et en entendant ce début, on comprend pourquoi, d’autant que Gatti interprète reconnu de la musique postromantique et de celle du début du XXe siècle, exalte immédiatement cette parenté, sans appuyer ni insister, mais avec une respiration qui fait immédiatement penser à ce que pourrait en faire Wagner.
L’autre inspiration de ce Mendelssohn débutant, c’est évidemment Beethoven, en ce sens j’évoquais son rôle de pont. Tous les compositeurs de symphonies de l’époque romantique ont évidemment en tête Beethoven, et Mendelssohn, tout jeune, à un an de la disparition du grand maître, est influencé, comme tous les autres musiciens de son temps. C’est dans le deuxième moment, plus vif, plein de ferveur, où est exposé le thème de la pièce que les échos beethovéniens se font entendre, peut-être moins le Beethoven symphonique que celui de Fidelio, auquel on pense irrésistiblement. Gatti réussit à mettre en valeur ces échos, mais avec une fluidité qui veut moins marquer les influences que la manière dont Mendelssohn les traite. Et c’est dans les parties finales que Gatti fait respirer le Mendelssohn du futur qui est déjà Mendelssohn au présent, par une respiration aérienne, par une légèreté des enchaînements où l’on reconnaît certains traits de ses symphonies. Alors que certains ont accusé le chef d’être quelquefois trop lourd ou trop contrasté, il y a ici et ce sera le cas tout au long de la soirée, quelque chose d’un équilibre, comme un apaisement où même les moments plus éclatants comme le final aux trompettes sonnant l’arrivé de ce « Glückliche Fahrt » (heureux voyage) ne font jamais exploser les volumes. Comme si la vision apaisée de la Pastorale devait irradier la soirée. C’est par une sorte de bonheur que s’ouvre la soirée, et ce bonheur ne la quittera pas.
L’acoustique du Victoria Hall favorise une sorte de plongée dans l’œuvre, tant le son est proche, presque trop, et même s’il reste clair, il nous semble que Gatti essaie de limiter les volumes pour éviter les effets sonores trop violents dans un espace qui nous apparaît aujourd’hui mal adapté à un jeu large et aéré. Mais il permet de voir combien l’orchestre est engagé et semble heureux de jouer, attaques précises, netteté du son, aucune scorie.

 

 

La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre

La vision poétique de Goethe, et le rythme de ses vers va induire plusieurs compositeurs à mettre ces deux poèmes en musique.

La démarche de Debussy part non d’un texte, mais de la peinture : c’est dans ce sens qu’il faut entendre le mot « esquisse » employé ici en termes picturaux visant à créer une correspondance entre image et son, le symbolisme est passé par là, et Baudelaire, évidemment.
Un peu à la manière d’un tableau impressionniste à la Monet, la mer est saisie par le regard du musicien à divers moments et sous diverses influences, d’où les trois parties :

  • De l'aube à midi sur la mer
  • Jeux de vagues
  • Dialogue du vent et de la mer

Debussy confia dans une lettre qu’il aurait dû embrasser la carrière de marin et qu’il changea de route par hasard. Mais il garda toujours dit-il l’amour de la mer qui lui rappelait sans doute des souvenirs d’enfance à Cannes, jours heureux où il séjournait chez son parrain.

On connaît le goût de Debussy pour l’eau, mais il ne faut donc pas s’étonner qu’il choisisse la mer comme thème de son œuvre symphonique sans doute la plus développée, aujourd’hui très souvent jouée, même si elle ne fut pas si bien accueillie au départ. On y attendait sans doute les atmosphères vaporeuses des Nocturnes ou même le mystère de Pelléas. Or, clairement Debussy revient à un langage sinon plus classique, du moins plus lumineux, et marqué par le formalisme quasi traditionnel d’une symphonie. Un recul en quelque sorte.
En fait Debussy ne veut pas composer une description « clinique » de la mer, ou objective, mais construire une évocation à partir des sensations, à partir des souvenirs, la mer comme perception plutôt que description.

Pas de tempêtes familières des opéras baroques ou rossiniens, mais des touches « impressionnistes » (même si le mot l’agaçait).
La première partie, De l'aube à midi sur la mer, frappe dans l’interprétation de Gatti par son refus de tout ce qui pourrait apparaître vaporeux ou manquer de netteté ou de dessin. Il y a des lignes claires, c’est frappant, mais dans l’esprit de l’œuvre précédente, une respiration, une circulation du son qui apparaît comme naturelle, faisant presque oublier la complexité de la composition où se succèdent les motifs, tout en se superposant, s’étirant ou se densifiant, tout en gardant un substrat mystérieux vaguement obscur, et un balancement clair dans le passage d’un motif à l’autre. Il y a une retenue, qui ne renonce jamais à la couleur, qui refuse une sorte de linéarité, mais qui crée une sorte de petit théâtre de l’enchantement, avec les interventions successives des instruments notamment des bois (remarquable flûte, tendre cor anglais) qui finissent par faire émerger les thèmes les plus fameux, mais où Gatti évite tout soulignement et tout surlignement, comme si tout cela faisait partie du mouvement naturel de la mer, avec ses accalmies et ses réveils, faisant émerger les superpositions rythmiques et les oppositions tutti/instruments singuliers en successions d’où certaines phrases plus incisives étonnent presque comme étonne une mer un peu fantasque mais globalement unifiée. Ce dialogue unité-diversité est ce qui frappe dans l’approche de Gatti, avait un sens aigu de la couleur et une attention au contrôle des volumes instrumentaux, avec ses accélérations joyeuses et ouvertes, presque ensoleillées, somptueuses dans la partie finale, en gardant toujours une délicatesse qui est la marque de l’ensemble de la soirée.
Jeux de vagues est un moment plus étonnant, plus novateur dans la composition, mosaïque fragmentée d’une incroyable transparence, sans véritable point où l’auditeur se raccroche, balloté par les sons qui fusent de manière apparemment désordonnée. Debussy joue sur la rupture, sur les rythmes dansés, mais en même temps syncopés, et Gatti joue sur les interruptions, les ruptures, les sons qui surgissent, puis qui disparaissent, les rythmes de danse qu’on perçoit et qui se diffractent. Ici encore domine l’impression de transparence, la volonté de garder de ce moment tourbillonnant et désordonné une sorte d’idée de clarté, une obscure clarté qui tombe du son.
Il est suivi dans ses ruptures, dans ses élans par un orchestre qui le suit à la moindre respiration, dont on devine le travail à chaque moment tant les instruments sont clairement audibles et exposés. Il émerge de l’ensemble une lumière particulière, une volonté presque ludique d’entraîner l’auditeur dans un « langoureux vertige » comme dirait Baudelaire.  Gatti réussit à rendre cette idée de vertige sans jamais perdre les équilibres et essayant toujours de faire émerger les architectures ou les pans d’architectures. On admire le jeu des harpes et des bois en écho conclusif, à la fois intime et suspendu. Magnifique moment.

Dialogue entre le vent et les vagues commence par le sentiment d’une menace, d’un éclatement prochain, mais contrairement à Jeux de vagues, il s’agit non d’expressions apparemment désordonnées mais d’un dialogue, c’est-à-dire d’un face à face de forces qui se mesurent, le vent et les vagues, de jeux de forces qui s’affrontent en une ronde qui semble infernale. On reconnaît là un Gatti qui sait mettre en scène la musique dans une sorte de théâtralité. Il compose un tableau presque cyclique où les éléments s’affrontent, sans jamais abdiquer la clarté des expositions, faisant des instruments singuliers quasiment des personnages. Gatti sait rendre le drame, sait construire l’espace de l’affrontement, mais sans jamais que le son n’assomme, revenant périodiquement à la retenue, à l’apaisement au mystère par des échos de la première esquisse qu’il sait mettre en valeur. Il y a là comme une sorte de vie intérieure qui fait presque surgir une magie de plus en plus étourdissante qui s’accélère : dans cette approche, il y a de la force, il y a quelque chose de rude, mais qui n’abdique jamais la souplesse, les angles plus arrondis, alliant la danse et le théâtre, le drame et l’image en un crescendo qui laisse étonnamment respirer jusqu’à s’élargir en une sorte de paysage jamais apocalyptique, qui garde la somptuosité d’une fresque large qui épouse un univers.
Une interprétation totalement maîtrisée, qui compte parmi les moments les plus forts que Gatti ait offerts dans Debussy.

Daniele Gatti dirige l'OSR en 2022 (© Magali Dougados)

 

Symphonie n°6, op.68, « Pastorale »

Faudra-t-il rappeler que le titre de la symphonie « pastorale », n’est pas rajouté, mais de Beethoven lui-même. Cette célébration de la nature aurait pu prendre place dans les évocations multiples de la nature policée qu’on peut voir dans la peinture ou même dans la musique d’opéra.
Beethoven qualifie en effet sa symphonie de « Sinfonia pastorella – mehr Ausdruck der Empfìndung als Malerey » (Symphonie pastorale, plus expression du sentiment que peinture).
On pourrait discuter à l’infini de cette définition, et la relier aux deux autres pièces, puisqu’ici Beethoven veut mettre au centre non pas la description d’un paysage, mais le sentiment suscité par le paysage, reprenant à son compte en quelque sorte la fameuse définition « un paysage est un état d’âme ».
En même temps, c’est une symphonie à programme, ce qui n’est pas rare au XVIIIe (plus au XIXe), et un programme pastoral ce qui l’est encore moins vu la fortune du genre pastoral au théâtre, à l’opéra et dans les ballets depuis le XVIIe siècle. On comprend bien d’emblée que Beethoven soit tiraillé entre un genre du passé, classique, et un sentiment nouveau de la nature qui va irriguer le romantisme et toute la première moitié du XIXe siècle.
Je ne sais pourquoi, j’ai toujours vu dans La Tempesta de Giorgione (tableau exposé à la Galleria dell’Accademia à Venise) une sorte de métaphore de cette symphonie. Je la ressens d’autant mieux quand je regarde ce tableau.

La Tempesta (Giorgione), Venise, Galleria dell'Accademia

La Tempête tout comme la Pastorale sont des motifs assez traditionnels de la musique, mais dans cette symphonie la Tempête est comme mise en scène : une assemblée de paysans, la tempête, puis l’apaisement.  Il y a dans le tableau de Giorgione quelque chose à la fois d’inquiétant, un orage, un éclair, mais aussi de rassurant comme un jeu entre l’inquiétude (le Ciel, les arbres vaguement menaçants) et un sentiment de paix étrange avec la présence d’un personnage à gauche, probablement un berger, et cette femme avec son enfant qu’elle allaite avec son regard inquisiteur mais pas angoissé, et un ruisseau entre eux. Il est clair que la référence est là aussi la poésie pastorale, dans un paysage qu’on peut imaginer avant l’orage comme celui des deux premiers mouvements de la symphonie de Beethoven.
Deux parties dans le discours porté par la symphonie : les deux premiers mouvements, plus descriptifs, comme une sorte d’ouverture apaisée, stylistiquement proches, et les trois autres mouvements, en solution de continuité, dont l’orage est le pivot qui constitue en quelque sorte le momentum de l’œuvre (Allegro, Gewitter – Sturm/Orage – Tempête.). C’est par lui que paradoxalement nous aborderons le travail de Daniele Gatti, qui retrouve le style « théâtral » beethovénien, avec la richesse descriptive de la foudre et des effets de vent, dont Wagner (encore lui) se souviendra dans Der Fliegende Holländer.
La contraste de la tempête avec l’ambiance apaisée qui précède est marqué, mais pas de manière si brutale. La clarté de l’approche fait entendre à la fois le vent (les contrebasses et violoncelles) et les humains (les violons), comme égarés par l’angoisse. Il y a là un théâtre de l’humanité, et pas seulement de la nature, que Gatti souligne dans une approche générale de la symphonie complètement dominée par une sorte de volonté apaisante, sans l’urgence qu’on entend quelquefois : je me souviens d’un quatrième mouvement terrible et angoissant par Rattle (il ya très longtemps avec Birmingham – le CBSO) qui semblait une sorte de danse macabre. Ici les éléments se déchainent, mais dans un univers qui comme la mer précédemment, sait accueillir la paix, et supporter les crises et les ruptures. – ce que je considère dans le tableau de Giorgione quand sous le ciel qui menace la femme allaite son bébé…
C’est l’impression générale de cette interprétation, où la tempête n’est qu’épisode et non crise irrémédiable, une explosion assez vite calmée, parce que l’impression qui domine est tout de même la sérénité, celle initiale des deux premiers mouvements, particulièrement lumineux, et celle conclusive du dernier mouvement. Toutes les qualités d’approche de Gatti se retrouvent, d’abord une suprême élégance, dans l’agencement des enchainements, dans l’absence totale de ruptures, mais au contraire dans la continuité d’une lecture fluide et limpide, suivi par un orchestre d’une grande souplesse, jamais incisif ou brutal, uni à son chef dans une interprétation au total d’une extrême tendresse et d’une grande sensibilité, notamment dans les deux premiers mouvements, aux accents contemplatifs, presque chambristes, notamment dans la scène au bord du ruisseau (2ème mouvement, Andante molto moto Szene am Bach /Scène au bord du ruisseau), concession traditionnelle à la figure du Locus amoenus : il n’y a pas  de nature sans son ruisseau, sans son lieu de fraicheur souvent ombragé, un lieu frémissant (les cordes légères font ici merveille) et surtout où se révèle aussi par quelques traits instrumentaux la nature animale (les oiseaux, le coucou, le rossignol) qui ne sont pas pure imitation des sons de la nature, mais là encore une harmonie qui fait image, image extatique même, avant le mouvement suivant (Allegro, Lustiges Zusammensein der Landleute /Joyeuse assemblée de paysans) plus humain, avec cette réunion de paysans et l’arrivée de la danse et du Ländler, concession toute humaine à cette nature contemplée que déjà le premier mouvement avait installée, et avec quelle poésie, une nature en paix et en harmonie.
La lecture est tellement claire qu’on y entend les joies simples sans aucun maniérisme, avec une ligne sûre, traversée de couleurs diverses, qui entre en harmonie avec le style des œuvres de la première partie. Ce qui frappe dès le début de la Sixième, (1er mouvement : Allegro ma non troppo, Erwachen heiterer Empfindungen bei der Ankunft auf dem Lande/Éveil d'impressions agréables en arrivant à la campagne), c’est la cohérence de l’approche, nette, jamais floutée, avec la mélodie d’entrée d’origine sans doute populaire que Gatti fait immédiatement respirer, avec apaisement mais non sans une certaine intensité, un certain engagement qui traduit la rencontre joyeuse de Beethoven avec la nature. Gatti sait doser les volumes, sait marquer sans insister, il crée là ce qu’on appelle une atmosphère.

Une atmosphère qu’on retrouve en écho au dernier mouvement (Allegretto, Hirtengesang. Frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm/Chant pastoral. Sentiments joyeux et reconnaissants après l'orage), à peine sorti de la tempête et de l’orage en une transition à la fois élégante et magnifiquement mise en scène, de la tension on passe quasiment sans s’en apercevoir à l’apaisement, un apaisement presque religieux, où clarinette cor et violons semblent aller chercher le ciel qui ne peut plus attendre. Ici le son n’est pas allégé, il est franc, direct, mais respire une sorte de renaissance de la nature et des êtres en un final discrètement solaire.
Une Pastorale particulière, très sentie, empreinte de poésie jamais naïve, jamais produite en une sorte de premier degré, mais extrêmement raffinée. Simplicité, raffinement, élégance, sensibilité et émotions. Tous les ingrédients d’une très belle soirée.

Une soirée qui a permis d’entendre avec quelle attention et quel engagement l’OSR a suivi Daniele Gatti dans ce parcours, faisant entendre des solistes de grande qualité, et un son clair, précis, avec une luminosité qu’on n’entend pas toujours dans la fosse du Grand Théâtre. Il est vrai qu’il joue ici chez lui, dans une salle aux dimensions réduites qui sonne bien et qui donne un sentiment de proximité avec le rendu sonore de l’orchestre qu’on n’a pas toujours dans les salles de concert. Le revers de la médaille, c’est un podium aux dimensions réduites qui empêchent les gestes larges et la respiration que l’orchestre pourrait avoir sur un podium à la surface plus adéquate. Certes, c’est la salle historique de l’OSR, qui a le privilège d’y sonner depuis sa création en 1915 avec ses habitudes. Mais on se prend à rêver de ce qu’aurait été l’installation de l’orchestre dans la Cité de la Musique, mort-née à cause d’un referendum où sa construction a été écartée par les citoyens de Genève.

Le voilà donc condamné à faire contre mauvaise fortune bonne musique et ce fut vraiment le cas ce soir.

 

 

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Magali Dougados
© Marco Borggreve
Article précédentD’écrire le signe
Article suivantFaire du neuf avec du neuf

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici