Après avoir présenté « Paris romantique », puis « Paris 1900 », le Petit Palais poursuit son exploration de la scène artistique dans la capitale avec « Le Paris de la modernité, 1905–1925 ». Ces vingt années sont celles qui ont vu naître tous les grands mouvements artistiques de la première moitié du XXe siècle, autrement dit, des tendances qui sont au cœur de l’histoire de l’art et qui sont extrêmement bien connues. Se pose donc une question difficilement évitable : cette période dont on pense à peu près tout connaître, au moins dans ses grandes lignes, comment la présenter au public de manière différente de ce qui a déjà été fait ? Ces artistes qui furent les principaux novateurs de leur temps, comment les montrer de façon originale ? Comment refaire du neuf avec ce qui fut neuf il y a un siècle ?
A ces interrogations, plusieurs réponses sont possibles, et le Petit Palais s’efforce d’explorer diverses voies. Ce troisième volet du triptyque paraîtra peut-être un peu moins foisonnant, par rapport à l’embarras de richesses qui caractérisaient les deux premiers, à moins que ce ne soit simplement une plus grande familiarité avec les œuvres exposées qui engendre cette impression. Quatre cents numéros au catalogue, néanmoins, ce qui n’est pas rien. Pour autant, la visite ne crée pas une sensation de trop-plein, mais d’agréable profusion.
Une piste très à la mode, pour renouveler notre regard sur telle ou telle période artistique, qu’il s’agisse des arts visuels ou de la musique, est bien sûr l’intérêt porté aux femmes. La période 1905–1925 se prête bien à cet angle d’approche, puisqu’il a permis, mieux que jamais auparavant, aux femmes d’accéder à une formation artistique, d’exposer leurs œuvres et d’adhérer aux différentes avant-gardes. On le remarque dès la première salle, où Marie Laurencin est en bonne place, avec un bel autoportrait peint avant qu’elle ait trouvé son style caractéristique, et un portrait de Max Jacob judicieusement rapproché d’un masque africain, la simplification des traits du visages du poète ayant sans doute été inspirée par l’esthétique « nègre ». Cette présence féminine se poursuit, avec des noms comme Marie Vassilieff ou Natalia Gontcharova. Même la salle conçue autour du Théâtre des Champs-Elysées et des Ballets russes montre, aux côtés des plans d’Auguste Perret, d’esquisses de bas-relief de Bourdelle ou de costumes pour Le Sacre du printemps, deux toiles de Jacqueline Marval (1866–1932), qui fut sollicitée, tandis que Maurice Denis était chargé de la grande salle, pour peindre huit panneaux destinée au foyer de la danse ; on la retrouve dans une autre salle, consacrée à la Première Guerre mondiale. Plus loin, c’est la Brésilienne Tarsila do Amaral qui est représentée par une toile peinte en 1924, soit un an après sa célèbre A Negra, l’étonnante étonnante qui revisite l’univers du Douanier Rousseau. Tamara de Lempicka est forcément là aussi, avec le Saint-Moritz du musée des beaux-arts d’Orléans, qui renvoie à l’engouement pour les sports d’hiver, et le grand nu Les Deux Amies pour la vogue du lesbianisme.
Les égéries sont également évoquées, modèles, danseuses ou actrices qui ont inspiré les artistes, et Joséphine Baker a droit a son propre espace, avec quelques-unes des plus belles créations qu’elle a pu susciter (superbe laque de Jean Dunand, portrait par Van Dongen). Autre forme de présence féminine : outre les peintures et sculptures rassemblées, l’exposition inclut aussi des vitrines contenant des robes, à commencer par celles de Paul Poiret. Le couturier frappa d’abord les esprits dans les années 1910, et l’on ne peut s’empêcher de trouver remarquable la coïncidence de ses créations mêlant le style Empire à un Orient fantasmé avec les costumes alors dessinés pour les Ballets russes par Bakst ou Roerich. Poiret revient en 1914–18 en tant que concepteur d’un modèle de capote bleu horizon adopté par l’armée, à côté de son portrait par Derain. La mode des Années Folles est elle aussi illustrée par plusieurs modèles.
Une autre manière de renouveler notre regard sur la période considérée consiste à s’appuyer sur certains événements historiques pour rapprocher des univers a priori éloignés. Le début du XXe siècle ayant vu l’essor de l’automobile et de l’avion, une voiture Peugeot de 1913 voisine ici avec un authentique aéroplane de 1911 et un moteur, qui voisinent assez naturellement avec le très machinique Cheval majeur de Duchamp-Villon (1914) et la célèbre Roue de bicyclette de son frère Marcel. La salle consacrée à la Grande Guerre rappelle aussi quelques aspects oubliés, comme cette « Exposition d’œuvres d’art mutilées » qui fut accueillie par le Petit Palais, justement, les destructions liées aux bombardements étant mises en avant comme autant de preuves de la barbarie de l’ennemi.
Autre possibilité encore : s’intéresser sur les différents adeptes d’une mouvance à défaut de pouvoir présenter les grands chefs‑d’œuvre représentatifs de chaque tendance moderniste. 1905, la date n’a pas été choisie au hasard, c’est l’année de naissance officielle du fauvisme : faute de réunir toutes les toiles qui ont alors été au centre d’un scandale habilement orchestré, le Petit Palais montre l’une des œuvres reproduites dans L’Illustration dans le fameux article sur le Salon d’automne, celle d’un des participants les plus oubliés, la Flânerie sous les pins de Jean Puy. Pour le cubisme, Picasso et Braque sont là, mais aussi et peut-être surtout La Fresnaye, Le Fauconnier, Gleizes ou Metzinger. Pour le futurisme, à défaut d’exemples canoniques, le Centre Pompidou a prêté son immense Danse du pan-pan de Severini. L’exposition n’en permet pas moins de voir quelques œuvres mythiques, comme le fameux Coucher de soleil sur l’Adriatique de Boronali, exposé au Salon des Indépendants de 1910 et en réalité peint par un pinceau attaché à la queue d’un âne, ou de découvrir des talents obscurs, comme ce Georges Scott (1873–1943), peintre français comme son nom ne l’indique guère, auteur d’un stupéfiant Effet d’un obus dans la nuit (1915). Et l’on termine sur l’autre événement qui délimite la période, l’exposition des arts décoratifs de 1925, à travers quelques meubles et objets d’art, mais aussi de précieux autochromes permettant de ressusciter quelques-uns des pavillons alors construits sur entre les Invalides et le… Petit Palais.
Catalogue sous la direction de Juliette Singer, conservatrice en chef du patrimoine et commissaire scientifique. 22,5 x 28,5 cm, relié, 368 pages, 280 illustrations. 49 euros. ISBN : 978–2‑7596–0566‑8