« Cappiello caricaturiste 1898–1905 ».
Musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq, L’Isle-Adam (Val‑d’Oise), du 28 avril au 22 septembre 2024.

Commissariat : Caroline Oliveira, directrice du musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq, et Nicholas-Henri Zmelty, maître de conférences en histoire de l’art contemporain, Université de Picardie Jules Verne

Exposition visitée jeudi 25 avril 2024

Il eut droit en 1981 à une rétrospective au Grand Palais, et on l’expose encore assez régulièrement comme un des pères fondateurs de la publicité moderne. Leonetto Cappiello (1875–1942) était certes dessinateur, mais aussi peintre, et même décorateur d’intérieur. A L’Isle-Adam, en banlieue parisienne, on a choisi d’honorer plus particulièrement le domaine de la caricature, un Catalogue raisonné venant d’être publié par une descendante de l’artiste. C’est l’occasion d’admirer un bel ensemble de dessins et de toiles rarement vues puisque la plupart sont restées dans la famille de Cappiello.

Le Bouillon KUB. Les cachous Lajaunie. Le Thermogène. C’est par ses affiches que Leonetto Cappiello est entré dans l’inconscient collectif, et c’est comme affichiste qu’on le connaît encore et qu’on l’expose souvent. Pourtant, ce ne fut là qu’une deuxième carrière pour celui qui se fit d’abord remarquer en tant que caricaturiste. Le musée d’art et d’histoire Louis Senlecq, de L’Isle-Adam, a choisi de mettre en lumières cette première vocation, qui correspondit aux premières années de l’artiste : après la période 1898–1905, Cappiello est encore parfois portraitiste mondain, mais plus guère caricaturiste. Et c’est grâce à ses ayant-droit, encore détenteurs d’un fonds important, que cette exposition a été rendue possible : si quelques musées parisiens ont prêté des œuvres (on y reviendra), tous les dessins originaux présentés proviennent de ce qui est baptisé « Atelier Cappiello », autrement dit de la collection des héritiers, c’est pourquoi beaucoup n’ont encore jamais été montrés au public.

ILL. 1 Puccini au piano, 1898. Publié dans Le Rire, n° 191, 2 juillet 1898, p. 8, « ‘Il Maestro Puccini’, auteur de La Vie de Bohème ». Mine de plomb, pastel et fusain sur papier 53,3 x 40 cm, Atelier Cappiello

La légende que l’artiste créa autour de sa propre personne veut qu’il soit venu à Paris pour le plaisir et qu’il ait croisé par hasard Puccini, dont il dessina un portrait au piano, fort peu caricatural mais qui fut vendu au magazine Le Rire. Dans la mesure où Cappiello avait déjà publié un volume de caricatures en Italie en 1896, il n’est pas interdit de supposer qu’il se rendit en France pour donner un nouvel essor à sa carrière. Toujours est-il qu’il fut très rapidement lancé dans le demi-monde du spectacle et dans le grand monde de l’aristocratie et de la bourgeoisie d’affaires.

ILL. 2 A la Scala, Balthy et Fordyce dans la revue « Pour qui s’emballe‑t‑y ? » On ne conçoit pas plus Paris sans Balthy que Balthy sans Paris, 1899. Publié en dernière page du Rire, n°238, le 27 mai 1899. Mine de plomb, fusain et pastel sur papier, 64,2 x 49,2 cm, Atelier Cappiello

Après une première salle qui rappelle a contrario que Cappiello fut aussi/surtout affichiste, le visiteur entre dans le vif du sujet avec que images inspirées par Réjane, actrice fort illustre en son temps, et l’un des modèles de Proust pour la Berma. On voit quelques dessins, notamment pour Le Rire, mais surtout, l’œil est inévitablement attiré par une œuvre stupéfiante, une grande huile sur toile, d’un format digne des expositions annuelles du Salon, mais dont le style est assez renversant pour 1899 : sur un fond blanc uni, d’épais contours noirs stylisent la silhouette de Réjane, dont le visage simplifié, presque clownesque, est néanmoins reconnaissable grâce aux lèvres de l’actrice, à la forme si caractéristique. Cette image paraît sortie d’une bande dessinée, mais qui aurait été agrandie bien au-delà des dimensions des albums récréatifs. Même Toulouse-Lautrec, à la même époque, ne faisait rien d’aussi épuré. Influence de l’estampe japonaise ? En partie, sans doute. C’est l’une des quatre toiles, toutes du même format, données en 1979 par la belle-fille de l’artiste à ce qui ne s’appelait pas encore le musée d’Orsay. Les trois autres sont à peine moins étonnantes, mais immortalisent des chanteuses jouissant aujourd’hui de degrés de célébrité divers : Yvette Guilbert, beaucoup moins enlaidie que par Toulouse-Lautrec, Jeanne Granier et Louise Balthy. Les deux premières ont également inspiré à Cappiello des statuettes en plâtre reprenant la même posture.

Quand on cherche où le dessinateur a pu trouver des sources pour ce style si personnel, quand on se demande d’où viennent ces profils de carte à jouer, ces femmes-serpents filiformes, silhouettes réduites à des courbes et contre-courbes, on peut aussi songer à l’influence japonaise mais telle qu’elle fut filtrée par les Nabis dans ces mêmes années 1890. Dans leur période la plus hardie, Bonnard, Vuillard et Vallotton simplifièrent eux aussi à l’extrême les contours de telle élégante en chapeau, de telle indolente en peignoir. Plusieurs des vedettes immortalisées par Cappiello posèrent aussi pour les Nabis, notamment Coquelin cadet ou Marthe Mellot. Concernant cette dernière, qui jouait aux côtés de Lugné-Poe au Théâtre Libre, le caricaturiste a résumé sa méthode en peu de mots : « Mellot […] a de beaux grands yeux noirs ; je les représente avec un point, c’est tout. Ce que j’ai rendu, c’est le regard profond, pénétrant, un de ces regards impérieux qui commande l’attention » (article paru dans Le Temps, 4 janvier 1903). Dans ce même texte, il évoque ses objectifs, par lesquels ils s’opposent à la notion traditionnelle de caricature. Cappiello ne « charge » pas, il ne juge pas nécessaire de « déformer leurs traits, de les enlaidir ou de les embellir » et pratique « non pas la déformation, mais l’exagération du trait ou des traits dominants ».

Pour certains de ses modèles, pourtant, et notamment pour Sarah Bernhardt, qui devait finir par se brouiller avec lui, Cappiello n’hésita pas à forcer le trait, réduisant le profil de la star à un nez, une joue et une bouche ouverte, sorte de masque grimaçant, qu’il soit tragique comme dans la Médée de Catulle Mendès et dans L’Aiglon, ou souriant comme pour les effigies « à la ville ». Pour son corps, il accentue plus que jamais la ligne ondoyante des robes de la Belle Epoque, conférant à l’actrice une anatomie impossible d’invertébré.

ILL. 3 Mme Sarah Bernhardt, 1903. Publié en couverture du Théâtre de Cappiello, numéro spécial de la revue Le Théâtre, n°104, avril 1903. Mine de plomb, pastel, aquarelle, rehauts de gouache blanche sur papier, 55,7 x 47,4 cm, Atelier Cappiello

Ce que donne aussi à voir l’exposition du musée de L’Isle-Adam, c’est le travail de l’artiste avant d’aboutir à cette ligne claire, nette et sans bavure que montrent les œuvres publiées. Le trait se cherche, le geste se précise, au gré de crayonnages successifs. La Belle Otéro perd le chapeau dont son crâne était d’abord surmonté et la traîne qui aurait masqué ses pieds. La gouache blanche vient modifier un contour, raccourcir des jambes coupées à mi-hauteur. Le cadre ajouté en fin de parcours bascule redresser la silhouette. Entre le dessin et l’impression, le fond du portrait de Lucienne Bréval change de couleur, le marron qui remplace le bleu ciel changeant évidemment l’atmosphère générale.

Un regret, mais qui inspirera peut-être une autre manifestation, qui sait : le catalogue nous apprend que, même s’il n’était guère enclin à la critique sociale, Cappiello travailla en 1902 pour la revue satirique L’Assiette au beurre. Dans l’exposition, on peut voir la couverture de ce numéro spécial intitulé Gens du monde, et l’on serait curieux d’en connaître le contenu, même s’il est peu probable qu’il ait été aussi virulent que les dessins produits à la même époque par Kupka, qui exprimait ainsi ses convictions anarchistes. On souhaite en tout cas que l’ « Atelier Cappiello » reste accessible et rappelle le souvenir d’un grand du dessin.

 

Catalogue réunissant des contributions de Caroline Oliveira, Alice Bravard, Bertrand Tillier et Nicholas-Henri Zmelty.
21 x 27 cm, relié, 176 pages, 90 illustrations. In Fine Editions d’art, 29 euros

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Atelier Cappiello / Stéphane Pons

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