Georg Friedrich Haendel (1685–1759)
Il Trionfo del tempo e del Disinganno
Oratorio en deux parties
HWV 46a (1707)
Livret du Cardinal Benedetto Pamphilj
Direction musicale : Gianluca Capuano
Mise en scène : Robert Carsen

Lumières : Robert Carsen, Peter Van Praet
Décors et costumes : Gideon Davey
Dramaturgie : Ian Burton
Chorégraphie : Rebecca Howell
Vidéo : rocafilm 

Mélissa Petit, La Beauté
Cecilia Bartoli, Le Plaisir
Lawrence Zazzo, La Désillusion
Charles Workman, Le Temps

Les Musiciens du Prince-Monaco

Salzbourg ; Haus für Mozart, 21 mai 2021

Tout premier oratorio de Haendel, créé à Rome en 1707 sur un livret du Cardinal Benedetto Pamphili, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno s’imposait dans un Festival dont la Thématique était Roma Aeterna. On le présente désormais sous forme scénique, comme un opéra qu’il n’est pas. Et représenter la parabole de la lutte entre Beauté et Plaisir contre Temps et Désillusion n’est pas chose aisée. Krzysztof Warlikowski avait opté à Aix et Lille pour un travail fortement conceptuel. Robert Carsen qui assume la production choisit plutôt la voie de la métaphore, notamment dans une première partie vive et souriante, en représentant ces « concepts » par des personnages mythologiques à l’instar des prologues variés des opéras baroques, mais ici complètement modernisés, le tout animé et ravivé par un cast de premier ordre et une direction musicale brillante de Gianluca Capuano.

Une bonne petite diablesse : Cecilia Bartoli (Piacere) Melissa Petit (Bellezza)

S’attaquer à un oratorio qui illustre un débat théorique et le mettre sur la scène n’est pas vraiment une sinécure. Robert Carsen propose une vision à la lecture très claire et très simple, en deux parties bien délimitées, une première partie divertissante et un peu « fun », une deuxième partie bien plus intérieure et mélancolique.
L’histoire est simple, nous dirions aujourd’hui qu’elle met en scène une « battle » assez commune d’ailleurs dans la poésie depuis Horace et son « carpe diem », à savoir que la beauté n’a qu’un temps : le savoir, en avoir conscience amène-t-il à en profiter à plein tant qu’elle fleurit, ou bien la conscience de la fuite du temps change-elle l’être au monde ?
La beauté est-elle une apparence ou une tromperie parce qu’elle ne dure pas, ou bien est-elle une jouissance hic et nunc. Le temps ou l’instant ?
Pour scénariser le débat et le rendre lisible au spectateur, de la manière la plus claire et la plus simple possible, Carsen transpose dans le monde le plus superficiel et glamour qui soit, l’univers de la mode le jour de l’élection d’une Miss, dont le jury est composé de Temps, Désillusion et Plaisir : tous les trois ont intérêt à faire élire Beauté : les uns (Temps et Désillusion) pour essayer de la gagner à la conscience que tout n’est que passage, l'autre (Le Plaisir) la gagner à la jouissance de l’instant. Pour marquer la lisibilité des contrastes, les couleurs vives ou flashy, un rouge outrageux, rouge diablotin, porté par Plaisir/Piacere (Cecilia Bartoli), le noir pour les rabat-joie (Charles Workman et Lawrence Zazzo), vêtus en religieux (Il tempo catholique, et Il disinganno plus protestant).
Ainsi Carsen et son décorateur Gidéon Davey posent-ils cette opposition simpliste qui va porter l’ensemble de la représentation, avec une première partie toute faite de légèreté, une seconde partie en prise de conscience et plus angoissée, autour de la question du miroir. Qui sommes-nous au miroir ? que nous dit de nous le miroir ? La beauté est-elle éphémère ? Les contes de fées ont exploité la chose…
C’est un débat qui traverse la littérature depuis l’antiquité, repris à la renaissance notamment par la poésie française et donc Haendel travaille sur le cliché et les idées qui circulent sans être remises en cause dans les cercles intellectuels. Et Carsen ne fait que confirmer, souligner, exploiter le cliché. Mais c’est aussi un oratorio écrit par un Cardinal romain, à visée didactique pour lequel il s’agit d’affirmer la morale chrétienne, qui s’est toujours méfiée du plaisir. Avec cependant cette ambiguïté délicieuse d’une Rome où l’opéra est interdit en pénitence devant les tremblements de terres successifs, mais où un cardinal écrit un oratorio scénique…
Illusions… Melissa Petit (Bellezza) Cecilia Bartoli (Piacere)

Carsen surcharge donc la première partie de tous les signes de l’éphémère, l’agitation, le culte de l’apparence, la communication comme ennemie du vrai dialogue et de la vraie connaissance, avec l’utilisation de la vidéo – et de ses trucages (notamment quand les personnages sur fond vert ne sont pas là où ils semblent être), avec la présence continue du maquillage, de l’arrangement et d’une vie tourbillonnante qui ne laisse pas le temps de s’arrêter sur le sens, pas le temps de penser.
« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »
Nous sommes en effet au cœur de la Pensée pascalienne sur le « Divertissement » (à un moment où paradoxalement, le Pape va frapper ‑cinq ans après cet oratorio- le jansénisme par la Bulle Unigenitus en 1713), qui souligne que les agitations des hommes n’ont qu’un but : échapper à la pensée de la mort. Or dans cette parabole soulignée par le livret, Temps et désillusion sont mortifères et le monde décrit en première partie n’est que « divertissement » au sens propre, c’est à dire détournement.
Au sortir de la période que le monde d'aujourd'hui vient de vivre, il est d’ailleurs intéressant de rouvrir le Festival sur une œuvre qui commence par célébrer le divertissement pour ensuite l’étouffer sous des pensées mélancoliques et célébrer la clôture… Le confinement serait-il notre vérité ultime ? C’est une des questions qui se posent entre les lignes : la pandémie serait-elle une punition pour nous contraindre à rentrer en nous. Le choix de cet oratorio n’est pas seulement lié à Rome,  il est aussi lié à nous.
En plus avec quatre personnages et sans chœur, il est presque fait sur mesure pour le Covid et une période où l’on reste prudent sur les scènes, même si Robert Carsen use abondamment de danseurs.
Illusions… Cecilia Bartoli (Piacere), Lawrence Zazzo (Disinganno), Melissa Petit (Bellezza), Charles Workman (Tempo)

Il s’appuie d’abord sur des tourbillons de couleurs et de personnages, chorégraphies réglées par Rebecca Howell, monde agité des univers de modes et de défilé (on pense au défilé de mode ecclésiastique du Roma de Fellini !), et des médias, monde de l’apparence et de l’éternel sourire, mené par la diablesse « Piacere », Cecilia Bartoli, sur laquelle Tempo e Disinganno ne semblent pas avoir de prise. Le décor coloré, plein de vidéos de Gidéon Davey propose en plus une « passerelle » qui entoure l’orchestre, et qui rend encore plus l’idée d’apparence, de fun, de passage qui ne s’arrête jamais.
Et puis dans la deuxième partie, la scène se vide, elle apparaît nue, sans décor, noire ou grise, on y voit les cintres, les murs, comme si l'illusion théâtrale avait disparu : le personnage de Bellezza se recroqueville, le miroir devient de miroir des illusions (dans lequel le public peut aussi se mirer) ou miroir des vérités plus cruelles, notamment celle de la solitude et de la dépression.
Mais Carsen laisse la fin en suspens… nous restons tous au bord du gouffre de la vérité. Parce que nous savons bien, nous, partisans du "in medio stat virtus", que la vérité est quelque part entre les deux extrêmes. En ce sens, l’air lascia la spina, à la fois encourageant au plaisir, mais musicalement particulièrement mélancolique, montre notre tiraillement tragique… « Faut-il mourir ou vivre ? » chantait Hervé Vilard dans les années soixante. Nous en sommes toujours là.
Robert Carsen signe là un travail plutôt bien fait, sympathique, qui réveille notre désir de théâtre, bien supérieur à certains autres de ses nombreux spectacles, si vous passez par Salzbourg cet été, n'hésitez pas !
Charles Workman (Tempo), Lawrence Zazzo (Disinganno)

Du point de vue musical, comme toujours avec les équipes réunies par Cecilia Bartoli, c’est évidemment l’excellence, avec cette fois-ci ce que j’appellerais une équipe „clin d’œil“. Le choix les chanteurs correspondrait en effet presque à la situation décrite par l’œuvre, à savoir la prise du temps. En effet, aussi bien Charles Workman que Lawrence Zazzo et Cecilia Bartoli sont des artistes arrivés à l’âge de la maturité, voire un peu plus, et entourent la débutante, la jeune Melissa Petit qui chante la beauté et la fraîcheur. Mais à l’inverse de ce que raconte l’œuvre, le temps ne semble pas avoir de prise sur la performance des trois chanteurs qui cherchent dans l’œuvre à circonvenir la jeunesse.
Peut-être Lawrence Zazzo, qui a été un contreténor de grande qualité, accuse-t-il un peu plus le poids des ans, mais l’outrage est loin d’être irréparable : d’une part les voix de contre-ténor sont les plus fragiles et le temps élime ce qui fait leur singularité qui est une sorte de jeunesse structurelle de la voix, d’autre part, puisqu’il personnifie il disinganno (la désillusion), la voix va parfaitement avec le personnage qui fut et qui n’est plus. Qu’on ne se méprenne pas, la performance est vraiment remarquable, mais le timbre a effectivement un peu perdu de son éclat et cela convient très bien à ce qu’il veut représenter. Charles Workman, Il tempo (Le Temps) représente vocalement une sorte de permanence : le temps fuit, mais Workman reste l’un des ténors les plus solides du paysage, avec un timbre qui garde sa délicatesse, son phrasé élégant et sa diction impeccable (ah, la formation américaine), avec un sens miraculeux des équilibres et l’absence totale d’histrionisme. Voilà un artiste qui « ne bouge pas » depuis le temps où il chantait déjà Abaris des Boréades en 1999 à Salzbourg sous la direction de Simon Rattle. Toujours impeccable, toujours très contrôlé, presque pudique. Un grand, qui reste discret et qui déçoit rarement. Comme « Le Temps » lui va bien mais un temps de permanence, pas un temps qui use.
"Lascia la spina": Cecilia Bartoli (Piacere) Melissa Petit (Bellezza)

Troisième larron du trio des « vertus », Cecilia Bartoli, qui chante Il Piacere, « le plaisir » endosse le costume de la « diablesse », cheveux courts (elle qui joue souvent avec sa longue chevelure les jeunes filles tendres), elle ressemble avec son tailleur pantalon rouge vif à une sorte de diablotin tentateur. On l’a vu son personnage est celui d’une sorte de coach, d’impresario chargée de diriger la beauté vers le plaisir du moment : en quelque sorte, avec son énergie, sa positivité, son abattage, elle joue presque son propre personnage. Sa voix également reste contrôlée, dominé, expressive : outre la présence scénique, elle sait parfaitement jouer avec une voix qui reste égale, grâce à une technique sans failles. Son « Lascia la spina, cogli la rosa » air célébrissime qu’Haendel reprendra dans Rinaldo, est un de moments sublimes de la soirée, où elle affiche un chant intériorisé, profondément ressenti, accompagnée par un orchestre époustouflant. Elle est tout aussi bien explosive que bouleversante. C’est une performeuse née, et la mise en scène évidemment la place au centre de la performance. Il Piacere n’est pas un privilège de la jeunesse, il est de tous les âges et c’est elle qui encourage à cueillir le jour, à vivre à plein au jour le jour, quel que soit le moment de la vie. Et ce qu’elle dégage en scène, quel que soit le personnage, quelle que soit la situation, convient bien à une chanteuse qui est l’incarnation même du plaisir d’être en scène, du plaisir de se transformer, du plaisir d’être mille personnages (on le voit parfaitement dans le concert performance qu’elle a reproposé deux jours plus tard) : il y a chez elle un côté Fregoli, et en même temps un contrôle de tous les instants, millimétré. Rien n’est jamais laissé au hasard, et pourtant tout semble spontané. Elle est un phénomène.
Melissa Petit (Bellezza)

Face à ces trois artistes qui ont roulé leur bosse sur les planches, Melissa Petit pâlit un peu.
D'une part on est heureux que désormais ne se pose plus sur les scènes le problème – qui fut lancinant- du chant français,  elle est encore jeune, et si elle convient pour le rôle (La Beauté), elle n’en incarne pas l’insouciance, l’effronterie, la spontanéité, elle n’est pas l’ouragan que devrait être cette jeune écervelée qui croque la vie à pleines dents dans la première partie de la soirée. Elle n’a pas encore l’outrageuse aisance nécessaire au rôle et reste sage. De même le chant, bien contrôlé, bien projeté, reste un peu en-deçà. Trop sage et peut-être aussi un peu prisonnière de cette première de Festival : du coup elle n’arrive pas à exploser. C’est joli, c’est sérieux, c’est maîtrisé, mais un peu didascalique et donc pas vraiment incarné. Là encore, d’une certaine manière, la « rouée » Bartoli lui donne une leçon de vie et de chant dans l’œuvre et hors l’œuvre. Elle est plus à l’aise dans la seconde partie avec des moments émouvants, aidée aussi par la mise en scène, plus réussie pour mon goût dans la partie mélancolique, parce que plus dépouillée et plus concentrée. Melissa Petit est encore une Beauté inaccomplie donc.
Tout à fait accompli au contraire l’accompagnement des Musiciens du Prince-Monaco, ce qu’on appellerait en Allemagne une Hofkapelle, dont la fondatrice est Cecilia Bartoli et le chef Gianluca Capuano. C’est un orchestre exceptionnel, avec des solistes (cor de basset, trompette, violoncelle, mais pas seulement) dont on a eu l’occasion de louer les performances, et ils sont désormais rompus aux exercices, soit dans les performances de Bartoli, soit en fosse. Ils savent suivre les tempi très serrés qu’affectionne Gianluca Capuano, à qui certains reprochent la rapidité.
Il est très soucieux des indications agogiques et toujours soucieux d’une lecture au plus près des partitions, mais aussi les indications de volume. Capuano sait donc aussi ralentir, alléger, aller jusqu’à ce presque rien qui dans l’œuvre, magnifie la performance vocale en la soutenant, et ne laissant à l’orchestre qu’un son à peine effleuré souvent séraphique avec des pianissimi de rêve, à d’autres moments il laisse les instruments s’épanouir, notamment le théorbe, au son tellement adéquat à certaines situations.
Pour l’avoir entendu de nombreuses fois désormais et en toutes configurations, c’est un des orchestres les plus remarquables dans ce répertoire, et surtout un orchestre lui-aussi performeur, c’est à dire jamais ennuyeux, jamais « monocorde », ce qui donne à toutes ses exécutions et Capuano n’y est évidemment pas étranger, une vivacité, je dirais même une modernité qu’on n’entend pas toujours chez les baroqueux.
Gianluca Capuano est profondément convaincu (relire l’interview qu’il nous a accordée à cet effet) que ce répertoire et notamment Haendel est particulièrement adapté au spectacle et à la performance : il affirme notamment Haendel a quelque chose de Shakespearien, c’est à dire qu’il porte toutes les facettes du théâtre, de la représentation, du spectacle, de la tristesse noire au burlesque, donnant ainsi une leçon de vie. Il est tout aussi convaincu que la représentation baroque était multiple, protéiforme, pleine de vie, et au sens littéral, spectaculaire. Alors effectivement il se passe tant de chose sen fosse, en écho à la scène, parce que tous à leur niveau sont des performeurs, et que l’énergie de Bartoli porte aussi ce souci de « donner du plaisir » sur le moment, y compris dans une œuvre qui pourrait un peu désarçonner par son côté théorique.
Nous sommes souvent déterminés par l’écoute habituelle de l’opéra, sérieuse et attentive, et ce type de production nous invite presque à ne pas être sérieux, à prendre notre plaisir et nous y vautrer. On fait du spectacle à la qualité millimétrée, au son millimétré, aux effets millimétrés, mais on se laisse aller aussi au plaisir de faire de la musique ensemble, et ces retrouvailles après avoir sauté la saison dernière sont des retrouvailles (triomphales) du plaisir, c’est il Trionfo del piacere sul disinganno.
Pour compléter la lecture voir le lien vers notre article sur la production d'Aix en Provence et ci-dessous notre interview de Gianluca Capuano
Funny girl : Melissa Petit (Bellezza)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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