Francis Poulenc (1899–1963)
Dialogues des carmélites (1957)
Opéra en trois actes et douze tableaux
Livret du compositeur qui reprend les dialogues de Georges Bernanos, écrits  d'après la nouvelle de Gertrud von Le Fort La dernière à l'échafaud (die Letzte am Schafott)  dans le cadre d'un scénario co-écrit avec Philippe Agostini et Raymond Leopold Bruckberger. Les dialogues de Goerges Bernanos, ont été portés à la scène par Jacques Hébertot en 1952.
Création à Milan, Teatro alla Scala (en version italienne) le 26 janvier 1957

Direction musicale :  Michele Mariotti
Mise en scène :
Emma Dante
Décors : Carmine Maringola
Costumes : Vanessa Sannino
Lumières : Cristian Zucaro
Mouvements :  Sandro Campagna

MARQUIS DE LA FORCE Jean-François Lapointe
BLANCHE DE LA FORCE Corinne Winters
CHEVALIER DE LA FORCE Bogdan Volkov
MADAME DE CROISSY Anna Caterina Antonacci
MADAME LIDOINE Ewa Vesin
MÈRE MARIE DE L’INCARNATION Ekaterina Gubanova
SOEUR CONSTANCE DE SAINT-DENIS Emöke Baráth
MÈRE JEANNE DE L’ENFANT-JÉSUS Irene Savignano**
SOEUR MATHILDE Sara Rocchi**
L’AUMÔNIER DU CARMEL Krystian Adam
OFFICIER Roberto Accurso
I COMMISSAIRE William Morgan
LE GEÔLIER / II COMMISSAIRE Alessio Verna
THIERRY /JAVELINOT Andrii Ganchuk**

** membre de la “Fabbrica” Programme pour jeunes artistes  du Teatro dell’Opera di Roma

Orchestra e coro del Teatro dell'Opera di Roma
CHORUS MASTER Ciro Visco

Nouvelle production en coproduction avec le Teatro La Fenice de Venise.

Rome, Teatro dell'Opera, dimanche 27 novembre 2022, 19h.

Il y avait un double enjeu à la « Prima » de l’Opéra de Rome en ce 27 novembre 2022, 142e anniversaire de l’inauguration du Teatro Costanzi. D’abord un enjeu institutionnel dans la mesure où c’est la première ouverture de saison du nouveau Sovrintendente Francesco Giambrone, venu de Palerme, qui succède à Carlo Fuortes, nommé Amministratore delegato (c’est-à-dire grand chef) de la RAI, lointain successeur de Paolo Grassi qui était lui, parti de la Scala pour occuper le même poste.
Enjeu artistique ensuite puisque c’était aussi la première inauguration de saison du nouveau directeur musical, Michele Mariotti, qui succède à Daniele Gatti parti à Florence.
Le choix de
Dialogues des Carmélites pour inaugurer une saison et un mandat peut surprendre. On aurait attendu un grand Verdi ou un Rossini spectaculaire, mais justement, Mariotti voulait être là où personne ne l’attendait. Très réputé pour ses interprétations du répertoire italien, Michele Mariotti est sans conteste l’un des chefs importants de la planète opéra, mais justement, il est appelé à l’international exclusivement pour diriger du répertoire italien et il lui faut aussi polir son image, et montrer qu’il est aussi disponible pour autre chose. Le choix de Poulenc est donc calculé pour ouvrir la saison en abordant un autre univers musical, sans oublier d’ailleurs que l’œuvre a été créée en 1957 en Italie, à la Scala, et en version italienne.
Conformément à la praxis lyrique de tous les grands théâtres européens, l’œuvre est donnée dans sa version française, celle par laquelle elle s’est diffusée partout. Une des meilleures distributions qui puisse être réunie aujourd’hui, un chef d’envergure et une mise en scène confiée à l’un des grands noms du théâtre italien d’aujourd’hui, la soirée avait tous les atouts pour être une réussite.

Devant l'ossuaire

En considérant le titre de l’opéra (et de la pièce de Bernanos), on est frappé par son côté neutre. Pour qui ne connaîtrait rien de l’œuvre, ce pourrait-être un exposé de vie quotidienne au Carmel, des tranches de vie (sans aucun jeu de mot sinistre eu égard au dénouement), c’est-à-dire des moments significatifs d’échange entre les personnages.
Ces moments existent, notamment entre Blanche et Constance, ou entre la vieille prieure et Blanche. Mais l’inscription dans des circonstances historiques précises et dramatiques ont fait de la plupart de ces scènes comme des stations qui conduisent au supplice, l’expression d’une sorte de Passion (d’ailleurs, il y a douze tableaux…). Une Passion grandiloquente pour Blanche au départ qui choisit son nom de religieuse « Sœur Blanche de l’agonie du Christ », mais qui peu à peu perd sa grandiloquence pour devenir une sorte de Passion de femmes au seuil de la mort, avec leurs peurs et leur confiance, avec leur lâcheté et leur foi, et surtout avec leur humanité.
À ce titre, la scène dramatique de la vieille Prieure qui au seuil de la mort exprime ses doutes devant le saut dans l’inconnu et perd la confiance en Dieu est symbolique des états psychologiques par lesquels chacune peut passer.
Bernanos voulait justement mettre en relief la simplicité de ces femmes et leurs différentes manières de se dédier et de se confier à Dieu devant l’urgence de la tragédie. C’est une succession d’intimités qui est mise en exposition, et non un collectif, qui finalement n’apparaît vraiment que lors de la scène du supplice, au moment où elles chantent le Salve Regina : pas de scènes chorales, pas de grands ensembles, mais un ensemble de dialogues singuliers… le titre ne ment pas.
Même les scènes initiales qui montrent la famille de Blanche, le Marquis de la Force son père, le Chevalier son frère, sont des scènes brèves et sans affèterie, ces courtes scènes conduisent bien vite à l’entrée au Couvent, et servent à montrer les singularités de la jeune femme, sans plus de commentaires. Nous sommes dans une famille noble, certes, mais traversée de douleurs en quelque sorte ordinaires où le statut social n’entre pas forcément : mort de la mère en couches, une jeune fille élevée sans mère etc…
Ce qui frappe dans le texte, c’est sa linéarité, sa simplicité, même dans les scènes particulièrement dramatiques (avec la vieille prieure, ou même entre Blanche et Constance, d’une particulière cruauté, ou entre Blanche et son frère). Bernanos montre diverses manières d’être en Dieu, d’une manière plus clinique que solennelle (la succession de la vieille Prieure par Madame Lidoine, le caractère de Mère Marie de l’Incarnation) et en même temps une vision de la Révolution française du côté des victimes, en l’occurrence la répression du clergé et notamment du clergé réfractaire et la récupération des biens d’églises (églises, monastères etc…) vendus comme biens nationaux. Certains points comme ce dernier sont en filigrane, d’autres clairement exprimés, mais de manière jamais soulignée, sans expressions de haine mais d’une singulière résignation.

Loin d’être traitée de manière pathétique et démonstrative, comme une fresque édifiante, elle est traitée comme une transposition de la Passion du Christ, une marche au supplice, acceptée et d’une certaine manière soumise ou destin, avec les réactions des individus devant la tragédie. Cette simplicité, elle émane aussi de la nouvelle de Gertrud von Le Fort d’où sont tirés le scénario et la pîèce. Parue en 1931, la nouvelle raconte cette histoire des Carmélites de Compiègne guillotinées une dizaine de jours avant le 9 Thermidor (c’est à dire la fin de Robespierre) sous forme de lettre – et donc d’un objet intime. À cela s’ajoute aussi la vie de Gertrud von Le Fort, calviniste convertie à mille lieues d’un catholicisme triomphant mais né d’une profonde recherche intérieure sur la foi.

Les quelques mises en scène de cette œuvre que j’ai pu voir rendaient à leur manière cette simplicité, voire ce hiératisme, à commencer par la magnifique production de Robert Carsen à la Scala en 2000 (sous la direction de Riccardo Muti), qui n’avait plus représenté l’œuvre depuis sa création en 1957. Une production très essentielle, l’une des plus réussies de l’histoire de l’œuvre.
Dans un autre genre, Christophe Honoré à Lyon en 2013 dans sa première mise en scène d’opéra avait réussi à créer une vraie tension, tout en montrant des scènes d’un quotidien ordinaire et très émouvant qui arrivait à la Grandeur. Quant à Dmitry Tcherniakov, il a peut-être à Munich réussi à montrer l’isolement et l’enfermement des religieuses, en gardant aussi une certaine simplicité des échanges et des dialogues, en un spectacle d’une beauté saisissante où il prenait au mot la remarque de Constance sur la volonté de martyr de Blanche (à la fin, elle fait sortir de prison toutes les religieuses et se fait seule exploser). Cette fin avait provoqué la colère des ayant-droit en un procès retentissant contre l’enregistrement vidéo, alors que le spectacle, toujours au répertoire de Munich est l’un des plus justes et des plus forts qui soient.
Ces trois productions avaient en commun l’absence totale de grandiloquence. De là puisaient-elles leur force singulière.

Corinne Winters (Blanche) Ektaerina Gubanova (Mère Marie de l'Incarnation)

Emma Dante a choisi une autre voie,  à la fois symbolique, chorégraphique et décorative,  inscrivant certaines scènes dans des jeux de mouvements un peu abusifs et inutiles, avec des mimes qui occupent l’espace et ne réussissent qu’à effacer toute émotion. À ce titre, les premières scènes de famille, avec ces serviteurs-mimes qui esquissent des mouvements chorégraphiques derrière le fauteuil roulant du père, des serviteurs vaguement monstrueux   qui miment aussi le récit du père (la mort de la mère mettant au monde Blanche après l’effroi d’un incendie et de son carrosse bloqué par la foule effrayée)  sous des lustres de cristal et au milieu de ces portraits de femmes inscrits dans des cadres de bois qu’on va voir diversement organisés, comme une sorte de ballet, cadres chez les La Force, ou corridor-prison, ils figureront la guillotine avec un rideau métallique qui brutalement les obstrue, comme un refrain qui scande le destin. Tout cela a quelque chose de froid et de trop « chargé », même si ingénieux.

Cadres symboliques et costumes de religieuses guerrières...

D’ailleurs, le fait d’avoir choisi des femmes peintes par David, qui appartenait au cercle de Robespierre et donc un révolutionnaire, fait-il partie du programme symbolique de la soirée ?
I

Ingres, la Princesse de Broglie , Metropolitan Museum of Arts, New York

l y a quelque chose de trop distant dans tout ce travail dont on ne peut nier les effets esthétiques, mais à de rares exceptions, le choix a été fait de préférer l’esthétisme au dramatisme. C’est presque trop léché (utlisation de la peinture, David comme on l’a dit, mais aussi Ingres avec une allusion claire au Portrait de la Princesse de Broglie dans l’habit initial de Blanche) pour la pauvre histoire de Le Fort et Bernanos.

Corinne Winters (Blanche) entre Ingres et David

Pour mon goût on est à côté du sens de l’œuvre.
C’est pourquoi le travail d’Emma Dante, plastiquement superbe, très bien réglé, et quelquefois impressionnant, est en décalage sinon en contradiction avec le choix volontaire de simplicité du texte original.

Anna Caterina Antonacci (Madame de Croissy)

Il y a des moments d’une grande force, esthétiquement très réussis, comme le sommet de l’œuvre qui est l’agonie de la vieille prieure, transfigurée par Anna Caterina Antonacci empêtrée dans un jeu sublime de draps étendus blancs ou rouges où des travaux du quotidien autour de la table à repasser géante se transforment en linceul pour le cadavre de la Prieure : c’est magnifiquement exécuté, visuellement puissant, mais n’est-ce pas trop raffiné ?

Corinne Winters (Blanche) Anna Caterina Antonacci (Madame de Croissy)

La question de la Communauté de femmes, chorégraphiquement montrée avec des mouvements presque dansés quelquefois est laisse place à des visions assez puissantes correspondant aux personnages, comme la présence d’un Christ au féminin, illustration du désir de Blanche de vivre l’agonie du Christ et le martyr (rappelons le nom qu’elle choisit « Sœur Blanche de l’Agonie du Christ » dès la première scène avec la Prieure).

Blanche christique…

Même si c’est la traduction visuelle de l’engagement héroïque de Blanche, même si c’est là encore « symbolique », c’est peut-être trop démonstratif et donc un peu lourd.

Ensuite, l’image de cet ossuaire en forme de retable où la prieure est enterrée, fait plutôt penser, avec ces multiples crânes bien rangés à ces catacombes siciliennes des Capucins, plus que le triste cimetière d’un petit couvent de Compiègne.

Le cadavre de Madame de Croissy au centre de l'ossuaire. Corinne Winters (Blanche), Ekaterina Gubanova (Mère Marie de l'Incarnation)

Et c’est bien là le nœud de mes doutes devant ces formes très léchées, à la limite de l’abstraction quelquefois et inutilement chargées à d’autres moments, dans des décors de Carmine Maringola, réduits à des signes certes forts, mais qui alliés aux beaux costumes assez étudiés de Vanessa Sannino et aux éclairages plutôt réussis de Cristian Zucaro, finissent par donner l’impression d’un trop plein, renforcé par une chorégraphie (de Sandro Campagna) peu adaptée à l’œuvre, sinon à en faire une sorte de tragédie à l’antique aux mouvements bien scandés, ce que l’œuvre n’est pas : même s’il s’agit d’une Passion, elle n’a rien d’une Passion spectaculaire et romantique telle qu’on a pu représenter les Passions de Bach jusqu’à la renaissance baroque et la révolution des instruments anciens, ni d’une marche au supplice à la Berlioz (Symphonie Fantastique). Il s’agit plus d’une Passion collective vécue dans l’intime, et à ce titre, ce ne sont pas là des Dialogues qu’on voit représentés, mais une sorte d’Oratorio.

Corinne Winters (Blanche), Bogdan Volkov (Le Chevalier)

Les mouvements des chanteurs sont très précisément réglés eux aussi : au-delà de la première scène avec ces serviteurs-mimes du Marquis de la Force, on peut citer par exemple la scène de la rencontre de Blanche et son frère (acte II, tableau III) scène de parloir qui devient une sorte de ballet entre les deux personnages, assez bien réglé autour d’une sorte de paroi de confessionnal.
Je suis donc particulièrement tiraillé entre la qualité éminente du spectacle qui en fait une incontestable réussite d’opéra, et la frustration de n’y voir qu’un très grand spectacle et non la traduction du Mystère intime de la foi.

Dialoghi delle Carmelitane (théâtre), MeS : Luca Ronconi (1988) © https://lucaronconi.it

Je ne peux que rappeler le souvenir de la production de l’œuvre théâtrale par Luca Ronconi en 1988 (Décors de Margherita Palli, costumes de Carlo Diappi) qui alliait cette simplicité qui étreint et cette grandeur mystique, un souvenir à jamais imprimé en moi. Vous pouvez à ce propos consulter le site dédié au metteur en scène disparu avec son incroyable iconographie. https://lucaronconi.it/scheda/teatro/dialoghi-delle-carmelitane

Dialoghi delle Carmelitane (théâtre), MeS : Luca Ronconi (1988) © https://lucaronconi.it

 

La distribution

Beaucoup moins d’hésitation devant la très grande réussite musicale de la soirée, qui rend vraiment honneur à l’œuvre, comme rarement ces dernières années.

Ce retour sur la scène romaine après 31 ans, et 64 ans après la première représentation au Teatro Costanzi (1958), est en fait la troisième production in loco du chef d’œuvre de Poulenc. Et musicalement, il est clair que le théâtre tenait à offrir à son néo-directeur musical la plus convaincante des distributions.
D’abord et comme toujours quand la distribution est parfaitement composée, aucun des petits rôles n’a été négligé, aussi bien Krystian Adam, jeune ténor qu’on voit dans beaucoup de distributions d’œuvres baroques (on l’a vu récemment à Genève dans Combattimento au début du mois de novembre) qui est un très bon aumônier, m    ais aussi Alessio Verna, basse, un chanteur habitué de la scène romaine (le geôlier), lui aussi tout à fait correct, ainsi que William Morgan et Roberto Accurso (l’officier) : tous forment une solide base de voix secondaires, au Français d’ailleurs très clair. Signalons aussi les membres de La Fabbrica, le programme des jeunes artistes de l’Opéra de Rome, qui fonctionne particulièrement bien avec dans la distribution Andriy Ganchuk (Thierry et Javelinot), Irene Savignano (Mère Jeanne de l’Enfant Jésus) et Sara Rocchi (Sœur Mathilde), tous trois impeccables.

Jean-François Lapointe (Le Marquis de la Force) Corinne Winters (Blanche)

Le reste des rôles a été distribué à des noms connus du monde lyrique, Jean-François Lapointe en Marquis de la Force très naturel, très humain, au très beau timbre et à la voix qui bien projetée. La présence de Bogdan Volkov, un des meilleurs mozartiens du moment et un Lenski de rêve, frappe par une voix très présente, à la diction impeccable, aux sons quelquefois séraphiques et très attentif à chaque mot et particulièrement expressif, ce qui rend sa scène avec Blanche un des grands moments musicaux de la soirée, et confirme Volkov comme un des très grands de la scène lyrique à venir.

Emöke Baráth (soeur Constance)

Emöke Baráth, plus habituée aux rôles du XVIIIe siècle est ici une Sœur Constance fraîche, spontanée, vive, à la diction impeccable et au beau phrasé, très émouvante dans sa manière d’aborder les dialogues avec Blanche, à la voix homogène et sûre jusqu’à l’aigu éclatant. Quels que soient les rôles abordés, elle est  toujours convaincante.

Ekaterina Gubanova (Mère Marie de l'Incarnation), Corinne Winters (Blanche)

Un grand luxe aussi que d’avoir Ekaterina Gubanova en Mère Marie de l’Incarnation ferme, à la voix homogène, au beau timbre sombre, énergique  et convaincante. Elle sait donner au rôle une grande autorité sans abdiquer une certaine humanité.

Ewa Vesin (Madame Lidoine)

Ewa Vesin en Madame Lidoine assure une présence à la fois discrète et d’une grande justesse, dans sa manière de succéder à l’aristocratique Madame de Croissy. Beau timbre lyrique, beaux accents très expressifs. Une très belle prestation.

Corinne Winters (Blanche, en discrète Jeanne d'Arc)

Enfin les deux rôles les plus marquants, la Blanche menue et en même temps rigide de Corinne Winters, que nous connaissons mieux par ses bouleversantes incarnations d’héroïnes de Janáček (Jenufa ou Katja Kabanova) est ici une Blanche à la voix puissante et à la présence scénique forte. Elle sait surtout montrer par sa science de l’interprétation et par la variété de l’expression son parcours de jeune fille un peu obstinée, avec une notion très héroïque dans son engagement, jusqu’à la femme adulte qui sait prendre son destin en main. Tout cela, la voix de Corinne Winters le dessine et réussit à offrir un personnage très divers et toujours d’une très grande vérité. Sa scène avec son frère montre le basculement de la « petite sœur » à la religieuse responsable et consciente : magnifique incarnation.

Anna Caterina Antonacci (Madame de Croissy)

Face à cette très grande performance se dresse, légendaire, mythique, celle d’Anna Caterina Antonacci : impossible de n’être pas écrasé par cette personnalité vocale inouïe.
La mise en scène particulièrement élaborée de la grande scène de l’agonie doit être lue ici comme une mise en relief d’une sorte de monument. Un monument à l’expression, aux accents bouleversants, à la vérité d’une incarnation qui laisse pantois. Elle sait travailler sur les failles d’une voix qui évidemment accuse aussi l’outrage des ans, et en fait d’incroyables atouts. On note d’abord dans sa première scène avec Blanche à la fois l’autorité et aussi l’intérêt presque « maternel » (elle est « Mère » supérieure) et humain, presque tendre où l’on entend dans cette voix le souvenir de ce qu’elle fut sans doute elle-même en entrant au Carmel. D’autant plus terrible alors la confrontation avec la femme consumée de doutes dans sa grande scène, au seuil de la mort, où cette autorité se fissure jusqu’à la brisure, qui va jusqu’au blasphème, et qui déchire tout le personnage. Un personnage qui est aussi un corps tordu, torturé (on connaît l’incroyable présence de la Antonacci dans tous ses rôles) une silhouette inoubliable qui s’allie à cette voix déchirante, où sa connaissance du Français, sa diction impeccable, sa science dans la manière de faire vibrer un texte, font de ce moment le sommet de toute la soirée et laisse un souvenir indélébile. Immense… immense…

Anna Caterina Antonacci (Madame de Croissy), Corinne Winters (Blanche)

 

La direction musicale

Le chœur dirigé par le nouveau responsable des chœurs Ciro Visco, venu de Palerme après un bref passage à Santa Cecilia, qui succède à Roberto Gabbiani, n'a pas de longs moments dans cette œuvre qui comme on l’a dit, n’est pas spécifiquement chorale. Mais l’ensemble s’en sort avec honneur, avec deux moments d’intervention, à l’acte II (Ave Maria) et surtout le Salve Regina final qui scande la fin des religieuses où à chaque coup métallique de guillotine disparaît une voix, jusqu’à la dernière (Blanche) un final particulièrement impressionnant qui marque une des plus grandes réussites de Poulenc.
Ce n’est pas la première fois que Michele Mariotti dirige l’orchestre de l’Opéra de Rome, mais c’est la première fois qu’il le dirige en tant que directeur musical et visiblement l’orchestre a beaucoup travaillé l’œuvre et le rendu sonore.
On connaît les goûts de Poulenc et sa fascination notamment pour Moussorgski mais aussi pour Puccini et les grands compositeurs du tournant du siècle (XIXe/XXe). La direction de Mariotti, comme toujours particulièrement souple, jamais brutale, et particulièrement limpide, fait justement ressortir les racines musicales de l’œuvre. Tour à tour soyeux et velouté, acéré et dramatique, l’orchestre du Teatro dell’Opera di Roma, sous la direction de Mariotti , se montre sous un de ses meilleurs jours.
Michele Mariotti souligne ces différents moments, ces différentes respirations, mais surtout il laisse le texte vivre, en ne couvrant jamais les voix, en accompagnant chaque « dialogue » avec une grande sensibilité. On notera notamment la manière dont les cordes sont mises en valeur, mais aussi des bois qui rappellent certaines pièces russes : Mariotti affirme une couleur mais n’impose jamais un son, laissant s’installer de manière miraculeuse l’équilibre entre scène et fosse. Une prestation particulièrement convaincante qui laisse bien augurer de la suite dans ces nouvelles fonctions.

 

L’inauguration était attendue, et avec ce grand succès, ce moment de vérification pour tous les théâtres a permis de montrer que l’Opéra de Rome avec nouveau sovrintendente, nouveau directeur musical et nouveau chef des chœurs est plutôt bien parti. Ce dont on se réjouit pour une institution à l’histoire si bousculée.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Je vous trouve extrêmement indulgent pour un spectacle insupportable, clinquant, plein de contre-sens et décoratif.
    Dante peut être une grande metteuse en scène de théâtre, cette fois-ci Santuzza au Carmel est exaspérante.
    Un défilé de Dolce Gabbana est plus mystique et intériorisé. En plus elle affecte le jeu des chanteurs. Antonacci immense chanteuse en sort presque trop précieuse et artificielle. En version concert elle aurait été parfaite se débarrassant des tics de la mise en scène, en plus elle était mal reglée et les décapitations finales étaient loupées. Pour moi le plus mauvais spectacle de l'année..

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