Modest Petrovich Mousorgski (1839–1881)
Boris Godounov (1869)
Drame musical populaire en quatre parties et sept tableaux
Livret de Modest P. Moussorgski d'après le drame homonyme d'Alexandre Pouchkine et de l'Histoire de l'Etat russe de Nikolai Karamzin
Édition critique de Evgeniy Levashev

 

Direction musicale Riccardo Chailly
Mise en scène Kasper Holten
Décors Es Devlin
Costumes Ida Marie Ellekilde
Lumières Jonas Bøgh
Vidéo Luke Halls
Boris Godunov Adam Palka
Fëdor Lilly Jørstad
Ksenija Anna Denisova
La nutrice di Ksenija Agnieszka Rehlis
Vasilij Šujskij Norbert Ernst
Ščelkalov Alexey Markov
Pimen Ain Anger
Grigorij Otrepev Dmitry Golovnin
Varlaam Stanislav Trofimov
Misail Alexander Kravets
L'ostessa della locanda Maria Barakova
Lo Jurodivyi Yaroslav Abaimov
Guardia Oleg Budaratskiy
Mitjucha, uomo del popolo Roman Astakhov
Un boiaro di corte Vassily Solodkyy

 

Coro di voci bianche dell'Accademia del Teatro alla Scala, direction Bruno Casoni
Orchestra e Coro del Teatro alla Scala
Chef des chœursCoro : Alberto Malazzi

Milan, Teatro alla Scla, jeudi 29 décembre 2022, 20h

Le spectacle inaugural est pour la Scala la carte de visite de la saison. Il doit montrer que les forces du théâtre sont au sommet, et ce doit être une production « spectaculaire » avec les plus grandes voix, le chœur dans sa splendeur et quand c’est possible le ballet.
Les inaugurations des dernières saisons, avec une succession de productions signées David Livermore,  avaient confondu spectaculaire et paillettes, que j’avais appelées Folies Bergères du lyrique. Elles n’ont pas grandi la réputation du théâtre et d’ailleurs sont tombées dans l’oubli bien vite.
Au moins, ce
Boris Godounov inaugural dû au metteur en scène danois Kasper Holten, nous fait retrouver une dignité scénique, à défaut d’être convaincant.C’est bien plus du côté de la musique et du chant que cette production nous est apparue vraiment digne du lieu, un des plus emblématiques du monde lyrique. Et au total, ce spectacle inaugural est l’un des meilleurs, sinon le meilleur des dernières années… 

 

 

Un regard sur le destin scaligère du Boris Godounov de Moussorgski donne un peu le tournis quand on considère la date d’entrée au répertoire (1909) et le nom des chefs qui ont dirigé l’œuvre, entre autres Arturo Toscanini (plusieurs saisons), Evgueny Sveltlanov, Issay Dobrowen, Jerzy Semkow, des chefs italiens prestigieux qu’on n’attend pas dans ce répertoire comme Antonio Guarnieri, Antonino Votto (souvent) Gianandrea Gavazzeni

Photo générale du dispositif de Iouri Lioubimov à la Scala (Scénographie David Borovski).©  Lelli & Masotti /Teatro alla Scala/Archivio/

En 1979, dans une production de Youri Lioubimov, alors l’un des metteurs en scène les plus créatifs du monde théâtral russe ((Il était alors directeur du théâtre de la Taganka, et pas toujours en odeur de sainteté auprès des hiérarques de l’alors URSS, en témoignent les déboires d’une Dame de Pique prévue à Paris que Rolf Liebermann dut annuler)), la version originale de Moussorgski (celle de 1872 avec l’acte polonais) non retouchée par RImski-Korsakov, que le monde musical était en train de découvrir faisait son entrée triomphale à la Scala, sous la direction de Claudio Abbado, avec le Boris de Nicolaï Ghiaurov. Elle sera reprise en 1981 (avec en alternance Ghiaurov et Raimondi) et c’est cette interprétation qui va inciter tous les grands théâtres à abandonner  par la suite la version Rimski-Korsakov.
De 1981 à 2022, plus de reprises de ce spectacle, et pas de production spécifique de la Scala, étrangement, mais des représentations venues du Bolchoï, en 1989 (à l’occasion d’un échange de tournée, et dans la version Rimski !) avec les forces du Bolchoï, et la production du Mariinsky en 2002 avec Valery Gergiev au pupitre, mais avec les forces de la Scala.
C’est donc après 41 ans la première
production-maison du chef d’œuvre de Moussorgski, et surtout, la première représentation de la version princeps de 1869, qui se clôt sur la mort de Boris. sans l’acte polonais ni la dernière scène avec le peuple soulevé  et le chant de l’innocent.

Ce portrait de Boris Godounov illustrait le programme de salle de la Scala en 1979.

Boris Godounov est un personnage assez mystérieux dans l’histoire de la Russie, qui règne (presque) par hasard, porté au pouvoir par les boyards en 1598, et meurt dans des conditions inexpliquées (empoisonnement ?) en 1605. Son règne assez court est un règne plutôt paisible (il est vrai après une grande période de troubles) , si ce n’est le soulèvement provoqué par un moine défroqué qui se dit être le petit Tsar Dimitri qui aurait été assassiné par Boris (ce qui n’a jamais été formellement attesté). Peu à peu, aidé par une situation économique difficile (la famine), le faux Dimitri gagne la faveur du peuple et donc les troubles renaissent.
A la mort de Boris, son fils Fiodor lui succède pour quelques mois, il est assassiné avec sa mère et le faux Dimitri monte sur le trône sous le nom de Dimitri II, mais il est vite accusé d’être à la solde des polonais, catholiques, et peu après son mariage avec la princesse polonaise Marina Mniszek (le personnage de l’acte polonais de Moussorgski dans la version de 1872), il est assassiné à son tour en mai 1606.

Ainsi, l’histoire reste malgré tout incertaine sur la période, même si pèse sur Boris le soupçon d’avoir fait assassiner l’héritier légitime, Dimitri, frère de Fiodor 1er, et dernier fils d’Ivan IV « Le Terrible ». Boris a régné sept ans, d’une manière globalement raisonnable. Accusé d’être illégitime (par le soupçon d’assassinat, et aussi parce qu’il hérite du trône non par dynastie, mais par élection) un de ses soucis est sa succession, d’où la scène avec son fils qu’il prépare au « métier de Tsar » et qui s’achève par une première crise d’angoisse, indice de sa fragilité.
En s’inspirant de Pouchkine et de l’Histoire de l’Etat Russe de Karamzin, Moussorgski écrit une méditation sur la solitude du pouvoir, sa grandeur et sa décadence.

Si la version de 1872 est plus « narrative » et plus centrée sur le peuple russe qui ouvre et ferme l’œuvre,  celle de 1869 est centrée sur le Tsar, dont les angoisses remplissent pratiquement toute la deuxième partie.
C’est une des raisons pour lesquelles la plupart du temps, quand elle est représentée, elle est donnée sans entracte, comme un parcours linéaire fait de tableaux dont chacun est une sorte de caillou qui jalonne le chemin qui conduit irrémédiablement à la chute. C’est le cas de la très belle production de Calixto Bieito à Munich, toujours au répertoire, très concentrée, intimiste, lacérante (voir dans le Blog du Wanderer notre compte rendu d’alors).
À la Scala, il y a un entracte : dans un théâtre où même Der Fliegende Holländer a un entracte, au contraire de tous les autres opéras du monde. Un entracte est de plus indispensable un soir de « Prima ». S’imagine-t-on en ce soir de foire-exposition de tous les hiérarques politiques et économiques du pays, et de toutes les fourrures et les bijoux possibles, de rencontre mondaine où tout ce qui compte dans la péninsule est présent, qu’on ne puisse offrir l’occasion à toutes ces Nomenklaturas de défiler dans le foyer sous les flashes des photographes ou les caméras des télévisions ? Ça n’est même pas pensable, car c’est la compensation offerte à un public qui paie le billet à des prix astronomiques arrondissant sensiblement les budgets de la Scala.
Alors la représentation est divisée en deux parties, l’une en quelque sorte évoque les racines (couronnement, naissance de l’idée du moine Grigori de se faire passer pour le Faux Dimitri, et son passage de la frontière polonaise où il trouvera de l’aide (scène de Varlaam et Missail) point de départ de son « envol », et une deuxième partie focalisée sur Boris, ses remords, ses fragilités et sa mort.

Pimen (Ain Anger) devant son manuscrit.

La mise en scène de Kasper Holten pose d’abord la question de la mémoire et des récits, en plaçant Pimen à vue dès la première scène, celui qui par ses écrits relate les faits, en rend compte et les transmet. Ainsi le décor est-il fait au centre d’un manuscrit projeté fait d’écritures et de dessins, et sur les côtés de documents déchirés qui peuvent être des textes, des cartes, comme le fond d’une corbeille à papiers gigantesque, comme si l’histoire nous arrivait en bribes chiffonnées, déchirées, difficilement déchiffrables et lointaines, une sorte de chronique d’un temps passé confus et brumeux.
Dans le même esprit, Es Devlin (qui est avec Kasper Holten l’auteur du concept) conçoit dans la scène de Boris avec ses enfants (Troisième partie) une carte gigantesque qui illustre l’immensité de l’Empire, mais une carte qui n’est pas compacte, faite elle aussi de « morceaux » qui semblent isolés les uns des autres et qui rappellent les morceaux de papiers géants du décor de la première scène. C’est surtout l’idée d’un Empire à peine formé (c’est Ivan le Terrible qui pour la première fois portera le titre de « Tsar de toutes les Russies ») encore composé de territoires presque isolés et sans liens, un puzzle aux pièces mal emboitées.

L’histoire nous arrive par bribes, les chroniques sont des reflets brouillés d’une réalité qui échappe, à une époque où temps et étendue n’ont pas la même valeur qu’aujourd’hui.

Du fond des manuscrits et de la mémoire, le peuple.

Dans cet écrin visuel relativement intéressant qui peut avoir sa cohérence, les scènes en revanche apparaissent réglées de manière assez traditionnelle, qui naviguent entre symboles et  illustration, entre faux modernisme et vraie poussière.

Boris (ici Ildar Abdrazakov) avec l'ombre portée de l'enfant assassiné

Boris ne cesse d’être accompagné par l’ombre du petit Tsar Dimitri assassiné, comme une obsession qui le poursuit dès son couronnement.
Ainsi de l’autre scène de peuple (Partie IV, tableau 1), celle de l’Innocent, qui se conclut aussi par un cortège d’enfants morts, peut-être évocation du Massacre des Innocents en lien avec la qualification d’Hérode dans la bouche de l’Innocent, mais aussi une sorte de vision démultipliée du meurtre fondateur de Boris.
C’est un travail à la fois inscrit dans le temps (la question de la mémoire écrite est centrale), qui ne révolutionne pas la lecture de l’œuvre, mais qui se donne aussi une couleur moderne par des costumes intemporels (de Ida Marie Ellekilde) au sens où Chéreau l’entendait – et désormais un topos des représentations d’opéra – , c’est-à-dire qui mêlent le folklorique, l’historique et le contemporain, de l’habit officiel di XVIe siècle des Tsars au costume trois pièces. So what ?

Boris (ici Ildar Abdrazakov) en costume récent, avec l'enfant assassiné et l'inévitable globe terrestre, pour compenser le remords par l'étendue du pouvoir)

C’est justement ce qui frappe en considérant cette mise en scène : une allure assez contemporaine par certains aspects, un certain spectaculaire et d’un autre côté une pauvreté conceptuelle notable et une direction d’acteurs inexistante : les chanteurs sont grosso modo livrés à eux-mêmes, les relations entre les personnages mal définies. Ces derniers surgissent et disparaissent comme du néant, sans qu’on sache toujours pourquoi : c’est aussi bien le cas de Shelkalov (Alexey Markov) qui apparaît dès la première scène, ou de Shuisky (Norbert Ernst) à la personnalité trouble et insinuante, mais qui semble émerger de nulle part, comme des ombres nées des paroles du manuscrit qui se dressent autant que de besoin.

Fiordor (Lilly Jorstad) et Xenia (Anna Denisova)

Grande importance est donnée aux deux enfants Fiodor et Xenia, et à la nourrice de Xenia, presque toujours en scène depuis leur apparition en deuxième partie, la scène étant divisée en un espace privé (à jardin) symbolisé par un lit et public (à cour) .
Kasper Holten innove en conclusion par une idée vraiment  malheureuse : il fait de la scène finale une sorte de massacre fomenté par le faux Dimitri, qui apparaît en scène, censé faire assassiner Boris par des sbires qui le poignardent. C’est un contresens, même si un assassinat de Boris (par le poison rappelons-le) ne peut être exclu.
Cette fin est un dévoiement de l’œuvre de Pouchkine. L’intérêt de l’œuvre de Pouchkine puis de celle de Moussorgski est justement de montrer une mort par « dévoration intérieure » en quelque sorte, comme si Boris était meurtrier de lui-même. Il peut y avoir empoisonnement comme on l’a soupçonné mais il n’y aucun intérêt théâtral ni psychologique à faire assassiner Boris, encore plus au poignard, inutilement démonstratif et sans intérêt dramatique.

Image finale : Les enfants ( g.), le faux Dimitri (dans l'ombre) et l'enfant mort assassiné (au centre)

Kasper Holten a eu le souci d’une sorte de didactisme (pas toujours clair cependant, nous l’avons dit), alors on se demande pourquoi cette mort donnée par d’autres, alors que Boris qui meurt seul, dévoré par ses remords et ses craintes, nous donne un final autrement fort et autrement signifian

Les scènes de foule sont assez bien traitées, mais la première scène a un côté « folklorique » qui là encore nous paraît en contraste avec ce qu’oin entend en fosse.
Kapser Holten nous montre un peuple presque en fête, avec de jolis costumes rouges, dans une scène qu’une opérette russe ne démentirait pas.

Une scène initiale un peu tape‑à‑l'oei

La scène initiale est une scène d’attente, avec des moments d’une rare mélancolie (intervention musicalement sublime de Shelkalov) et n’est pas une scène de liesse, pourquoi en faire une scène aussi démonstrative et colorée, sinon peut-être pour marquer un lever de rideau qui ne rend pas du tout la nature du moment, où le peuple balloté attend dans l’anxiété. Sans doute un peu de tape‑à‑l’œil fait-il du bien au lever du rideau pour ravir les yeux du public de la Prima, qui n’a jamais brillé par son sens du théâtre et son ouverture. N’oublions pas que le spectacle de la Prima a aussi pour fonction d’emerveiller le public des autres représentations qui a ainsi l’impression de saisir les quelques paillettes restantes du 7 décembre. En plus pendant la période des fêtes, Milan est remplie de touristes et en ce 29 décembre la Scala parlait multilingue. Et ce phénomène est depuis longtemps installé, je le dis en connaissance de cause, puisque je ne ratai jamais la production inaugurale dans les jeunes années pendant les vacances de Noël. C’est à dessein que j’emploie le terme de « carte de visite » : le spectateur occasionnel doit sortir de la représentation convaincu qu’il a vu le Graal de l’Art lyrique.
Dans l’ensemble cependant le spectacle a une grande tenue.. On n’en sort certes pas avec la conviction d’avoir vu un spectacle fort et la ligne de mise en scène ne dévie pas des Boris vus çà et là, mais au moins l’honneur est sauf.
Dans nos souvenirs scaligères, Lioubimov qui faisait de la scène une immense icône (voir photo ci-dessus) donnait une image autrement forte où chaque scène prenait sa place dans un récit presque parabolique : c’était visible, c’était clair au public, et c’était d’une beauté à couper le souffle.

Dans nos souvenirs non scaligères, mais toujours abbadiens (celui qui écrit n’a pas encore trouvé un interprète des opéras de Moussorgski qui provoquât une émotion comparable à celle de Claudio Abbado) l’autre immense mise en scène dont on garde la mémoire (et conservée en vidéo) est celle de Herbert Wernicke à Salzbourg qui jouait déjà au milieu des années 1990, quelques années après la chute de l’URSS, sur l’idée que tout pouvoir russe était un pouvoir de Tsar. On se souvient sur l’immense scène de Salzbourg de la galerie de portraits de tous les tsars qui se finissait par les secrétaires généraux du Parti Communiste, avec une élection de Boris par une colonie d’apparatchiks (un comité central ?) tels qu’on les voyait sur les balcons du Kremlin les jours de grandes manifestations. L’actualité la plus récente montre que Wernicke, 25 ans après n’a rien perdu de son actualité et une reprise de sa production aujourd’hui aurait un poids symbolique et politique autrement plus fort que tous les Kasper Holten du monde.
Alors face à ces grands anciens, ce dernier fait quand même très pâle figure, qui nous raconte une histoire sans en tirer grand-chose. Une mise en scène sans véritable intérêt, mais qui a le mérite de se laisser voir, ce qui n’est déjà pas si mal dans un théâtre qui depuis sept ou huit ans a l’air d’avoir oublié qu’une mise en scène peut avoir du poids à l’opéra.

Un Boris en douleur (Ici Ildar Abdrazakov) assailli par le peuple

 

C’est au niveau musical que les choses sont bien plus intéressantes, parce qu’elles montrent que d’une part, les forces de la Scala savent répondre aux grands rendez-vous, et que d’autre part, la distribution est l’une des plus soignées qui soient.
En cette dernière représentation, et comme c’est quelquefois le cas à la Scala (( En 1982, venu à Milan pour assister à Ernani – Domingo/Freni/Ghaurov/Bruson/Muti, je me retrouvai devant le cast B, digne certes, mais pas d’un déplacement de 1000km)) dans les dernières représentations du spectacle d’inauguration, il y a quelque changement de distribution. Ici cela touche rien moins que l’interprète de Boris

Ildar Abdrazakov retenu dans son pays pour des raisons familiales (même si le journaliste britannique Norman Lebrecht, spécialiste du gossip lyrique et des éloges funèbres, indique qu’il devait participer aux fêtes du nouvel an télévisuel).  C’est la basse polonaise Adam Palka qui le remplace, par bonheur avec tout le reste de la distribution inchangé.
Alors comme toujours à la Scala pour le spectacle d’inauguration, il ne manque pas un bouton de guêtre et tous les rôles moins importants sont très bien distribués, aussi bien Vassily Solodkyy (un Boyard) que Roman Astakhov (Mitjucha) ou le garde de Oleg Budaratskiy. À noter aussi l’aubergiste à la voix bien trempée de Maria Barakova.
Yaroslav Abaimov interprète l’Innocent, avec ce timbre si particulier demandé par le rôle, et un très beau phrasé. La tonalité très mélancolique de ses interventions ne doit pas masquer les paroles du personnage qui à la fois pleure sur le peuple russe, mais qui par ailleurs refuse à Boris de prier pour lui (allusion à Hérode et au Massacre des innocents…). Personnage de « fou » aux relents mystiques l’innocent (littéralement celui qui ne sait pas) est toujours censé dire la vérité, d’où l’importance d’entendre le texte. Abaimov a ce timbre si particulier qui rend le personnage si touchant et en même temps ce débit linéaire où il profère des paroles terribles. Magnifique momen

Stanislav Trofimov (Varlaam) et Alexander Kravets (Missail)

Stanislav Trofimov (Varlaam) et Alexander Kravets (Missail) sont des habitués de toutes les distributions du répertoire russe en Europe occidentale, et ils donnent à leur scène cette jovialité un peu brute qui tranche avec l’ambiance générale. Trofimov est un Varlaam vraiment plein de relief et de puissance et Missail lui donne la réplique comme un duo consommé.

Exceptionnelles de relief les deux interprètes de Xenia (Anna Denisova) et Fiodor (Lilly Jorstad) :  il est rare d’avoir des chanteuses « à personnalité » pour ces deux rôles, mais il est vrai que la mise en scène leur donne plus d’importance que de coutume, belle nourrice également d’Agnieszka Rehlis, un mezzo  de classe aux graves sonores, habituée à des rôles plus importants.

Dmitry Golovnin (Grigori Otrepiev)

Dmitry Golovnin est comme toujours stupéfiant de vérité dans le rôle de Grigori Otrepiev, le moine qui deviendra le faux Dimitri. Un profil inquiétant, une voix nette, bien projetée, aux inflexions toujours troubles, toujours aux limites du déséquilibre ou de la folie (Golovnin est un stupéfiant Hermann de La Dame de Pique) avec une expressivité et un sens aigu de la parole ciselée : c’est un chanteur qui sait ce que colorer veut dire, un des très grands interprètes du répertoire russe aujourd’hui.

Ain Anger (Pimen)

Face à lui, le Pimen de Ain Anger a toujours cette voix immense, presque tout d’une pièce, un peu fixe. Cela convient au Pimen voulu par la mise en scène, sorte de Commandeur qui dit l’histoire et (pas toujours d’ailleurs) la vérité. Mais comme souvent, ce chanteur aux moyens considérables n’est pas toujours au rendez-vous de l’expressivité.
C’est l’inverse de Norbert Ernst, un chanteur que nous avons souvent entendu dans d’autres rôles, et notamment Loge dans les premières saisons du Ring de Frank Castorf à Bayreuth.

Boris (au centre, ici Ildar Abdrazakov) et à droite, Norbert Ernst (Shuiski)

Il a exactement le phrasé nécessaire pour Shuiski, le savant dosage entre le mot brut et l’insinuation, pour ce personnage reptilien. Il colore tellement, il cisèle tant son texte qu’il réussit toujours à le faire passer, malgré une voix qui n’a pas toujours la puissance nécessaire. C’est le spécimen du chanteur à tête, plus qu’à voix, et ici, avec un orchestre massif, c’est quelquefois un peu difficile, mais la prestation est vraiment intéressante.
On ne présente pas Alexey Markov, l’un des meilleurs barytons de sa génération. La voix est puissante, l’émission parfaite, la diction sans failles,voilà encore un artiste du texte, et les interventions de Shelkalov sont toujours de beaux moments notamment pendant la scène initiale, où il est bouleversant.
Comme on le constate, tout ce que la Russie pouvait produire de grandes voix expressives et justes était à la Scala.
Mais comme il ne nous a pas été donné d’entendre le Boris d’Ildar Abdrazakov (la retransmission TV,  curieusement retirée d’ArteConcert après une courte période nous avait permis de constater qu’il restait un immense Boris), c’est Adam Palka, une jeune basse polonaise en troupe à Stuttgart qui lui a succédé pour une seule représentation, avec néanmoins une préparation de quelques jours.
Et ce Boris nouveau (qui a déjà interprété le rôle) a triomphé auprès du public, et de manière très méritée.
Nous avons découvert Adam Palka dans le magnifique Mephisto qu’il a chanté à Vienne comme à Stuttgart dans le Faust de Frank Castorf . C’est un chanteur très engagé en scène, avec une allure jeune, qui chante désormais tous les grands rôles de basse du répertoire.

Adam Palka (Boris)

Il réussit à créer un personnage angoissé, torturé, et en même temps incroyablement énergique, de cette énergie du désespoir qui bouleverse, avec une vraie présence et une voix qui porte notamment dans la deuxième partie.
Sa première intervention dans la scène du couronnement a manqué un peu d’affirmation vocale, il est vrai avec un orchestre assez fort, mais ce Boris un peu écrasé sous des atours impériaux qui semblent un peu grands pour lui n’est pas un contresens et même cette voix moins affirmée au départ peut se comprendre psychologiquement. Toute la deuxième partie montre un personnage complexe, très mobile en scène, avec une voix très affirmée, qui en fait d’emblée un Boris avec qui compter. Certes, la mise en scène lui permet un certain nombre d’initiatives personnelles (manière élégante de souligner que la mise en scène n’est pas trop exigeante). Mais assez vite, on perçoit une vraie personnalité, un vrai profil qui tranche avec ces Boris un peu mûrs, sans doute moins intériorisé qu’Abdrazakov, pris dans la toile de ses contradictions, à la fois accablé et refusant farouchement son destin. La voix magnifiquement projetée, s’impose et nonobstant de menus problèmes de phrasé, il propose un Boris de très grande classe et finalement assez moderne dans sa conception du personnage. C’est un remplacement qui ne fait ressentir à aucun moment la frustration de ne pas avoir entendu la « star ».

Comme on l’a souligné, les forces de la Scala sont au rendez-vous avec le chœur somptueux dirigé par Alberto Malazzi qui nous rappelle que  par sa puissance, par la justesse de son phrasé le chœur de la Scala est l’un des tout meilleurs, sinon le meilleur du monde, il est renforcé par le « Coro di Voci bianche », le chœur d’enfants dirigé par Bruno Casoni, lui aussi remarquable.
En fosse, Riccardo Chailly qui connaît profondément le répertoire russe a convaincu notamment dans la deuxième partie.
J’ai trouvé la première partie plus distante et plus froide, avec un tempo plus rapide que de coutume, et surtout, sans moments de suspension (notamment dans le prélude  et les parties les plus mélancoliques) : c’est très en place, très « carré », mais cela n'atteint jamais le cœur. Une approche glacée.
Toute la deuxième partie est bien plus sentie, avec des moments d’exception ; la manière dont l’orchestre accompagne la scène avec Fiodor est vraiment stupéfiante, parce que subitement l’épaisseur de l’orchestre dit ce que la scène ne dit pas, c’est à dire la gravité, l’urgence, et donc la tragédie. Le volume, qui pour mon goût était un peu appuyé en première partie, laisse cette fois le plateau s’épanouir.
La version de 1869 est encore plus rugueuse que la version de 1872, qui déjà lorsqu’Abbado la révéla apparaissait incroyablement âpre et sombre, sans concessions.

Riccardo Chailly sait saisir la force dramatique et toute la grandeur tragique, sans aucun effet superflu, avec un sens théâtral affirmé, qui suit les voix avec attention, notamment avec ce Boris nouveau sur scène.
Il construit un Boris sans pathos, sans sirop, sans complaisance, avec un orchestre exceptionnel, un de ces moments où l’orchestre de la Scala est irremplaçable, avec ses cordes veloutées et surtout ses bois et cuivres étonnants de présence, et même quelquefois de poésie.

La conclusion s’impose : ce Boris Godounov est la meilleure production inaugurale des dernières années, musicalement incontestable, d’un niveau exceptionnel.Scéniquement, le travail de Kasper Holten ne marquera pas les mémoires, mais il a le mérite de ne pas gâcher le plaisir musical intense de ce retour de Boris.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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