Moins bien cotée que d’autres titres de Gluck (Iphigénie en Tauride, Alceste, Orphée et Eurydice), Armide fait enfin son retour à Paris, à l’Opéra-Comique, dirigée par Christophe Rousset dans une mise en scène de Lilo Baur – à qui l’on doit une Lakmé présentée en 2014 à l’Opéra-Comique. Cette tragédie lyrique en cinq actes, librement adaptée de La Jérusalem délivrée du Tasse, par Philippe Quinault, composée en 1777, est le quatrième opéra de la « période parisienne » du compositeur, très exactement situé entre Alceste et Iphigénie en Tauride. Dans une Syrie fantasmée, au temps des croisades, la reine et magicienne Armide capture les chevaliers chrétiens en les envoûtant. Alors que Renaud, le plus valeureux d’entre eux, décide de libérer ses compagnons, l’enchanteresse damascène s’en éprend contre toute attente en lui jetant un sort, mettant ainsi en péril sa propre vie et son royaume. Ce magnifique portrait de femme puissante et fragile, mis en musique dès le XVIIème siècle par Lully et Jommelli ne pouvait laisser Gluck insensible, lui si friand d’héroïnes hissées par la force des drames au rang de tragédiennes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Christophe Rousset et Véronique Gens, compagnon de longue date, ont conçu il y a quelques années un remarquable projet musical qui réunissait sous le même titre « Tragédiennes », quelques-unes des plus belles pages du répertoire français chez Virgin, sur près de près de trois siècles.
Connue pour son art de la déclamation, la clarté de sa diction et l’amplitude de son registre, Véronique Gens était très attendue dans le rôle-titre, surtout après s’être illustrée avec autant d’éclat à Paris dans Alceste (avec Olivier Py) et Iphigénie en Tauride (mise en scène par l’iconoclaste Krysztof Warlikowski). Sa prise de rôle méritait sans doute mieux que ce spectacle hésitant et répétitif, tout entier tourné vers une scénographie élégante mais réductrice, où tout est dit dans les trois premiers actes, les deux derniers reprenant sans le moindre renouvellement les mêmes éléments, les mêmes effets, les mêmes principes scéniques et dramatiques.
Un décor hybride de palais avec son moucharabieh futuriste, puis un arbre tantôt ceint de feuillage ou découpé sur un ciel zébré servent d’écrin stylisé à ce conte merveilleux et cruel, où l’amour d’une femme est mis à rude épreuve. Si quelques tableaux habilement éclairés offrent un commentaire visuel capable de soutenir l’attention, la plupart du temps l’action ronronne, tandis que les ballets frisent le ridicule, les chœurs sans grâce devant se déplacer dans une confusion malaisante, ou ramper telles des larves autour de Renaud ou à l’annonce d’un danger.
A côté de l’Hidraot chanté avec une calme assurance par Edwin Crossley-Mercer, de Florie Valiquette (Sidonie, Mélisse, Bergère) et Apolline Raï-Westphal (Phénice, Lucinde, Plaisir et Naïade) qui campent avec justesse leurs différents personnages, Philippe Estèphe Aronte, Ublade) et Enguerrant de Hys (Artémidore, Le chevalier danois) sont parfaitement crédibles, alors qu’Anaïk Morel faute d’une voix insuffisamment creusée et d’accents effrayants passe totalement à côté de la Haine ; impossible d’oublier la géniale incarnation d’Ewa Podles dans l’intégrale de Marc Minkowski illuminée par Mireille Delunsch (Archiv 1999).
La présence de Ian Bostridge pour incarner Renaud laisse perplexe. Pour quelle raison Lilo Baur et Christophe Rousset ont fait appel au ténor britannique dont la diction confuse et le phrasé aux encorbellement sinueux condamnent son personnage à une telle préciosité ? Et que dire à l’écoute de cet instrument étroit qui s’étrangle à plusieurs reprises sur une ligne escarpée qu’il n’a plus les moyens de tenir.
Véronique Gens est heureusement là pour redresser la barre. Le chant est puissant, l’expression altière et le portrait habité avec fougue. Tout chez la soprano est concis, ordonné, exposé au fil des actes avec minutie, la tragédienne gardant pour le final ses plus belles imprécation après avoir subi l’affront du départ de Renaud. Quel dommage qu’elle n’ait pas eu la chance d’être dirigée ! La voir se débattre en vain sans pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit, contrainte à demeurer les bras en l’air sans jamais les redescendre, rend plus flagrante encore l’absence d’une direction d’acteur digne de ce nom et ce ne sont pas le affreux costumes d’Alain Blanchot qui peuvent faire oublier ces manques. Christophe Rousset n’atteint pas les cimes de Riccardo Muti à la Scala de Milan en 1996, avec la magistrale Anna Caterina Antonacci, mais sa direction a tout pour séduire ; intensité des cuivres, chatoiements des cordes, équilibre des tempi, le drame couve comme un feu mal éteint que de fallacieux sortilèges voudraient dissiper. Moins possédée que la version laissée par Marc Minkowski, indispensable cerveau baroque, celle de Rousset obtenue d’un Concert Spirituel rompu au langage gluckiste, la talonne, notamment par la qualité du Chœur Les éléments.