Licht est organisé en un cycle de sept opéras correspondant aux sept journées de la semaine et totalisant près de trente heures de musique – cycle avec lequel Karheinz Stockhausen touche à un absolu de composition comparable par son ampleur et son ambition à ce que la Tétralogie de Richard Wagner représentait à la fin du XIXe siècle. L'œuvre s'appuie sur un livret du compositeur qui déborde largement la structure narrative pour toucher à une symbolique et un ésotérisme dans lequel on retrouve les alliances, les conflits et les amours de trois êtres surhumains : Michaël, Eva et Luzifer. Contrairement aux apparences, les sept opéras n’ont pas été composés dans l’ordre des jours de la semaine. Les trois premiers se concentrent chacun sur un seul personnage : Michaël dans Donnerstag aus Licht (1978–1980), Luzifer dans Samstag aus Licht (1981–1983), Eva dans Montag aus Licht (1984–88). Les quatre autres mettent en scène les combinaisons des trois sur un principe de duo et trio : conflit entre Michaël et Luzifer dans Dienstag aus Licht (1988–1991), tentation d’Eva par Luzifer dans Freitag aus Licht (1991–1994), harmonie et de la coopération entre tous dans Mittwoch aus Licht (1995–1997) et union mystique d’Eva et Michaël dans Sonntag aus Licht (1998–2003). Stockhausen dirigea la création des cinq premiers volets, tandis que Sonntag et Mittwoch furent créés à titre posthume, respectivement à Cologne en 2011 et Birmingham en 2012.

Le cycle s'organise autour de trois principes incarnés par un personnage et un instrument : a trompette, clarinette (ou au cor de basset) trombone, mais aussi ténor, soprano et basse. Composé en un salut, deux actes et un adieu, Freitag atteint un degré de détail d'une précision inouïe dans le rapport entre les 5 solistes, les 12 couples de danseurs, l'orchestre d’enfants, le double chœur (adultes-enfants) et l'électronique. La couleur orange sert de thème à ce jour de la "tentation" d'Eva par Luzifer. Le personnage d'Eva-Vénus est alternativement corps céleste et objet de désir, à l'image des figures bibliques et mythologiques dont elle s'inspire, opposée à Luzifer l'ange déchu et victime de ses contradictions.

Le spectateur est englouti physiquement et mentalement par cet assemblage magistral dans lequel geste, objet, son et couleur ont une place prédéfinie. L'œuvre se développe à partir d'une "super formule" mise au point en 1977 – formule que Stockhausen décrivait comme un "squelette qui donne les caractéristiques principales", dissimulant une cellule musicale dont la densité concentre l'écriture complète de l'œuvre. Trois mélodies s'y superposent, correspondant aux trois personnages principaux – Michaël, Eva et Luzifer. Découpée verticalement en sept segments (un pour chaque jour de la semaine), on obtient la série d’accords qui donnent la base d'écriture des sept opéras du cycle.

Œuvre de l'harmonie et du nombre sacré, Freitag fait disparaître les contours stricts de la dramaturgique en leur substituant une succession de scènes qui racontent la tentation d’Eva par Luzifer. La tentative de Stockhausen est explicitement cosmologique, depuis la particule infinitésimale jusqu'à l'immensité de l'univers. Licht fonctionne comme une reproduction sonore du mouvement de l'univers en forme de spirale, brassant avec une naïveté parfois confondante des codes et des thèmes qui font disparaître les frontières du mythe à la sociologie ou de la religion à l'érotisme. On atteint avec cet opéra à une redéfinition du concept wagnérien de l'œuvre totale ; en reprenant d'une part l'idée d'une combinaison-amalgame des moyens d'expression artistique, mais surtout en y ajoutant une dimension spirituelle ultracodifiée à la manière d'un rite précis et obsessif. Cible concentrique de toutes les admirations et de tous les sarcasmes, ce rigoureux lexique de paramètres fixés par le "maître" lui-même ne manque pas d'impressionner par la relation qu'il crée entre la figure de l'artiste et la place (ou rôle) du spectateur dans cette immense machinerie.

Comme à l'Opéra de Lille la semaine précédente, la soirée s'ouvre ici avec la projection de la "formule" dans les espaces publics de la Philharmonie durant le Freitags-Gruss (Salut du vendredi), baignés pour l'occasion de cette lumière orange qu'accompagne un écrin de fréquences électroniques qui flottent perpétuellement dans l'espace. Dans cette irisation, s'opposent d'emblée les fréquences aiguës d'Eva et les fréquences graves de Luzifer. La mise en scène de Silvia Costa travaille à rendre le déroulement de cette "tentation" en privilégiant la lisibilité de la structure musicale tri-dimensionnelle.

On a d'une part, une nappe continue de sons électroniques qui sert de fond abstrait et continu au déroulement des deux actes ; puis dix "scènes réelles" où les solistes jouent l'intrigue de la tentation d'Eve avec Luzifer (ou son avatar Ludon) et son fils Kaino. Deux musiciennes solistes (cor de basset et flûte traversière) accompagnent ces scènes d'un bout à l'autre, vêtues d'un assemblage de blanc/noir et orange, comme une démultiplication des caractères des protagonistes. S'ajoutent à ces scènes douze "Scènes de son", diffusées sur douze canaux. Imaginées par Stockhausen sous la forme de scènes dansées et mimées, elles sont ici remplacées efficacement par des "couples" d'objets ou automates, animés par une petite troupe d'enfants acteurs – une liste mêlant l'insolite à un parfum d'humour décalé :

Femme / Homme
Chat / Chien
Photocopieuse / Machine à écrire
Voiture de course / Pilote de course
Flipper / Joueur de flipper
Ballon de football / Jambe avec chaussure de football
Lune avec un petit hibou / Fusée
Bras nu / Main tenant une seringue
Taille-crayon électrique / Crayon
Bouche de femme avec fleur de crocus / Cornet
de glace avec abeille
Violon / Archet
Nid / Corbeau

La rencontre entre Eva et Ludon (nouvelle incarnation de Luzifer) est traitée sur le mode de l'affrontement entre un petit ensemble orchestral et un chœur d'enfants. Aux instruments occidentaux (Eva) répondent les percussions africaines (Luzifer). L'affrontement pacifique fait dialoguer les cultures tandis que se déroulent au-dessus des scènes humoristiques avec les couples d'objets. Idée de mise en scène à la fois simple et forte, on présente une première fois cette galerie à la Prévert puis dans un second temps, on la désorganise, formant une longue suite d'incohérences chahutées, en parallèle avec les amours tourmentées d'Eva et Kaino, le fils de Luzifer. Le pilote conduit la photocopieuse tandis que la machine à écrire remplace le moteur de la voiture, la jambe joue au flipper, la fusée devient la seringue qui pique le ballon etc.

En préservant un langage théâtral constitué essentiellement de sensations et de formes, la scénographie évacue la question du sens littéral pour se concentrer sur l'aspect plus purement poétique et imagé. En témoigne ce choeur dont les costumes rappellent le fameux Ballet Triadique du Bauhaus ou encore cette "Kinderkrieg" psychédélique, épilogue festif où des troupes d'enfants se battent avec des poudres colorées avant un ultime défilé où figurants et musiciens se retrouvent sur l'avant-scène pour un ultime salut.

Opérateur invisible de cette immense machine d'images, Maxime Pascal dirige les masses chorales réglées par Émilie Fleury en collaboration les projections sonores de Florent Derex avec la réalisation informatique musicale d'Augustin Muller. Fidèle collaboratrice du Balcon (et Mélisande à l'opéra de Malmø sous la direction de Maxime Pascal), Jenny Daviet prête au rôle de Eva un registre suraigu aux contours délicats et brillants. Antoin Herrera-López Kessel est scéniquement et vocalement parfait en Luzifer/Ludon, secondé par Halidou Nombre en Kaino. On reste ébloui par la préparation et le niveau instrumental des jeunes élèves du Conservatoire de Lille, de même que la mise en place de la Maîtrise de Notre-Dame de Paris et les six jeunes acteurs présents sur scène d'un bout à l'autre de la soirée dans le rôle des démiurges. Iris Zerdoud au cor de basset et Charlotte Bletton à la flûte complètent brillamment le plateau, avec les claviéristes Sarah Kim et Haga Ratovo aux synthibird arborant d'étranges costumes dont les petites ailes rappellent à la fois Wotan et Hermès. "Je suis celui qui écoute" disait Stockhausen – formule aussi puissante qu'elliptique, mais seul guide de lecture pour découvrir une œuvre qui exige du spectateur qu'il se laisse porter par ce flux continu de références, de sons et d'images pour pouvoir accéder à l'"illumination".