Il était temps. Il était temps que le musée redevienne musée. Après une année marquée par les commémorations liées au cinquantième anniversaire de la mort de Pablo Picasso, le musée Picasso de Paris retrouve la physionomie qu’on peut attendre d’un tel établissement, après s’être autorisé quelques écarts en 2023. Il y a d’abord eu la présentation des collections exceptionnellement confiée à Paul Smith, qui avait imaginé des décors colorés pour servir d’écrin aux œuvres, puis l’exposition consacrée à Sophie Calle, « A toi de faire, ma mignonne », la plasticienne ayant « investi » les salles mêmes du musée où elle substituait ses photos, ses films, ses textes et ses objets aux œuvres de Picasso (les touristes venus de loin pour voir des Picasso ont dû se sentir un peu frustrés…).
Sinon exactement d’un « retour à l’ordre », puisque cette expression reste associée à l’art de l’après-Première Guerre mondiale et au classicisme dont Picasso lui-même donna l’exemple, il est donc permis de parler d’un retour à la normale pour le musée, qui est à nouveau ce que, suppose-t-on, les visiteurs viennent découvrir et redécouvrir. Grâce aux donations successives, et par des enrichissements plus imprévus, comme les saisies douanières, le musée Picasso de Paris possède une collection assez unique – celui de Barcelone a de tout autres points forts – et il est bon qu’elle soit visible dans toute sa diversité, même si la part laissée en réserves est évidemment considérable.

Retour à la normale, et création d’un nouvel ordre de visite. Il reste entendu que le rez-de-chaussée est désormais consacré aux manifestations temporaires – en ce moment, « Dans l’appartement de Léonce Rosenberg », dont le lien avec Picasso n’est que tangentiel, mais qui n’en est pas moins passionnante ; prochainement « Picasso iconophage », sur les sources artistiques et extra-artistiques que l’artiste sut s’approprier, et à l’automne, « Jackson Pollock, les premières années », celles où l’influence de Picasso sur le peintre américain est la plus nette. Les premier, deuxième et troisième étage sont inclus dans un parcours chronologique qui conduit d’un bout à l’autre de la carrière de l’artiste. En vingt-trois salles, le visiteur va des années 1900 aux années 1970 ; après avoir fait le tour du premier étage, il découvre la moitié du deuxième et est alors invité à montant sous les combles pour en faire le tour et redescendre au deuxième étage pour les quatre dernières salles du trajet.
Ce qui change, c’est notamment la façon dont les autres artistes – ceux que Picasso côtoyait et aimait – sont présents dans le musée : un effort a été accompli pour les intégrer à tout le parcours, afin de suggérer des rapprochements et des comparaisons, au lieu de les reléguer à un espace consacré à Picasso collectionneur, par exemple. Dès les premières salles, des toiles de Cézanne ou de Matisse sont visibles – évidemment, le Portrait de Marguerite peint par ce dernier en 1906 fait un peu pâle figure face à la radicalité des études contemporaines pour Les Demoiselles d’Avignon. On remarque surtout la place nouvellement accordée à une « autre artiste » jusque-là absente du musée : Françoise Gilot, disparue en juin 2023, avant-dernière compagne de Picasso, fit surtout carrière comme peintre aux Etats-Unis où elle s’installe en 1955, après leur séparation. Une salle entière lui est dédiée (la 17, au troisième étage), et l’on retrouve deux de ses grandes toiles dans la salle 20, à côté d’une grande vitrine de céramiques.

C’est justement un des aspects soignés pour ce redéploiement : les œuvres en trois dimensions sont plus que jamais mises en valeur, présentes à peu près tout le long du parcours. La « salle des boiseries », désormais la dixième du parcours, donne à voir et à entendre des exemples des écrits de Picasso poète (tout comme la Chapelle permet d’écouter des extraits musicaux d’œuvres associées à l’artiste). Après la magistrale rétrospective présentée au Centre Pompidou, en grande partie grâce aux collections du musée, les dessins sont peut-être un peu moins visibles dans cette nouvelle présentation, qui n’en montre pas moins un certain nombre de pièces rarement exposées.
Bien sûr, les très rares faiblesses de la collection parisienne demeurent : les périodes bleue et rose sont sous-représentées (c’est notamment ce qui rendait d’autant plus précieuse l’exposition du musée d’Orsay en 2018–19). Le parcours glisse néanmoins sur cette lacune, en incluant l’Autoportrait de 1901 dans la toute première salle, avec deux autres exemples de ce genre, datant d’autres décennies. Des premières peintures, proches de Lautrec ou des fauves (salle 2), on passe ensuite directement au tournant des années 1906-07.

Essentiellement chronologique, le parcours se fait parfois thématique, par exemple en lien avec la récente exposition « Picasso et la Préhistoire » présentée au Musée de l’Homme. La Salle 13 reprend cette question, en incluant aussi un célèbre collage photographique réalisé en 1936 par Dora Maar, et les compositions associant objets et végétaux recouverts de sable que Picasso produisit au cours de la même décennie. Quelques salles sont conçues autour d’une œuvre, en forme de dossier rassemblant études préparatoires et coupures de presse : le Musée national d’art moderne a ainsi prêté L’Aubade, toile de 1942, dont le musée Picasso possède une belle série de dessins préalables, les uns encore assez réalistes, les autres adoptant peu à peu cette stylisation qui caractérise l’œuvre achevée (salle 16) ; L’Homme au mouton (1943) fait l’objet d’un semblable « arrêt sur image », et l’on remarque dans une vitrine cet article que consacra Paris Match à l’inauguration de l’exemplaire de cette statue offert à la ville de Vallauris en 1950, article intitulé « La statue d’un berger pose à nouveau le cas Picasso. Génie ou mystificateur » (salle 19).
La dernière salle prouve incontestablement que, même dans les ultimes années de sa vie, Picasso n’avait rien perdu de son génie créatif. On admire ainsi les deux grands nus juxtaposés sur un même mur : bien n’ayant pas été peints la même année, et entrés dans les collections nationales dans le cadre de deux dations différentes, on croirait que la Femme à l’oreiller de 1969 et le Nu couché de 1967 ont d’emblée imaginés comme des pendants. Ce nouveau parcours remplit donc sa mission et marque un retour à l’ordre des choses dans lequel les œuvres de Picasso sont rendues à l’admiration du public.