Wolfgang Amadé Mozart (1756–1791)
l dissoluto punito ossia il Don Giovanni (1787)
Livret de Lorenzo Da Ponte (1749–1838) d'après El burlador de Sevilla (1630) de Tirso de Molina et le livret de Giovanni Bertati pour Don Giovanni Tenorio de Giuseppe Gazzaniga (1787)
Créé le 29 octobre 1787 au Théâtre des États  (Tavovské divadlo) de Prague

Direction musicale, Nil Venditti
Concept de mise en scène, Michael Cavanagh
Mise en scène, Mårten Forslund,
Scénographie, Erhard Rohm
Costumes, Mattie Ullrich
Lumières, Mikael Kratt
Dramaturgie Katarina Aronsson
Vidéo Nils Fridén

Don Anna : Nicole Cabell
Donna Elvira : Johanna Rudström
Zerlina : Vivianne Holmberg
Don Ottavio : Mihails Čuļpajevs
Don Giovanni : Jeremy Carpenter
Leporello : Ola Eliasson
Masetto : Helgi Reynisson
Le Commandeur : Lennart Forsén

Kungliga Operans kör 
Kungliga Hovkapellet

 

 

Stockholm, Suède, Opéra Royal, le 28 décembre 2023 à 19h,

Et voici le Don Giovanni nouveau. Comme pour le Beaujolais (air du Champagne), on appréciera les qualités de cette toute nouvelle production qui entre au répertoire de l’Opéra Royal de Stockholm, pour égayer un public un peu épuisé par la précédente : c'était un Don Giovanni, moderne forcément metoo-like, tombeur de boîte de nuit (viol de Donna Anna dans les toilettes en ouverture), Leporello en voyeur/documenteur (air du catalogue avec une collection de polaroids)… On aime Don Giovanni mais là, ce n’était plus possible…
C’est donc le maître des lieux Michael Cavanagh qui s’y colle (au moins pour l’élaboration du concept) avec l’aide d’un metteur en scène, Mårten Forslund, pour un résultat contrasté. Ce
Don Giovanni est en mode monde d’après, dans un futur post-apocalyptique, ce qui permet de jouer avec le mythe et d’éclairer notre présent mais reste un peu faible au regard de ce qui se passe sur le plateau.

Enfants, nous nous régalions, mi-effrayés mi-amusés, des productions cinématographiques américaines :  Terminator, Mad Max, les rediffusions de Soleil Vert… Aujourd’hui, ces fictions débordent le cadre de la science-fiction pure et ressemblent de plus en plus aux scénarios-prévisions du GIEC.
Pour relire l’opéra des opéras, il fallait une plongée dans les films malheureusement visionnaires de notre époque.
Ainsi Michael Cavanagh a choisi de placer son Don Giovanni dans un monde futuriste, pas si éloigné du nôtre, et de regarder si le mythe perdure dans un univers bouleversé, évoquant celui de The Road (roman de McCarthy adapté au cinéma en 2019 par John Hillcoat) et de Mad Max (notamment celui de Fury Road, 2015, qui a vu le réalisateur d’origine, George Miller, reprendre son œuvre pour une suite assez acclamée).

Michael Cavanagh, dont nous avions aimé la mise en scène d’Aïda, joue sur les mêmes ambiguïtés de la catastrophe que dans The Road : pendant l’Ouverture, une vidéo nous  montre un monde détruit, sans que la cause soit précisée. C’est le parti-pris du film de laisser planer LA raison et/ou LA cause de la catastrophe et que reprend le metteur en scène. Des forêts comme soufflées, des villes détruites (en plongée)… C’est un panorama de destruction avec des feux ou des coulées de lave sans que l’on sache si c’est une opération humaine ou une catastrophe naturelle-réaction en chaîne. Peu importe, c’est la goutte de trop.

Don Giovanni, dans cette production, ne sera donc ni grand seigneur, ni si méchant homme. Il sera ce qu’il incarne avant tout dans l’opéra de Mozart : un jouisseur. Car il s’agit de profiter des restes d’un monde détruit : plus de noblesse, plus de castes mais des restes de marchandises de l’ancien monde donc encore un peu de possibilités de jouir.

Si les survivants de The Road grappillaient ce qu’il restait du monde (scène de la découverte de l’abri anti-atomique et des réserves), les protagonistes de ce Don Giovanni ressemblent plus aux survivants des Mad Max, agglomérés en tribus et exploitant ce qui peut l’être encore.

Le Commandeur (Lennart Forsén). Première chute d'un patriarcat exsangue.

Ainsi le Commandeur ressemble au chef de Mad Max, Fury Road : chef de tribu avec cranes décoratifs (retour à un certain état de nature) mais surtout chef exploitant d’un hangar-raffinerie. C’est le décor : au loin, le désert et les tuyaux de la raffinerie d’un monde toujours et encore addict au pétrole, source de plastique omniprésente de nos vie et énergie numéro 1.

On remarquera au passage que les tuyaux métalliques évoquent eux aussi ceux bien organiques du bouffeur-buveur Don Giovanni (air du champagne, festin-grande bouffe du dernier acte).

Don Giovanni semble être, comme Leporello (avec son baluchon), aussi voyageur errant que Mad Max (le personnage) mais il pourrait aussi s’agir d’un retour au giron familial. Ce qui se passe sur scène n’est pas très lisible mais Don Giovanni prend la place du Commandeur par le meurtre. C’est assez facile, le vieux est en chaise roulante. Meurtre rituel ou symbolique, conflit des chefs entre un vieux et un légèrement plus jeune ? Peu importe au fond, un mâle blanc jouisseur prend la place d’un autre. Le monde d’après ressemble furieusement à celui d’avant…

Ola Eliasson (Leporello) et Jeremy Carpente (Don Giovanni). Wanderers en vadrouille. Ou en maraude.

Il suffira de s’acheter les faveurs du menu peuple en ouvrant les caisses de réserves. Celles que Don Giovanni apporte avec lui ou celles de la raffinerie ? Le mystère demeure entier. Reste qu’il s’agit de « claquer » les réserves, peu importe les lendemains…

Puisqu’il s’agit encore de jouir, on verra au moment de la fête paysanne en fond de scène (mariage des paysans Masetto et Zerlina), un décor de fête foraine désertée. Une fête à neuneu alors qu’on le sait, la vraie fête est finie… Le décor un peu fantomatique évoque Carnival of souls (1962) de Herk Harvey…

La fête est finie. Noces paysannes et ré-émergence de culte.

Opéra des opéras encore, il y a dans cette vision de Don Giovanni une certaine récupération d’autres opéras : en particulier pas mal du Ring avec la notion de pouvoir et d’énergie dans une masse inerte (cf. la production Castorf). Ce Don Giovanni est un double de Wotan, soit un ex jouisseur en vadrouille avec un chapeau pour se cacher et des lunettes dorées un peu bling bling de skieur (activité en voie de disparition) pour se dissimuler… Mais il évoque aussi la récupération tous azimuts et la nécessaire protection des yeux dans un monde cramé.

Ola Eliasson (Leporello), Johanna Rudström (Donna Elvira) et Jeremy Carpenter (Don Giovanni). Mad Max et Sergio Leone

Dans ce monde sans noblesse donc, Don Ottavio et Donna Anna sont très amputés de leur caractère. Comme un reste, et c’est bien ce qu’il faut souligner, leurs vêtements sont faits de drapés, de liens. C’est une ancienne nouvelle noblesse. On pense à cette néo-aristocratie du désert : Dune de Lynch.

Nicole Cabell (Donna Anna) et Mihails Culpajevs (Don Ottavio). Survivance d'aristocratie

Autres déplacements sociaux qui impliquent des changement de personnages : Zerlina et Elvira sont des tigresses dans un monde dangereux, et sans pitié, donc promptes à dégainer les couteaux (Là encore Mad Max. Au-delà du Dome de Tonnerre et Fury Road). La condition féminine est radicalement changée. Elvira ressemble au personnage de chasseur de prime de Sergio Leone (Désert et poussière encore… et absence de moralité…) plus qu’à une nonne momentanément défroquée. Zerlina n’est pas prête à passer à la casserole sans zébrer son adversaire (les couteaux de Mad Max II et Dune encore).

Vivianne Holmberg (Zerlina) face à Jeremy Carpenter (Don Giovanni). Pas prête à se laisser faire.

Plus de noblesse et donc plus de vertu ni de religion : là encore, il n’y a que des restes. Des sortes de Vestales apparaissent en plus des Masques pendant la noce, la fête concoctée par Don Giovanni et Leporello. C’est plutôt bien vu car, on le sait depuis le Don Giovanni de Jean-Paul Jouve, l’air de la liberté chanté par Don Giovanni (ce qui se comprend) l’est aussi par Anna, Ottavio, Elvira (ce qui se comprend moins, sauf si on l’entend comme le libre arbitre chrétien de faire le bien et le mal).

Par ailleurs, cette production, au contraire de sa matrice Mad Maxienne, qui multiplie les outrances des besoins naturels ou pas (Dans Fury Road, le problème majeur, outre celui de l’eau et du pétrole, récurrent dans la série, c’est la reproduction. D’où la « denrée » des filles fertiles et leur pendant, les graines détenues par le clan des filles), ce Don Giovanni élimine ou minimise les problèmes de sexe (pas de vagues : on est à Stockholm, très à cheval sur le féminisme et la problématique du genre. Et il s’agit de s’inscrire dans le répertoire, donc le temps long). Ainsi lorsque Leporello offre, comme Don Giovanni, « sa protection » aux  jeunes filles, c’est en partageant les bidons de boisson avec ses pairs. On est loin du viol supposé primordial et des « troussages de domestiques » (pour ne pas citer JFK et son ami DSK)…

Lors de la scène de travestissement Don Giovanni/Leporello, Elvira s’assoit à cheval sur ce dernier mais celui-ci est sur… le ventre. On sent beaucoup de pruderie sur tout ce qui pourrait être problématique.

Le « viol » d’Anna du début du premier acte est hors scène et enfin, Ottavio est totalement asexué et peu demandeur, scéniquement, de relations physiques, c’est plutôt le rôle mais tout de même. Admettons que dans un monde où l’on survit, il s’agit avant tout de besoins et non de désirs. Mais c’est amputer Don Giovanni

Idem lorsqu’Elvira se charge de punir Leporello de s’être fait passer pour Don Giovanni, elle le torture… à l’électricité (une énergie chasse l’autre) ! On retrouve la sauvagerie Mad Maxienne mais la scène est bien sage finalement : Leporello ne grillera pas sur la chaise. La consigne de mise en scène semble être : on ne veut pas de chocs (électriques)…

On est donc réduit à des pantomimes, des agaceries loin des sauvageries induites (promises ?) par le déplacement dans le monde d’après. Mazetto cherchant à prendre sa Zerlina en délit de mensonge se roule… dans un tapis. C’est gros comme de la commedia dell’arte et ça fonctionne. Tout comme les échanges de rôles entre Don Giovanni et Leporello, les uns et les autres utilisant les parois coulissantes de l’usine-raffinerie pour se dissimuler (recyclage/reconfiguration). C’est la seule utilisation intelligente d’un décor souvent alibi et matérialisation d’une idée mais peu utilisé dans la scénographie.

Enfin, il faut en finir avec Don Giovanni, l’éliminer. Le metteur en scène semble nous dire, Don Giovanni, c’est nous.

Pas grand seigneur et pas si méchant homme, comme nous, mais jouisseur gaspilleur du monde d’avant (cf. les rapports hommes/femmes fortement malmenés dans cette production, avec des femmes fortes et plutôt vengeresses). D’où également, la figure du Commandeur, esprit spectral projeté en hauteur sur le décor qui vient hanter Don Giovanni et dont il n’est que le double. Comme le Commandeur, il finit dans la même chaise roulante (Don Giovanni, ou l’humanité handicapée).

Il ne peut que périr dans les flammes de son enfer : cramé à l’essence (on vide des bidons mais on fait jaillir des flammes au gaz, pas de danger, autour de lui).

Michael Cavanagh et Mårten Forslund peuvent ainsi tout à fait finir logiquement avec l’air (clarifié) final, avec le sextuor Ottavio/Anna, Zerlina/Mazetto, Elvira/Leporello, fin d’après la fin  : il y aura un espoir quand on se sera débarrassé du monstre à femmes, blanc de plus de 50 ans, post-boomer en somme. Les hommes d’ailleurs s’écartent à la fin pour entourer le trio de femmes du futur. Et l’air du désert devient plus bleu… quand on a tiré la chasse.

Donc une bonne idée de départ, avec une réalisation idoine sur le décor et les costumes (Erhard Rom et Mattie Ullrich), mais affadie pour ne pas heurter les sensibilités de l’air du temps et, surtout, un cruel manque d’idées d’interactions sur le plateau. On s’agite pour pas grand-chose, tout est convenu ou désamorcé. C’est dommage car on sent beaucoup de censure sur un projet qui n’en appelait pas. Après la catastrophe, tout est bien qui finit bien : on n’y croit pas. Trop giocoso comme dramma.

Drame toujours, fin décembre 2023, on apprenait que Michael Cavanagh, chef de l’Opéra royal, et responsable du concept de mise en scène mais non de sa réalisation (laissée à Mårten Forslund) mettait un terme à son contrat pour raisons médicales. Ceci explique sans doute cela…

Leporello est Ola Eliasson qui était Don Giovanni entre 2014 et 2016 lors de la précédente production (de Ole Anders Tandberg) et qui connait donc bien le rôle. C’est une idée intéressante de lui confier le rôle du valet/double de son maître dans une production où, finalement, la filiation tient une grande place. On se souvient de lui grattant joyeusement la mandoline et on le retrouve vieilli, le timbre plus sombre. C’est un Leporello un peu gris. En cela, c’est bien vu.

Jeremy Carpenter est Don Giovanni, toujours à son aise avec les personnages énaurmes (Cf. son Botton dans Fairy Queen à Drottningholm en 2023), la voix est bien projetée, il a de beaux volumes. C’est un Don Giovanni un peu enfantin dans un corps monstrueux, un rôle qui lui convient bien. Le Masetto de Helig Reynisson et l’Ottavio de Miahil Culpajevs sont très à l’aise, avec de belles couleurs et des voix jeunes et claires, la Zerlina de Vivianne Holmberg, entendue dans de nombreuses productions ici (Ring etc.), s’extrait du lot, comme d’une manière générale tous les rôles féminins de cette production. Une vraie clarté, des aigus qui fusent, une voix très légère et en même temps une énergie de Walkyrie (encore la piste Fury Road).

La Donna Anna de Nicole Cabell déçoit un tantinet avec un timbre un peu sombre mais de très belles couleurs et un registre large. On sent une attention aux effets mais cela manque de fraîcheur et de passion pour le personnage.

C’est la Elvira de Johanna Rudström qui fait le show avec une vraie présence, sexuelle (la seule ?), aussi féminine que masculine (la porosité des genres..). Des couleurs chatoyantes, une aisance à toute épreuve, elle emporte par sa présence et sa musicalité. C’est la femme de demain.

Johanna Rudström (Donna Elvira). Mad Donna Elvira.

La cheffe italo-turque Nil Venditti, prix Claudio Abbado pour les jeunes musiciens en 2015, dirige avec énergie l’orchestre de l’Opéra Royal. C’est vif et frais, sans révélation majeure mais tout à fait efficace et très homogène. L’ Orchestre de l’Opéra Royal nous a semblé particulièrement en forme en ces jours de fêtes (les fameux mellandagarna, « jours entre » Noël et le Jour de l’an, propices aux fêtes familiales et commerciales), c’est sans doute dû à une attention et une énergie communicative de la chef aux troupes locales. Du beau travail.

 

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
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