Quand on s’appelle Steinlen, quoi de plus naturel que de prendre pour pseudonyme Jean Caillou ou Petit Pierre ? Natif de Lausanne, l’artiste était évidemment francophone, mais devait maîtriser assez l’allemand pour savoir qu’un i supplémentaire ferait de lui un minéral de taille réduite (et rien n’interdit de penser aux « Petits Pavés » de la fameuse chanson de 1891, signée Paul Delmet et Maurice Vaucaire). Est-ce à cause de la diversité de ses activités – dessinateur, illustrateur, peintre, affichiste, caricaturiste… – qu’il dut s’inventer d’autres identités pour signer les images qu’il concevait pour Le Mirliton, le journal fondé par Aristide Bruant, ou celles qu’il destinait à l’hebdomadaire anarcho-syndicaliste Le Grand Chambard ?
Pourtant, c’est bien sous son patronyme officiel que Steinlen se fit connaître, avant d’être en partie oublié aujourd’hui. Du moins, si son nom est méconnu, son œuvre la plus célèbre bénéficie au contraire d’une diffusion dont il n’aurait lui-même jamais rêvé : en effet, l’affiche du cabaret Le Chat noir est devenue l’un des emblèmes de Montmartre, quartier qu’il ne quitta pratiquement plus dès lors qu’il fut installé à Paris en 1881, une icône reproduite sur toute une gamme de produits dérivés dont se régalent les touristes internationaux.
Impossible de séparer désormais Steinlen de son chat, mais ce n’est que justice, car il peignit beaucoup les félins, vivant avec une quinzaine d’entre eux, rue Caulaincourt. Très logiquement, c’est sur les chats que s’ouvre l’exposition du musée de Montmartre, en montrant les diverses facettes de l’artiste : auteur de bandes dessinées (sans bulles, mais la forme est là, série de vignettes racontant une histoire), affichiste, décorateur, avec plusieurs panneaux conçus pour orner des intérieurs, notamment celui du cabaret du Chat Noir, bien sûr, mais aussi peintre de chevalet et sculpteur, auteur de véritables « portraits de chats ». C’est un monde où les félins ont pris le pouvoir qu’il dépeint dans certaines œuvres plus fantasques, comme cette fée jouant de la lyre sur les toits de Paris entourée d’un troupeau de chats, destinée à accompagner une nouvelle d’Alphone Allais, « Contre les chiens », parue en 1897 dans le Gil Blas illustré.
En abordant l’illustration de presse, on passe insensiblement à un domaine où Steinlen se montre moins désireux de plaire et plus soucieux d’efficacité immédiate. Si les images dessinées pour accompagner les chansons de Bruant dans Le Mirliton semblent bien innocentes, il n’en va pas de même des couvertures pour La Feuille, journal libertaire fondé en 1897, où la violence du trait fait écho à la véhémence des dénonciations du pouvoir en place. Dans ses toiles, Steinlen reprend l’iconographie de Delacroix, sa Liberté guidant le peuple vers des lendemains qui chantent promis par le socialisme. Le côté vindicatif n’est jamais loin, même la représentation du 14 juillet 1895 prenant des airs de manifestation anti-patronat. Sans avoir suivi la traditionnelle formation aux Beaux-Arts, il était allé à Mulhouse étudier le dessin industriel sur textile et n’était donc pas tout à fait autodidacte, comme on s’en aperçoit avec une œuvre comme La Commune (1885), où la femme aux seins nus hésite entre symbolisme et réalisme. Sur un ton moins épique, l’artiste représente aussi la classe ouvrière dans son quotidien, notamment les repasseuses chères à Degas, ou l’univers des mineurs, rappelant Constantin Meunier. L’allégorie n’est pourtant jamais loin : en 1894, les lithographies « Aujourd’hui » et « Demain » représentent l’alliance du cultivateur et de l’ouvrier pour littéralement enfoncer dans la terre le bourgeois qui les exploite.
Si Steinlen dessine les détenues de la prison de Saint-Lazare sans rien chercher à embellir du monde sordide de la prostitution, il lui arrive aussi de créer des images à caractère plus commercial, comme ces Parisiennes dont le vent soulève la jupe et le mantelet. On peut ne pas partager la vision très #MeToo des divers Baisers imaginés par le peintre : faut-il y voir forcément une image de prédation masculine, par-delà la passion sensuelle représentée dans ces étreintes fougueuses ?
Etonnantes par leur ambition messianique, les peintures anti-cléricales où Steinlen montre un Christ rejeté par la hiérarchie de l’Église moderne, trop assise sur ses privilèges terrestres pour pouvoir encore entendre le message de Jésus (L’Intrus, 1902), ou une lithographie comme L’Idée en marche, illustration destinée au programme d’une soirée fêtant le sixième anniversaire du Groupe des étudiants collectivistes de Paris, où une sorte de nouveau saint Jean-Baptiste prêche l’évangile communiste…
Plus anecdotiques paraît le traitement du paysage, contrairement au nu, genre que Steinlen pratiqua assidûment, représentant des femmes dans leur intérieur, sortant du bain, comme les montrait Degas, mais parfois avec une simplification des contours évoquant Suzanne Valadon. Alors qu’il lorgnait vers Van Gogh et annonçait Utrillo avec une vue urbaine comme Rue Norvins, c’est assez logiquement vers Gauguin que se tourne Steinlen dans la toile la plus ambitieuse que lui inspire sa gouvernante d’origine Bambara, Masséida (il l’appelait Massaïda). Après l’avoir représentée en odalisque étendue sur un lit dans la pose de l’Olympia de Manet, il imagine avec Détente une sorte de Bain turc agrandi dans son format, mais limité à deux corps féminins alanguis qui se superposent, leurs mains tenant une cigarette se rejoignant au milieu de la toile.
Si l’exposition se termine sur ces images à l’orientalisme somptueux, la chronologie des œuvres se conclut un peu auparavant avec les dessins inspirés par la Première Guerre mondiale, dont la cruelle et sanglante réalité vint anéantir le rêve socialiste d’union mondiale des prolétaires. Steinlen se met au service de son pays d’adoption – il a été naturalisé français en 1901 – et peut se rendre sur le front dans le cadre des « Missions artistiques aux armées ». Il en rapporte une vision sans fard, montrant la solidarité entre soldats face à la mort, sans perdre pour autant son regard satirique, ainsi qu’en témoigne un titrecinglant comme « La Gloire » (1915), pour un dessin où quatre veuves ou orphelines de guerre en grand deuil se dressent derrière un cercueil couvert du drapeau français et de la palme des martyrs.
Catalogue bilingue français-anglais, coédition Musée de Montmartre et In Fine, 176 pages, 29 euros.
Sous la direction de Leïla Jarbouai et Saskia Ooms *Avec la contribution scientifique d’Aurore Janson, assistante de conservation du Musée de Montmartre Jardins Renoir.
Auteurs de l’ouvrage : Phillip Dennis Cate, directeur émérite, The Jane Voorhees Zimmerli Art Museum, New Brunswick, conservateur de la collection David E. Weisman & Jacqueline E. Michel, Kjell Marius Mathisen, conservateur en chef, responsable du département Histoire culturelle, Lillehammer Museum Foundation et Anne-Sophie Poirot, conservatrice adjointe, Institut Ferdinand Hodler, Genève.