Le Couronnement de Poppée de Monteverdi créé au festival d'Aix-en-Provence 2022 par Ted Huffman revient à l'Opéra de Rennes – à l'initiative inspirée de son directeur Matthieu Rietzler qui a eu la bonne idée de coproduire ce spectacle. Cet opéra est l'occasion de célébrer les vertus d'une épure esthétique alliée à une direction d'acteur qui maintient la tension sans verser dans la facilité. Il est intéressant de retrouver cette production et de la mettre en regard avec les mises en scène aussi fortes et différentes que celles de Evgeny Titov en mars à l'Opéra du Rhin et Calixto Bieito au Liceu en juin dernier. A la différence de ces deux spectacles qui travaillent la ligne idéologique et politique du drame de Busenello, Ted Huffman l'aborde avec une apparente neutralité qui joue sur des codes visuels rappelant l'épure et la vertu d'un théâtre de tréteaux.
L'Opéra de Rennes est une salle dont les dimensions offrent beaucoup de points communs avec le Théâtre du Jeu de Paume. Le spectacle de Ted Huffman trouve dans une fosse d'orchestre et des dégagements très similaires à la salle aixoise, le fait de fonctionner avec la même économie et la même force d'expression avec une profondeur de scène qui reproduit les mêmes effets qui avaient séduit le public il y a deux ans. La scène est dégagée sur les côtés et à l'arrière, laissant voir à nu l'intégralité des coulisses et les hauts murs qui s'élèvent vers les cintres avec leur appareillage de câbles et de gaines techniques. Sur le plateau, des bancs permettent aux interprètes de s'asseoir et observer l'espace où se joue l'action principale, notamment depuis une arrière-scène conçue telle un chœur d'église. Ainsi, l'ensemble de la distribution est visible d'un bout à l'autre de la soirée comme lors d'une répétition dite "couturière" dans laquelle les chanteurs chantent en portant leurs costumes pour la première fois. Pas de réelle nouveauté donc, sinon l'écho tenace d'une mise en scène à la Peter Brook qui semble planer sur une approche dont on goûte à chaque instant la liberté et la décontraction. Quelques tables et quelques chaises manipulées à vue suffisent à installer un décor réduit à l'essentiel comme ces bougies symboliques qui renvoient tout à la fois au temple auquel Ottavia livre ses vœux et qui servent de signature visuelle à la toute fin. On en oublierait volontiers cet assez encombrant et inutile tuyau suspendu au-dessus de la scène dont la fonction dramaturgique cède à l'impression d'une abstraction et d'une binarité noir/blanc donnant vaguement le sentiment d'une menace et d'une présence paradoxale.
Le projet de Ted Huffman est de placer l'humain avant le politique, mettant au second plan l'évidente compatibilité du drame antique revu et corrigé par Busenello avec les tragédies de Shakespeare. La lutte pour le pouvoir est ici montrée sous l'angle d'un affrontement entre des personnalités qui cherchent avant tout à imposer leur différence de caractère et leurs sentiments. Il règne sur le plateau une ambiance rappelant la confusion des genres et l'humeur badine qui tend à faire oublier la dimension tragique de cette Rome en pleine déliquescence morale et politique. Au lieu de ça, on regarde les couples qui se font au gré des frôlements et des œillades, avec un désir qui l'emporte sur la prédation. Néron et Poppée se bécotent et que Lucain est invité à une étonnante partie à trois en présence du cadavre encore chaud de ce trouble-fête de Sénèque. Même le petit valet découvrira les soubresauts du désir dans les bras de la laideronne Arnalta, tandis que le couple Ottone et Drusilla trouvent le moyen de pimenter in extremis leur couple un peu niais… Seule l'impératrice Ottavia promène une ombre sévère, sanglée dans un tailleur strict qui rappelle visuellement l'argument officiel de frigidité (ou du moins, de chasteté) qui sert à Néron pour la répudier.
À l'exception de l'Otton d'Antoine Bénos-Djian, le plateau que présente l'Opéra de Rennes est totalement renouvelé par rapport à la création aixoise. On a conservé en revanche, le principe d'une troupe de jeune voix parfaitement rompues à l'exercice d'un jeu d'acteur à fleur de corps. On distingue d'emblée la présence incandescente de la Poppée de Catherine Trottmann dont la projection et la netteté du timbre s'accorde de belle façon avec la ligne et l'urgence du Néron de Ray Chenez. Victoire Bunel tire brillamment ton épingle du jeu dans une Ottavia mieux phrasée et projetée que la Virtù un peu en retrait dans le prologue. Camille Poul donne à l'Amour et au Valet une élégance et une souplesse remarquable, là où Paul-Antoine Bénos-Djian et Maïlys de Villoutreys brillent en Otton et Drusilla. Adrien Mathonat n'a pas la surface et la résonance qui imposerait la puissance de Seneca tandis que Paul Figuier offre à Arnalta et à la Nourrice la truculence d'un instrument polymorphe et Sebastian Monti à Lucain son caractère et sa vigueur.
Le Banquet céleste de Damien Guillon se distingue nettement de la Cappella Mediterranea de Leonardo García Alarcón qu'elle finit au final, par supplanter. Avec un effectif réduit similaire, le chef français privilégie la netteté des contours et l'accalmie des tempi. Cette version livre un charme tout en retenue et en suspension là où García Alarcón mettait en avant une turbulence et un relief irrégulier littéralement baroque. Cette homogénéité fait ressortir toute une gamme de contrastes dans les voix et offre à la scénographie un rythme intérieur mieux accordé et en un sens, plus efficace. Madrigalesque par endroits, cette lecture allie les capacités du chant et du jeu en donnant l'impression de peindre à fresque des plans expressifs tracés à main levée comme pour mieux faire ressortir l'urgence de la dramaturgie.