À de rares exceptions, aucune des mises en scène de l’Incoronazione di Poppea dans les dernières décennies n’a vraiment marqué : la mémoire plus lointaine garde, à cause de la surprise et de l’émerveillement (mais aussi de la reprise vidéo), souvenir de celle de Jean-Pierre Ponnelle et Nikolaus Harnoncourt qui contribua à projeter de nouveau l’œuvre sous les projecteurs en 1979. On reste d’ailleurs surpris de l’importance dans l’histoire des productions de ce tournant des années 1980. Il y a une dizaine d’années, Krzysztof Warlikowski proposait à Madrid (sur une version modernisée par Philippe Boesmans, reprise d’une version commandée par Gerard Mortier en 1989 pour La Monnaie et alors mise en scène par Luc Bondy) une réflexion très contemporaine autour de Sénèque et surtout de l’échec de la philosophie qui ne réussit pas à transformer le monde, un monde où les totalitarismes populismes et fascismes divers « sont des terreaux pour un bouleversement de toute morale, de tout sentiment, pour un glissement du plaisir vers le mal, pour une explosion de toutes les catégories sociales et humaines, pour une grande cérémonie funèbre qui enterre l’humain. », écrivai-je en 2012 dans mon compte rendu de la production madrilène parue dans le Blog du Wanderer (suivre le lien).
Évidemment, tous les managers n’ont pas la puissance visionnaire d’un Gerard Mortier, capable de deviner clairement les possibles d’une œuvre qui est aux racines de l’art lyrique, et qui pour la première fois peut-être, grâce au travail assez « shakespearien » du librettiste Francesco Busenello (bien plus qu’un librettiste, mais un authentique dramaturge, écrivain, créateur), donnait un poids particulièrement fort aux psychologies, aux mécanismes tragiques, à la dramaturgie.
Que la réflexion sur le pouvoir et ses abus soit déjà présente dans l’historiographie romaine et notamment chez Tacite est une évidence, avec sa part de vrai et sa part d’idéologie qui quelquefois transforme l’histoire. L’histoire à Rome a aussi des visées morales (voir Plutarque ou Suétone) et se trouve donc en permanence orientée. LA réflexion sur le pouvoir et ses excès parcourt aussi toute la Renaissance, jusqu’aux débuts du XVIIe, champ clos des heurts des Empires ou des guerres de religion (qui se confondent quelquefois, voir le Sac de Rome en 1527).
Cette réflexion sur les folies du pouvoir ou ses abus, mais aussi sur la déliquescence morale, est au centre des plus grands drames shakespeariens, même si Néron n’en fut pas un des sujets de Shakespeare. Ce qui fait rapprocher le texte de Busenello de cette ambiance shakespearienne.
Il reste que le règne de Néron fait encore aujourd’hui fantasmer voire discuter les historiens pour établir quelle figure il fut réellement. Le Néron monstre naissant tel que qualifié par Racine eut vie brève (il meurt en 68, à 31 ans), mais apparemment riche en crimes : à 22 ans, il se débarrasse déjà de sa mère Agrippine, en 65, à 28 ans, c’est au tour de son précepteur Sénèque : plus généralement, à son instigation ou par les drames de l’histoire, tous les protagonistes de L’Incoronazione di Poppea meurent de mort disons, provoquée ou violente, Senèque, Octavia, Poppea, Lucain, Néron lui-même et enfin Ottone. Sur Poppea survit le doute d’une mort « naturelle » suite à ses couches et la légende du coup de pied néronesque sur le ventre de la femme enceinte n’est pas totalement attestée… même si on ne prête qu’aux riches.
Face à ces destins tragiques, une apparente insouciance inonde la mise en scène de Ted Huffman dont l’immense tuyau suspendu au-dessus de la scène ressemble bien à un « tuyau de Damoclès » : personne ne s’en sortira vivant. Mais avec ou sans le tuyau, cela ne change pas grand-chose et on perdrait beaucoup de temps à le qualifier. Disons qu’il occupe l’espace et la vue, qu’on remarque qu’il bouge et quelquefois avance. Mais après… ?
Alors j’ai décidé de l’appeler le tuyau de Damoclès, comme ces gazoducs dont le débit l’ouverture ou la fermeture occupent beaucoup nos interrogations sur le futur de notre Europe aujourd’hui… Tuyaux fatals de notre destin, tubo fatale del nostro destino pour pasticher Verdi.
Je badine sur la gravité, à l’image de cette mise en scène apparemment badine, qui a beaucoup charmé le public aixois pour sa jeunesse, sa fraîcheur apparente et sa manière légère de traverser les codes moraux les plus élémentaires. D’une certaine manière comme, après Sénèque, tous ces personnages (historiques) trouveront tous la mort en pleine jeunesse, c’est un peu « dansons sur un volcan ».
Le tissage de l’insouciance et de la tragédie, de la morale et de la politique, de la comédie et du drame est un élément permanent du livret : l’opéra est déjà en 1642 spectacle total et il en faut pour toutes les humeurs. L’un des traits de cette mise en scène est de mettre en mouvement les moteurs de chacun dans un étourdissant et glaçant bal des vampires : un bal avec des spectateurs, les allégories Virtù, Fortuna, Amore, mais aussi Valletto et d’autres damigella, rôles utilitaires aux interventions-éclair, qui éclairent, ou habillent ou colorent l’ensemble
Comme chacun a plusieurs rôles, il n’est d’ailleurs pas toujours facile de reconnaître qui est qui, mais cela au fond importe peu, comme si tous étaient interchangeables dans ce bal inconscient des petites vertus et des grands crimes : ce que décrit Huffman, c’est une petite société inconsciente du fait que la monstruosité (naissante ou non) finit par détruire tout code social, toute possibilité du vivre ensemble et conduit au naufrage. Un ordre régi exclusivement par la recherche effrénée du plaisir immédiat à satisfaire et de l’individualisme forcené, suivez mon regard…
J’écrivais en 2012 : « le fascisme, le totalitarisme sont des terreaux pour un bouleversement de toute morale, de tout sentiment, pour un glissement du plaisir vers le mal, pour une explosion de toutes les catégories sociales et humaines, pour une grande cérémonie funèbre qui enterre l’humain. » C’était là la base de réflexion d’un Warlikowski dans sa production fortement idéologique et c’est ce qui sous-tend ce travail, mais sans vraie clarté.
C’est un peu le danger de cette mise en scène : elle met sur le même plan joie et mélancolie, ambition et menus plaisirs, en piétinant quelquefois l’horreur, si bien que certains y voient une glorification de la jeunesse à la fois pleine de sève, de désir et insouciante dont il faudrait se réjouir : cela signifie que le but est atteint et que le mal nous traverse sans même que nous en soyons conscients.
Beaux jeunes gens, poitrine de Poppea exhibée contre torse glabre et musclé de Nerone, Sénèque encore jeune et non vieillard socratisé, Othon avec son costume rose d’ado attardé (rappelons que, dans l’histoire « vraie », Othon est marié à Poppée et non fiancé – Busenello a trouvé ce subterfuge pour resserrer encore la dramaturgie), et que cet ado attardé en empruntant les habits de Drusilla pour tuer Poppea envoie quand même sa « fiancée » à la mort (et quelle mort ! Néron lui prévoit des tortures atroces et lentes).
Le style attribué à Ottone est aussi un piège pour un public peut-être non averti. Ottone n’est pas si inoffensif, deviendra empereur (en 69, la fameuse année des quatre empereurs) restera quelques mois sur le trône et se suicidera (un de plus).
Comme dans beaucoup de mises en scène, la vision d’Ottavia est trompeuse : on la voit toujours habillée en noir, genre future femme répudiée, genre jeune veuve, pas très rigolote,un peu plus âgée alors qu’elle est dans la réalité plus jeune de dix ans environ que Poppea : Ottavia a 22 ans quand elle est répudiée, et Poppea dix de plus à la même époque, elle est même plus âgée que Néron, ce qui justifie son côté roué et ambitieux et ses manœuvres… elle a l’expérience ; on a toujours l’impression que Néron répudie la vieille pour épouser la jeune, c’est l’inverse en réalité (chercherait-il en Poppea une jolie maman de substitution, vu qu’il a envoyé sa maman chérie ad patres quelques années auparavant…)
Comme on le voit, les rapports entre les personnages sont complexes et la mise en scène aplatit tout dans un « roulez jeunesse » qui charme, mais qui ne dit pas grand-chose des enjeux ni de l’épaisseur de l’histoire.
C’est cet aplatissement en une farandole amorale qui gêne dans ce travail. Le fait d’avoir des jeunes sur le plateau semble déterminer un jeunisme général un peu superficiel assaisonné d’érotisme léger et touristique alors que l’œuvre est bien plus rude. Si l’on voulait d’ailleurs vraiment montrer la sexualité romaine sur une scène, notre imagination n’y suffirait pas tant elle est aux antipodes de la nôtre (les travaux de Florence Dupont l’ont bien montré) et d’une violence inédite, impossible à montrer même. Ici, le sujet n’est même pas effleuré, c’est de l’érotisme d’opéra, aimable et estival.
Bien sûr, il est bon de s’extasier sur « l’espace vide » en allusion à Peter Brook, puisqu’un hommage lui est rendu par cette vision d’un plateau nu (concept de Johannes Schütz) et d’absence de coulisses puisque tous les personnages après être intervenus sur scène vont s’asseoir ou se poser latéralement ou au fond, comme dans son Don Giovanni aixois de …1998… dans un théâtre mis à nu dont on voit les coulisses, les apparats techniques et tout ce qui ne se voit pas. L'ensemble est d'ailleurs très bien éclairé par Bertrand Couderc.
Certes le théâtre est toujours hic et nunc et le public ne doit pas avoir de mémoire…
Mais enfin l’allusion est lourde, même si en fait ici l’espace est toujours plein de monde et plein d’objets (à commencer par le tuyau géant noir et blanc(?), sérieuse entaille à l’espace vide) Il reste aussi que si l’on voit les coulisses et le théâtre mis à nu, celui-ci devient automatiquement décor, et que même mis à nu, le théâtre sans décor devient décor de théâtre et donc l’illusion comique dirait Corneille, fonctionne à plein.
Autres allusions très claires, Arnalta nourrice de Poppea merveilleusement incarnée par le jeune Miles Mykkanen (qui incarne aussi l’autre nourrice) a un air de famille avec Ms Doubtfire que tout le public qui a ses références media connaît et donc le personnage inventé par Monteverdi et Busenello entre de plain-pied dans notre modernité médiatique et cinématographique.
Autrement dit, Ted Huffman jongle entre histoire et petite histoire, entre anecdotique et essentiel, sans jamais vouloir « entrer dans le dur ». On dirait presque une sorte de comédie musicale avant l’heure qui dirait des choses sérieuses sans vouloir appuyer sur rien ni souligner quoi que ce soit.
Ainsi le public réagit fort positivement et c’est naturel : c’est une vraie « troupe » car l’homogénéité de l’engagement de chacun sur scène sont tels que c’est l’impression qui est donnée, même si tous ne sont pas issus de l’Académie du Festival d’Aix fondée en 1998 par Lissner, riche de tant de chanteurs qui aujourd’hui ont pignon sur rue. Disposant à la base d’un groupe de jeunes chanteurs en début de carrière, le metteur en scène Ted Huffman a conçu une mise en scène qui prenne jeunesse, vivacité et insouciance pour base. Dans un monde assez sombre où la jeunesse est sans cesse exaltée comme garante d’un avenir plus positif et plus ouvert, circule alors un vent d’optimisme. Que cet optimisme circule dans une histoire épouvantable où la morale est bafouée et où le crime ne paie pas (enfin, si, il finit par payer… vu le destin de chacun) a peu d’importance, le théâtre est prémonitoire, mais personne ne s’en rend compte. Ted Huffman met en scène l’Incornazione di Poppea pour somnambules.
Dans ce réalisme qui n’en est pas tout à fait un, la mort de Sénèque est un exemple de culture cinématographique ou de série TV, lorsque Sénèque meurt dans les râles après avoir chanté une mort « socratique », qu’ensuite Néron maltraite le cadavre puis se livre ensuite à quelques exercices érotiques à trois avec Poppea et son ami Lucain (qu’il enverra plus tard aussi ad patres) devient un peu anecdotique et diminue la puissance du moment.
Il y a là un incontestable travail sur le jeu, sur les mouvements, sur le parler également, un parler presque de conversation, vif et plein de surprises et de fraicheur, il y là une réussite sur une ambiance, sans aucun doute, mais à trop forcer ce trait-là, à trop insister sur les diversités de genre (théâtral), la ligne directrice se perd un peu et on oublie qu’on est devant une galerie de monstres où aucun ne se rachète, même pas Sénèque, le philosophe qui soutient Ottavia pour garder sa place et son influence sur Néron car auprès du pouvoir, il s’agit toujours d’être là, et d’éviter la disgrâce. C’est la loi du courtisan. Et d’ailleurs Baltasar Gracián contemporain presque exact de Busenello, le théorisera ((L’homme de Cour, Oráculo manual y arte de prudencia, 1647)). Et Louis XIV mettra en pratique les lois de l’étiquette pour asservir une noblesse dont il se méfiait depuis la Fronde.
De ce monde où pas un seul ne peut racheter l’autre, où aucune figure et pas même celle du philosophe ne se sauve moralement, Ted Huffman nous montre les apparences, les épiphénomènes, sans jamais remuer le fer dans la plaie. En ce sens, il montre les aspects les plus dangereux du contemporain en nous faisant tomber dans le piège. Aucun spectateur ne sort du spectacle en y voyant un avertissement, en y ressentant une inquiétude. Oui, encore une fois roulez jeunesse !
Ce spectacle ambigu est magnifiquement servi par une musique qui l’est presque tout autant par sa manière enjouée d’accompagner ce qui reste un drame.
Il ne nous appartient pas de rentrer dans des débats musicologiques qui, en particulier pour cette œuvre, font florès, dans la mesure où l’on a perdu la partition originale jouée à la création de 1642, Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle soit perdue, peut-être dort-elle dissimulée sous une pile de poussière dans un fonds privé ou public, quelque part en Italie… espérons…
On possède deux copies, celle vénitienne de 1650, et celle de 1651 pour Naples, qui contient de très sensibles différences, mais qui ont été dirigées toutes deux par Cavalli. Et les recherches effectuées sur ces partitions, dont celles menées par Alarcón, conduisent à la conclusion que sans doute plusieurs mains ont participé à son élaboration, comme une œuvre d’atelier (de Bottega…), sorte d’hommage de la nouvelle génération (Francesco Cavalli, Francesco Sacrati, Benedetto Ferrari) au vieux maître. Un seul exemple, significatif, Pur ti miro qui est le célèbre duo final, ne serait pas de la main de Monteverdi…
Le choix de la version vénitienne, sans doute plus proche de l’original n’empêche aucunement, dans la tradition de l’époque, de faire entendre des orchestrations différentes, et le choix de Leonardo Garcia Alarcón est celui d’offrir un orchestre réduit à la basse continue, une douzaine de musiciens, convenant parfaitement à l’espace du Théâtre du Jeu de Paume (moins de 500 places) et garantissant ainsi une grande clarté acoustique et un rapport scène-salle optimal. C’est d’ailleurs au Jeu de Paume que furent représentées il y a quelques années Elena et Erismena de Cavalli, qui furent de notables succès.
Les débats musicologiques peuvent aboutir à des représentations très différentes, ce qui au XVIIe et au XVIIIe, voire dans la première partie du XIXe, était chose habituelle.
Avec L’Incoronazione di Poppea, nous en avons la preuve dès les origines puisqu’entre Venise et Naples, il y a de très sensibles différences : on ne peut jouer de la même façon dans une République comme à Venise et dans une Naples façonnée par la cour espagnole. Aujourd’hui, notre vision sacralisée du patrimoine musical a créé un culte fossilisant des versions dites « originales », qu’on ne toucherait sous aucun prétexte. Or, l’Opéra a toujours bougé, varié, avec ses airs adaptés, ses versions modifiées, plagiées, triturées, et le baroque en ce sens est un extraordinaire espace de liberté, voire de licence.
L’expérience personnelle de l’œuvre a commencé d’ailleurs pour moi par une version donnée au Palais Garnier, que personne aujourd’hui n’imaginerait donner, celle de Raymond Leppard, pas plus que celles de Vincent d’Indy ou d’Ernest Ansermet. Avec en plus une distribution wagnérienne composée des plus grands chanteurs wagnériens (Vickers, Jones, Ludwig) et un Seneca de grand luxe, Nicolaï Ghiaurov. Ce fut un immense choc, et servit largement mon culte de cette œuvre. Mais rien à voir avec une version historiquement informée.
Nous avons aussi évoqué la version utilisée à Bruxelles et Madrid de Philippe Boesmans, mêlant instruments contemporains et anciens, visant à montrer une modernité musicale allant au-delà des recherches effectuées sur l’œuvre et osant des sons mixtes qu’il serait vain de discuter ad nauseam.
Le débat scientifique ou musicologique doit avoir lieu, évidemment, et les recherches « historiquement informées » ont fait faire un bond de géant sur cette période, qui le nierait ?
Mais les choix de représentation ne sauraient être des choix fondés exclusivement sur une muséologie des œuvres et un festival doit tout essayer en tous sens : j’attends avec impatience qu’on ose un jour à Bayreuth un Wagner sur instrument d’époque… Il faut effectivement oser, et ce que je trouve intéressant ici, c’est qu’on ait osé à tous les étages, même si personnellement, je peux çà et là avoir mes réticences.
Au fond, le seul critère qui intéresse le spectateur est l’effet produit, la cohérence, et le résultat : à s’en tenir au succès immense de cette production, considérée par beaucoup comme le meilleur moment du Festival d’Aix 2022 l’opération est réussie.
Leonardo Garcia Alarcón opte pour une version à effectif très réduit, au rythme très resserré, cherchant d’abord à créer avec le plateau une homogénéité de style, de respecter le train, les sauts et les gambades d’une conversation vive et jeune. C’est un expert de la lecture des partitions, familier aussi de la création de cadences et d’ornementations diverses, particulièrement imaginatives et colorées. Dans l’interview qu’il nous avait accordée (voir ci-dessous) il nous avait confié la permanence de souvenirs de musique baroque dans la musique sud-américaine, la grande liberté d’improvisation sur un style donné, et on a la forte impression qu’encouragé par ce plateau si engagé, Alarcón déborde de fantaisie et se soit laissé aller à cette liberté. Il y a quelque chose d’éternellement dansant, d’une éternelle fantaisie qui flirte avec un style osons, barock’n roll qui colle parfaitement à la mise en scène et au chant, et donne de la prestation une allure particulière, très différente de l’habitude, d’une grande fraicheur et d’un engagement total. Soyons plus sérieux, en réalité les origines sud-américaines d’Alarcón et son sens des rythme donnent une couleur peut-être plus ibérique à certains moments, quelque chose qui rappellerait le flamenco…, Mais quoi qu’il en soit, c’est un choix résolu que de faire danser ce Monteverdi et cela séduit le public.
Dès lors, les débats autour de la pertinence des choix sont mis au second plan : on est dans un festival, on fait un travail avec un groupe aux contours donnés et on s’appuie sur les possibilités de ce groupe. Alarcón – il nous l’a confié‑, a un grand respect du travail du metteur en scène, et probablement ferait d’autres choix musicaux avec un autre type de production. Mais dans ce contexte particulier, il a fait sans doute le juste choix, celui de la cohérence, avec un groupe de musiciens exceptionnels, au son clair, plein, chaud rentrant parfaitement dans le projet, dans lequel lui-même en dirigeant semble presque danser en permanence.
Une fois les réserves sur la mise en scène admises, – et pour moi elle reste superficielle, comme une danse sur un toit brûlant que l’on ne voit jamais brûler, mais cette superficialité va bien avec un bal des somnambules où l’orchestre du bal mène la danse de manière souvent géniale, il faut le souligner portant le spectacle au triomphe.
La distribution n’est pas en reste, et il faut saluer son engagement et la volonté permanente d’en finir ou plutôt de dévier d’un style souvent cireux qui ne rend pas justice à la vie des personnages, comme un oeil affligé d’une lourde cataracte. Ici la cataracte a été enlevée, l’œil a retrouvé couleur fraicheur et clarté : certes, tous n’ont pas toujours l’aura voulue, ou quelquefois la ligne de chant est interrompue brutalement par des cris, des dissonances, qui peuvent surprendre, mais qui font partie du jeu : ici tout sonne et tout dissone sur la scène comme dans les voix, avec un universel rendez-vous avec la joie de chanter.
On saluera les personnages « secondaires » qui traversent la scène et les scènes, dans plusieurs rôles dont la plupart se sortent avec honneur, Riccardo Romeo – étrangement seul italien de la distribution ‑même si totalement formé en Allemagne où il est né- est à la fois Liberto, Tribuno, Soldato II, tandis que Yannis François est Littore, Famigliare III, Console, mais la multiplicité des rôles ne se lit pas dans cette mise en scène où tous se confondent un peu. Elle aurait sens dans une représentation « historique », mais la multiplication des rôles et des personnages secondaires se comprend aussi dans une mise en scène plus large, plus spectaculaire, ce qui n’est pas l’option ici où la concentration est déterminante. Mais dans l’ensemble rien à dire sur des interventions engagées et bien chantées. Et de toute manière, à la création en 1642, les chanteurs chantaient plusieurs rôles eux aussi et notamment la vedette Anna Renzi qui était à la fois Virtù, Drusilla et Ottavia.
Contrairement à ce que j’ai lu çà et là, il n’y a guère que quatre chanteurs sur les onze qui soient issus de l’académie, mais tous sont effectivement jeunes et en début de carrière. On peut être surpris que pour une production où la diction et surtout les rythmes et les accents soient si nécessaires (l’art de la conversation, du parlar cantando) il n’y ait qu’un italien. Certes, Aix a depuis longtemps (Foccroule !) un tropisme nettement anglo-saxon et nettement moins italien, mais rares sont les chanteurs non italiens qui savent vraiment attraper les accents, et les rythmes, même si, et nous ne cessons de le répéter dans nos articles, on sait que la formation anglo-saxonne est la meilleure, même si de plus en plus concurrencée par la formation russe, qu’on constate dans toutes les distributions européennes. Julie Roset, ravissante en Amore et Valletto, fait partie des anciens de l'académie et elle séduit le public par sa fraîcheur et son entrain, même si quelquefois la voix est au bord de l'instabilité, mais le personnage est si vif et si vrai qu'il emporte l'adhésion.
Saluons également Fleur Barron, qui vient aussi de l’Académie d’Aix, nettement plus intéressante en Ottavia qu’en Virtú, bien que « virtù » aille bien à Ottavia jusqu’à ce qu’elle ordonne à Ottone d’aller tuer Poppea… Elle garde une distance, une sorte de couleur toujours mélancolique : ses deux airs disprezzata regina et Addio Roma sont exécutés de manière très propre, qu’on aurait peut-être aimé plus vécus. Mais la prestation est solide.
Ottone c’est Paul-Antoine Bénos-Djian, contreténor bien connu en France qu’on entend dans quelques enregistrements récents : affublé d’un costume d’ado attardé qui immédiatement affaiblit le personnage et fait du couple Ottone/Drusilla une sorte de petit couple innocent et peu au fait des intrigues de palais (Drusilla semble se désiller à la fin et devenir un peu plus délurée, avec son compagnon), ce qui n’est pas forcément le cas, mais on comprend qu’il faut un couple antagoniste à Nerone/Poppea. Difficile de voir en Ottone le futur empereur quelques années plus tard : il campe un mal aimé (de Poppea) et mal aimant (Drusilla), bref, pas très à l’aise et ma foi, le personnage est crédible, parce que le chant est aussi crédible, même s’il manque quelquefois de couleur et reste un peu pâle, mais sans doute aussi la mise en scène impose un Ottone sans grand relief.
La Drusilla de Maya Kherani, qui chante aussi Fortuna a cette fraicheur et cette spontanéité qu’on attend dans Drusilla, le chant est propre, maîtrisé sans montrer encore de vraie personnalité, mais sans aucun problème technique.
Miles Mykkanen montre dans Arnalta (Nourrice de Poppea) et Nutrice (celle d’Ottavia) une très grande aptitude à la composition scénique, il est notamment une Arnalta désopilante, mais ici servie par un chant expressif, coloré, impeccable : il triomphe auprès du public et c’est complètement mérité. On offre quelquefois Arnalta à des chanteurs plus âgés, mais lui s’empare des deux rôles en les caractérisant très clairement sur la scène (Nutrice plus rigide et Arnalta plus foldingue) et c’est vraiment un plaisir de voir dans cette prestation sûrement l’orée d’une jolie carrière.
On saluera ensuite le Seneca d’Alex Rosen : phrasé, diction, élégance… on entend immédiatement un chanteur familier avec l’univers du Lied et de la mélodie. La voix est puissante, homogène, le timbre au total assez clair, on a entendu des Seneca plus profonds, mais il est expressif et compose un personnage plus jeune (le vrai Sénèque avait une soixantaine d’années) que la mise en scène n’a pas artificiellement vieilli et c’est heureux, il semble à peine moins jeune que les autres et donc participe de plein droit au bal des somnambules. Un nom à suivre sans aucun doute.
Un peu plus en retrait le Nerone de Jake Arditti, au physique avantageux et avantageusement exhibé, mais si techniquement la voix n’accuse pas de défaut, l’expression et la couleur manquent un peu, le petit monstre naissant roule des mécaniques, plus physiques que vocales, où il n’est pas trop impressionnant.
Autre nom à suivre, la Poppea de Jacquelyn Stucker, typique exemple de parfaite préparation à l’américaine, avec un vrai travail sur l’homogénéité vocale, sur la ligne et sur la diction. La voix est souple, le timbre séduisant, c’est une des meilleures Poppea que j’ai pu entendre récemment car elle a aussi dans la voix non pas une fraicheur et une jeunesse partagée par tous, mais ce petit plus de maturité vocale qui la singularise. Magnifique travail et magnifique prestation.
Miles Mykkanen, Alex Rosen, Jacquelyn Stucker dominent à l’évidence une distribution engagée, qui n’a jamais démérité et qui a su séduire le public, qui sort du spectacle ravi, après de longs et triomphaux applaudissements.