Quand le Lucerne Festival Orchestra trouve une situation ou un chef qui stimulent, alors les étincelles se rallument. Ce fut le cas l’an dernier avec Herbert Blomstedt et Martha Argerich dans un programme Beethoven, ce fut le cas le 21 août où ils jouèrent avec Yuja Wang et sans chef, sinon le premier violon Gregory Ahss, où ils montrèrent qu’ils étaient encore un orchestre d’exception, enthousiasmant le public.
Ce soir il y a un chef, Jakub Hrůša, parmi les plus talentueux des chefs de la jeune génération, directeur musical des Bamberger Symphoniker, qui a été appelé pour remplacer Yannick Nezet-Séguin. Si le Mozart est resté du programme prévu, on a dû renoncer à la symphonie du Chevalier de Saint Georges, première pièce du concert prévu à l’origine, et c’est évidemment regrettable tant il est rare, voire rarissime d’entendre des pièces du Chevalier de Saint Georges dans les programmes des grands festivals. Il a proposé en seconde partie, à la place de la 7ème de Beethoven, la 6ème symphonie de Dvořák, une œuvre si peu connue et si peu jouée que c’était une première pour le Festival de Lucerne. Voilà comment d’un programme de remplacement on finit par faire un petit événement.
Mozart : Symphonie n°38 en ré majeur K.504 Prague
La symphonie n°38 en ré majeur K.504 est l’un des plus fameuses des symphonies de Mozart qui la termina en décembre 1786 et l’exécuta à Prague (d’où son nom) en janvier 1787. Il trouvait à Prague le succès public qu’il ne réussissait pas à trouver à Vienne. Le nozze di Figaro avaient trouvé à Prague un sensationnel succès bien supérieur à l’accueil viennois. Et l’accueil fait à cette symphonie par Prague fut à la hauteur des attentes. Une symphonie en trois mouvements, sans le Minuetto traditionnel dont le ton alterne entre la gravité et vivacité. On oscille en effet entre l’ambiance dramatique à la Don Giovanni dès l’adagio qui ouvre la symphonie qui date de 1787 et sera créé à Prague et celle plus joyeuse ou primesautière des Nozze di Figaro, notamment dans le dernier mouvement. Cette tension qui domine toute la symphonie entre une couleur sombre et une autre plus légère, curieusement l’interprétation proposée ne la souligne pas. Depuis Harnoncourt, on entend souvent des Mozart plus contrastés, plus heurtés quelquefois jusqu’à la caricature, comme chez Currentzis. Le Mozart qu’on entend ici, parfaitement exécuté et ciselé par le Lucerne Festival Orchestra dont les tuttis sont constitués du Mahler Chamber Orchestra, qui a exécuté souvent Mozart avec Abbado notamment un mémorable Cosi fan Tutte à Ferrare. Efficacité, précision, aucune bavure chez les solistes (la flûte !) avec un son particulièrement rond et souvent somptueux. Mais il manque quelque chose, un grain de folie justement en cette année dont le thème du Festival est « Verrückt ». C’est un Mozart très propre, très classique, presque trop sage, aux tempi larges, un Mozart qu’on rattacherait aux grands interprètes du XXe, mais pas çà ceux du XXIe, et donc souvent attendu, même si répétons-le, il n’y rien à reprocher à la qualité de l’exécution. Mais dans cette première partie, rien de nouveau sous le soleil.
Antonin Dvořák : Symphonie n°6 en ré majeur op.60 (B112)
Comme Beethoven, Dvořák a écrit 9 symphonies dont la 9ème par sa célébrité et sa fréquence dans les concerts écrase très largement toutes les autres, presque un « marronnier » de la musique ; on entend encore assez souvent le n°8, un peu moins la n°7, mais pratiquement jamais les autres et notamment cette symphonie n°6 qui aujourd’hui se découvre au public du KKL de Lucerne. Est-ce l’effet de surprise, est-ce aussi la rareté de l’inconnu, son exécution a remporté un phénoménal succès, avec « standing ovation » fréquente à Lucerne certes, mais dont le Mozart précédent n’avait point bénéficié.
Même si le Mozart précédent a été créé à Prague, Dvořák fait évidemment partie de l’ADN culturel des musiciens tchèques, au même titre que Smetana ou Janáček et immédiatement on l’entend, on le sent, on le vit. On a l’habitude de rappeler dans la musique tchèque les racines populaires, les rythmes de danse, y compris tziganes, mais aussi les couleurs mélancoliques. Sans entrer dans le détail des problèmes de catalogage, rappelons que la symphonie n°6 a été longtemps connue comme symphonie n°1. La « vraie » n°1 remonte à 186(, celle-ci a été écrite aux alentours de 1880 et créée à Londres en 1882. Dvořák est sans doute l’un des premiers compositeurs à avoir une gloire internationale immense : Londres où il est réclamé, mais aussi la Russie et New York.
La sixième symphonie eut un immense succès, à cause de sa musique charnelle, aux réminiscences Brahmsiennes (dont elle est complètement contemporaine). Deux thèmes dans le premier mouvement, l’un très joyeux, l’autre plus lyrique annoncé au violoncelle, et tout cela est parfaitement agencé dans l’orchestre qui sonne comme les grands soirs, d’autant que le chef travaille de manière très ciselée les couleurs, attentif à chaque nuance mais aussi sait négocier les contrastes avec une chaleur et une joie communicatives, le premier mouvement étonne en effet par son énergie, mais aussi les parties plus lyriques (la flûte !), les crescendos, et tout cela alterne avec fluidité, et sans rupture, jusqu’au final éclatant d’optimisme où l’on reconnaît aussi le jeu engagé du Lucerne Festival Orchestra, et l’on s’étonne qu’une pièce pareille n’ait pas été plus jouée, en dépit de ses succès initiaux. Le deuxième mouvement est une sorte de « Lied instrumental » rythmé par les cors et des bois, d’un très grand lyrisme avec des changements de motifs jamais abrupts et une belle science de l’orchestration. Un lyrisme avec une singulière variation d’accents, des moments symphoniques somptueux qui alternent subitement avec des moments d’apaisement qui donnent au mouvement une variété étonnante où l’on note une fois de plus la qualité des solistes de l’orchestre et notamment de ses bois, avec une couleur optimisme et presque solaire qui émeut. Le troisième répond directement à la thématique du Festival « fou », tant ce scherzo est emporté à un rythme d’enfer, c’est une plongé dans l’univers populaire de la Bohème que cette danse « furiant » qui emporte l’auditeur dans un incroyable tourbillon mais tout en maîtrisant les volumes et l’alternance des accents, le tout avec une limpidité notable, les cordes font merveille par leur énergie et leur engagement. Mais comme dans les autres mouvements, l’énergie alterne avec des respirations à la flûte merveilleuse et aux bois, comme une sorte respiration contemplative de la nature.
Le dernier mouvement, Allegro, dansant, vigoureux, impétueux, est l’un des moments les plus réussis de l’univers symphonique de Dvořák. Et l’orchestre se déchaine sous l’impulsion du chef qui montre combien non seulement il maîtrise ce répertoire, mais il montre aussi les qualités éminentes de cet univers musical, sa force d’invention, sa variété coloriste, étonnamment ignorées des salles de concert.
Jakub Hrůša s’emploie à montrer quel symphoniste est Dvořák, et à lui enlever la seule étiquette « symphonie du Nouveau monde », en construisant les systèmes d’écho, les ruptures de ton, les pianissimi de rêve ; de manière surprenante, il fait dans Dvořák tout ce qu’il n’ose pas dans Mozart, comme si il se sentait la liberté totale de celui qui explore son chez-soi.
Au total, le dernier concert (absolument triomphal) du Lucerne Festival Orchestra a montré que l’orchestre reste une phalange d’exception quand il se sent stimulé, mais aussi confirme Jakub Hrůša (qui vient d’ailleurs de diriger les Berliner dans une 4ème de Bruckner remarquée) comme l’un des chefs à suivre de manière « serrée ».