L’enjeu de La Griselda, comme de L’Angelica, la troisième production de cette édition 2021 (dont nous avons déjà rendu compte) est important parce qu’on est au cœur de l’ADN de ce Festival, remettre au jour des partition inconnues. Pour Griselda, le dernier opéra de Scarlatti, la partition est même objet d’une nouvelle édition confiée aux soins du musicologue Luca Della Libera et de l’Ensemble « La Lira di Orfeo » à qui est confiée aussi l’exécution musicale.
Le livret de Apostolo Zeno remonte à 1701 et a été plutôt souvent utilisé, notamment par Albinoni, Bononcini et Vivaldi. Il constitue une adaptation de la dernière histoire du Decameron de Boccace, qui se passe entre Pouilles et Sicile, et donc parfaitement adaptée à un festival situé au cœur des Pouilles. Il est simplement curieux de constater qu'une œuvre dédiée à la légèreté féminine porte une dernière histoire où la femme est un roc de fidélité.
L’histoire est simple, mais développe des épisodes multiples et annexes qui rallongent beaucoup la trame. Un grand seigneur méchant homme et sicilien, Gualtiero, a choisi d’épouser une jeune fille pauvre, Griselda, mais lui fait subir ensuite nombre d’épreuves pour vérifier son amour. Il lui fait croire que sa fille est morte, lui enlève son fils, essaie de la forcer sans succès à épouser un autre homme, Il finit par l’exiler dans les Pouilles pour s’en débarrasser, et par vouloir épouser sa propre fille Costanza qu’on croyait morte. Mais il retrouvera Griselda et son amour intact. Et tout finira bien.
Entre castrats et ténors, la distribution de la création était totalement masculine, ce qui correspondait aux bonnes mœurs romaines et pontificales de l’époque.
La mise en scène de Rosetta Cucchi actualise l’action sans doute pour donner vie à ce livret aux ressorts dramaturgiques pas toujours bien tendus. Elle le fait de manière assez discutable, Même en transformant Gualtiero en sicilien caricatural, hyper macho et en caricaturant une Sicile catholique (abus de confessionnaux singulièrement exagéré)
et même en reproduisant des statues de l’artiste Davide Dall’Osso qui ont nom Ventocontro (la pauvre Griselda a en effet le vent bien contraire) elle ne réussit pas à donner grand nerf à son travail. Il y a des longueurs d’où bien peu de trouvailles théâtrales émergent dans des décors aux éléments divers un peu hétéroclites de Tiziano Santi (mais le dispositif scénique de Martina Franca interdit il est vrai les changements de décor). Griselda entourée de jeunes filles voilées comme une prêtresse lointaine qui ferait presque penser à Iphigénie en Tauride ne réveille pas grand intérêt,
non plus que la dernière partie où tous les personnages liés à des chaises se lèvent successivement pour chanter leur air, idée relativement piteuse du point de vue de l’invention. L’impression est qu’à partir de l’idée initiale, une Sicile méchante représentée par un Gualtiero obsédé qui serait un bon client du divan de Freud et une Griselda pauvre et (donc ?) bonne, mais pour cette raison même victime désignée, rien n’est vraiment développé et l’on se retrouve bientôt à tourner à vide. Il faut le chant et la musique – et certains chanteurs- pour réveiller quelquefois la scène, mais cela ne réussit pas toujours.
Pour réussir l’exhumation de telles œuvres il est nécessaire de faire appel à des metteurs en scène qui savent conduire une idée jusqu’au bout, et qui ont un savoir suffisamment aiguisé pour maîtriser avec rigueur la dramaturgie. On navigue ici entre l’ironie et la pleurnicherie, de manière lâche et sans véritable tenue. Dommage.
Musicalement, l’entreprise se défend plus. Dès l’ouverture surprennent la complexité du discours, les couleurs qui rendent immédiatement l’écoute intéressante : il y a des idées et une variété qui captent l’attention et il y a dans la musique une dramaturgie qu’on ne retrouve pas sur scène. L’exécution n’est pas toujours techniquement irréprochable, mais on sait la sensibilité au plein air des instruments anciens. L’interprétation du chef George Petrou est très soucieuse de précision, très attentive aux voix, et attentive à certaines couleurs, le chef est un spécialiste de ce type de répertoire et cela s’entend. Elle aurait sans doute quelquefois mérité plus de vivacité, de théâtralité, de contrastes, car elle reste souvent un peu terne, même si globalement de bonne tenue.
La distribution n’appelle globalement que des éloges, dominée par le Gualtiero de Raffaele Pe dont nous avons publié récemment une interview. Le contreténor joue un personnage très antipathique, avec un chant incisif et très contrôlé, non dénué de puissance. La présence scénique est réelle, et dans une mise en scène plus riche en idées, il eût sans doute fait merveille.
Griselda est Carmela Remigio, qu’on savait mozartienne, mais qu’on ne savait pas aussi investie dans ce type de répertoire, d’autant qu’elle cherche aussi à l’élargir plus en avant dans le temps puisqu’elle prépare la Maréchale du Chevalier à la Rose. Grand écart qui n’est peut-être pas vocalement recommandable. Il reste qu’elle sait rendre son chant expressif et vivant dans un style tout personnel. Sa force n’est pas forcément sa voix, mais sa présence scénique et sa manière d’interpréter, plutôt émouvante et de colorer notamment les textes des récitatifs. C’est un rôle qui a d'ailleurs été interprété et enregistré plusieurs fois par Mirella Freni, qu’on imagine parfaitement en faible femme. Ottone (amoureux de Griselda) est l’excellente Francesca Ascioti accueillie avec justice par une véritable ovation, elle allie un chant impeccable et une présence scénique notable. Même excellence chez Krystian Adam (Corrado) au chant très élégant, au timbre chaud et à la technique très au point, c’est un habitué des scènes et des disques baroques et cela s’entend.
Mariam Battistelli (Costanza) a une jolie ligne de chant beaucoup de délicatessse et une belle présence également, tout comme l’excellente Miriam Albano dans Roberto.
Une redécouverte musicale passionnante qui aurait mérité peut-être un travail scénique plus approfondi car l’œuvre mérite d’être reprise ailleurs. En effet, cette histoire de macho opprimant une faible femme qui malgré tout continue à l’aimer est un sujet plutôt d’actualité dans une époque de dénonciation des violences masculines. On imagine ce qu’une Lotte de Beer en aurait fait. Mais ne rêvons pas.