On sait qu’en matière d’orthographe, même des noms propres, les siècles anciens n’étaient pas des plus scrupuleux, et que la façon d’épeler un patronyme variait selon le caprice des uns et des autres, un individu pouvant voir la graphie de son nom de famille changer entre son acte de baptême, de naissance et de décès. Si l’on est habitué à « Jélyotte », on ne devrait pour autant pas se formaliser de voir l’orthographe « Jéliote » retenue pour le nouveau disque de Reinoud van Mechelen, puisque le nom de la haute-contre française s’écrivait de bien des manières. Mais qu’on lui attribue un I ou un Y, un ou deux T, Jélyotte/Jéliote reste durablement associé aux œuvres de Jean-Philippe Rameau, et l’on connaît en particulier le fameux portrait où Coypel le représenta dans le rôle travesti de Platée, la nymphe des marais. A la fin de la saison 2021–22, on pourra d’ailleurs entendre le ténor flamand dans Platée à l’Opéra de Paris, non dans le rôle-titre, mais dans celui de Mercure.
Qu’à cela ne tienne, Reinoud van Mechelen n’en poursuit pas moins une démarche ambitieuse, une trilogie discographique dont nous parvient aujourd’hui le deuxième volet. Après Dumesny, haute-contre de Lully sorti en 2019, arrive donc Jéliote, haute-contre de Rameau, et l’on sait que viendra ensuite Legros, haute-contre de… Gluck, sans doute. Projet d’autant plus intéressant que, si à chaque fois le nom d’un compositeur illustre est mis en avant, le programme ne se borne pas à proposer un florilège des plus beaux airs de Lully ou Rameau, dont l’artiste ainsi honoré fut le créateur, mais permet de découvrir toute une série d’ouvrages dus à des contemporains qui n’ont pas encore eu la chance – l’auront-ils jamais ? – de revenir sur le devant de la scène. Donc Jéliote, haute-contre de Rameau, mais aussi haute-contre de Jean-Marie Leclair (dont l’unique opéra, Scylla et Glaucus, est désormais presque « mainstream »), haute-contre de Mondonville (l’Opéra-Comique vient de proposer son Titon et l’Aurore), et haute-contre de ces encore quasi inconnus dont le peu que le profane connaît inspire l’envie d’en connaître davantage : Antoine Dauvergne, dont le disque a montré quel compositeur puissant il pouvait être (superbe Hercule mourant magnifié par Christophe Rousset en 2011), Rebel et Francœur, dont Sandrine Piau a révélé un air éblouissant de l’opéra Scanderberg, Colin de Blamont, mais aussi les très confidentiels Charles-Louis Mion, Pierre-Montan Berton ou Jean-Benjamin de La Borde, sans oublier « Jéliote, haute-contre de Jéliote », puisque le chanteur, non content de jouer de la guitare, taquinait aussi la muse et composa plusieurs airs et chansons à sa propre intention.
Né en 1713, décédé en 1797, Jélyotte couvrit presque tout le XVIIIe siècle ; lui qui avait été si associé à un art de cour, il connut même la Révolution, dont on espère qu’elle épargna le château de Labat d’Estos, près de Pau, où il s’était retiré après une belle carrière à Paris. Le disque propose un parcours chronologique découpé en quatre chapitres : débuts en 1733, premiers grands rôles à partir de 1741, les cinq dernières années à l’Opéra (1750–55), et enfin un « retour à la cour » (1762–65). On pourrait s’étonner d’apprendre que le rôle d’Abaris dans Les Boréades était destiné à Jélyotte, œuvre qui aurait dû être créée en 1763, soit près d’une décennie après sa retraite officielle en 1755. Loin d’être une commande de l’Académie royale de musique, comme on l’a longtemps cru, cet opéra, mise en répétition (à Versailles et à Paris) mais finalement jamais donné, aurait en fait dû être présenté dans le théâtre du château de Choisy pour fêter la fin de la Guerre de Sept Ans. Déprogrammé, peut-être à cause d’un livret subversif, Les Boréades aurait dû être monté à Paris l’année suivante, mais la mort de Rameau en décida autrement. Et Jélyotte ne chanta donc jamais cette partition… Le disque se termine sur l’irrésistible air final des Fêtes d’Hébé, dont Jélyotte avait assuré la création en 1739 ; participa-t-il à la reprise de la dernière entrée, « La Danse », insérée dans un spectacle donné devant le roi et la reine en 1765 ? En tout cas, cet air volubile et entraînant (dont, curieusement, le texte est omis dans le livret) donne la meilleure conclusion possible à ce programme vraisemblablement élaboré avec la complicité de Benoît Dratwicki, directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles et auteur du texte d’accompagnement.
Comme pour le disque Lully, Reinoud van Mechelen ne se contente pas de chanter, puisqu’il dirige aussi A nocte temporis, l’ensemble qu’il a fondé en 2016, que l’on entend ici dans les diverses pièces instrumentales qui émaillent le parcours (ouverture d’Hippolyte et Aricie et de Platée, danses empruntées à Rameau ou Mondonville, sublime « Entrée de Polymnie » tirée des Boréades). Avec 24 instrumentistes, on est évidemment très loin des effectifs de l’Académie royale de musique, mais le son est suffisamment nourri pour donner une bonne idée de toutes ces partitions, et l’ensemble excelle à créer avec son chef les climats adéquats, nobles, bucoliques ou martiaux, sans jamais abuser des effets (tempos raisonnables pour les airs rapides, et pas de silence exagérément tenus dans l’ouverture de Platée, par exemple). Les photos du livret donneraient même l’impression que le chef et chanteur joue aussi de la guitare, mais il ne semble pas que ce soit le cas, du moins sur ce disque.
Quand à Reinoud van Mechelen haute-contre, on se réjouit de vérifier une fois encore les progrès régulièrement accomplis par l’artiste en matière de diction et d’expressivité. L’articulation du français est désormais irréprochable, et la déclamation a acquis cette fermeté qui avait pu lui faire parfois défaut dans le passé. La virtuosité est au rendez-vous quand c’est nécessaire. La voix a toujours le placement idéal pour servir ce répertoire sans jamais sonner poussée ou forcée ; l’incarnation est sensible, pour ces différents personnages qu’il faut ici camper en quelques minutes. Evidemment, on guette le chanteur au tournant pour un tube comme « Lieux funestes » de Dardanus ou « Séjour de l’éternelle paix » de Castor et Pollux. Reinoud van Mechelen y défend une esthétique hostile à toute surenchère, et bien qu’il veille à traduire le sens du texte, il évite l’histrionisme qui nuirait au beau son (dans l’air de Dardanus, ne vous attendez pas, par exemple, à ce que le mot « l’horreur » vous glace, le cœur déchiré du personnage n’appelant pas ici de couleurs expressionnistes). On croit savoir que, pour le chanteur, Platée n’est pas une bouffonnerie, mais plutôt une tragédie : Reinoud van Mechelen n’en néglige pas pour autant le côté comique du personnage, bien respecté ici dans son air d’entrée.
A déguster sans modération, en attendant le troisième et dernier volet de cette belle trilogie.