Il n’est pas rare d’être surpris, à Berwaldhallen, au détour d’un programme plus classique, de tomber sur une composition d’Anders Hillborg et d’être à chaque fois enchanté. En 2023, c’était par le concerto pour alto, assez joueur, placé entre l’Ouverture d’Egmont et la 5e Symphonie de Beethoven ((cette dernière étant, certes, pour cette fois-ci, accolée/fusionnée à Der Ewige Fremde de Ella Milch Sheriff, et donc le programme pas si classique !)) mais aussi par le Sax Quartet pour le Svensk Musik vår (Printemps de la musique suédois). Avant cela, une composition dont le titre m’échappe m’avait totalement convaincu et acquis à la cause d’Hillborg : elle faisait sonner l’orchestre comme de la musique électronique avec les mêmes effets de glitches, de patinage sur place, de lissage et de frottements. Le retournement d’effets (un orchestre à la recherche de la production sonore de patches électroniques) pourrait, à la lecture, paraître assez vain mais le résultat, plein de dynamique et de couches épaisses, était impressionnant, surtout pour quelqu’un de biberonné aux enregistrements de Fennesz, de l’anti-école Touch/Mego, aux soirées du GRM et des concerts aux Instants Chavirés…
Souvenirs toujours, avant de faire le lien entre deux personnes d’une même famille, avant de m’enticher de la musique d’Anders Hillborg, j’ai passionnément aimé les enregistrements du groupe pop Saigon. Je me suis aperçu a posteriori qu’il y avait sans doute une parenté entre Anders que je découvrais et le jeune Linus Hillborg (le neveu ?) membre de la formation, dont je ne manquais, lorsqu’elle était active, aucun concert. Avec Saigon, nous étions dans une formation pop a priori mais qui utilisait, avec une certaine folie et maestria, des guitares rock, des matières électroniques, des claviers répétitifs avec autant d’attention aux matières sonores qu’à l’esprit du moment, dans un déchainement punk et DIY. Glorieuse époque, peut-être chant du cygne d’une scène indépendante, qui faisait le pont entre musique expérimentale, rock et beaux-arts. Restent quatre albums de cette formation (écoutables ici), en dormance provisoire, du moins je l’espère.
Bref, là où il y a du Hillborg, il faut se presser.
C’est d’ailleurs ce que me glisse une ouvreuse dont le mari fut bassoniste dans l’orchestre et qui se rappelle, des étoiles dans les yeux, d’un concert Hillborg/Salonen donné au mitan des années 90 dans la station de transport en commun Centralen (Chatelet/Les Halles locale). Ce soir, le public est mêlé, plus jeune qu’habituellement (l’effet musique contemporaine) mais pas totalement acquis à la cause. C’est l’effet Salonen, (seul ?) capable de remplir la salle, y compris sur des programmes sinon difficiles du moins hors des sentiers battus.
Et c’est sans heurts majeurs que le public va suivre la musique de Hillborg qui fait feu des possibilités du grand orchestre avec une écriture contemporaine qui, si elle cherche des nouvelles voies sonores (timbres étranges, grésillements etc.), donne une pleine part à la mélodie et à la lisibilité de son déroulement. Autre point, un côté joueur dans l’écriture qui fait sortir le musicien de son champ strict d’application de compétences et casse le côté sérieux de la partition. Bref de la musique (en plus du son) et du spectacle ( y compris dans l’orchestre). Et de fait, pour un programme strictement contemporain, personne n’a été perdu en chemin et tout le monde est ressorti enchanté. Y compris les fans Die Hard de Salonen. Côté paillettes (en fait casual), la célèbre aquarelliste Gunnel Wåhlstrand était au parquet…
Liquid Marble surprend avec des fusées sonores (aux bois et cordes) sur des profondeurs de basses, suivies de stases aux cordes. Des ambiances sonores à la Ligeti qui n’exclut pas un certain lyrisme aussi, des remontées romantiques qui se mêlent à des productions sonores plus alambiquées, des coulées d’inspirations diverses qui se fondent les unes dans les autres. Sans jamais perdre l’auditeur dans des abstractions trop intellectuelles. Marbre liquide donc le bien trouvé car toujours beau et surprenant.
Sans transition, deux apparitions. La violoniste Eldbjörg Hemsing (à jardin) et la soprano Hannah Holgersson (à cour), toutes de robes blanches vêtues dans une lumière atténuée, pour une ambiance quasi Noël de chants de Sainte Lucie (tradition suédoise de chants au petit matin du 13 décembre((piquée à la tradition italienne au début du XXe siècle par les Ligues de Tempérance pour occuper le bas peuple déprimé lors des longues et sombres soirées d’hiver et les détourner des beuveries habituelles en cette saison))). On navigue entre l’inspiration folklorique et les chants que les Suédois pratiquent (encore) dans les églises : concerts mêlant pop culture, création contemporaine et répertoire classique. Hannah Holgersson chante cette soirée (Kväll), dans un registre ouvertement pop, sans forcer la voix((rappelons que la chanson fut écrite par l’artiste pop Eva Dahlgren pour l’album Jag vill se min älskade komma från det vilda (1995), pour lequel Anders Hillborg avait composé la musique. Esa Pekka Salonen dirigeait l’Orchestre de la Radio Suédoise)).
Violin konsert n2 :
Sifflements suraigus, cris de mouettes effacés par une coulée descendante très impressionnante de cordes. Des jeux d’échos aux vents qui pourraient évoquer aussi des amplifications d’instruments à la Steve Reich. Contrepoint parfait à la pièce précédente presque pop, clairement plus légère, ici la partie soliste est ouvertement plus virtuose. Les percussions sont sollicitées pour des rythmes presque rock, tribaux pourrait-on dire sans sombrer dans un crossover à la Peter Gabriel. De très beaux rehauts de col legno, des archets qui claquent pour donner de la densité aux rythmes. Des brillances de cordes et vents sur un violon solo qui joue aussi sur les silences, les lenteurs. Avec toujours cette attention à la mélodie pour une musique contemporaine qui ne se veut pas que comme un laboratoire sonore de dissonances, d’audaces de construction et d’écriture mais aussi, avant tout, de plaisir. Alors on se plonge dans de beaux aplats de cordes, des balancements des contrebasses sur des éclats suraigus de violon. On apprécie cette douce avancée, cette oscillation en terrains pas tout à fait inconnus, souvenirs d’œuvres et de mouvements musicaux passés, presque sous forme de tableaux ou plutôt de traces mémorielles mais inclues dans un continuum sonore assez cinématographique (ah ces bois wagnériens qui surgissent d’un coup pour s’évanouir).
Il y a toute une résurgence des motifs aigus et des percussions avant un climax avec de belles matières orchestrales riches et fort bien gérées par Salonen. Mention spéciale à Malin Broman en doublure de la soliste.
En rappel, le chef annonce une cantate de Bach…. arrangée par Anders Hillborg. Avec des aplats orchestraux qui diluent presque la matière du compositeur allemand. C’est une relecture plus douce, encore plus apaisée, très plastique. Une belle miniature.
Breathing of the world (2019)
On retrouve tout de suite le caractère joueur et iconoclaste de Hillborg, dans cette pièce pour chœurs, violoncelle et saxophone soprano, avec un début psalmodié sans attente du silence prérequis accompagnant habituellement le début des œuvres. Nous ne sommes pas à la messe mais dans une œuvre qui, une fois de plus, brise les attentes des formes et des conditions d’écoute de la musique contemporaine et donc, aussi, à la croisée des chemins. Ainsi, le solo de saxophone de Theo Hillborg, récent finaliste du concours de l’artiste de l’année de la radio suédoise P2 qui éclate, un poil jazzy, pas si loin de Gershwin (le sax sirène de la Rapsody in blue) mais qui bascule très vite dans autre chose, comme l’atonalité bruitiste. Vagues sur vagues du chœur, du violoncelle hérissé par moments d’intervention scandée des chœurs. On pense aussi un peu à Arvo Pärt avec une certaine sentimentalité, une sensation de recueillement mais pas contrit. Des irisations au saxophone, sur de lentes coulées de violoncelle terminent l’œuvre avec des ponctuations du chœur comme des inspirations avant une profonde respiration.
Encore une fois, l’option fondu-enchaîné, est privilégiée et c’est un orchestre en forme de vague ombrageuse et sombre qui recouvre le final de Breathing pour plonger dans Sirens. Pendant que les chœurs chuchotent et se reconfigurent au premier étage, dans des mouvements et des émissions assez fantomatiques et inquiétantes, d’autres embruns éclatent à l’oreille des spectateurs, harpes, piano, puis reviennent pour amplifier la première vague orchestrale. Jeux d’échos toujours. Hannah Holgersson, dans un registre largement plus ample et riche que pendant Kväll, est rejointe par Ida Falk Winland. Toujours très dramatiques, elles incarneront les séduisantes et dangereuses sirènes, avec des effluves orientalisantes, une ligne mélodique claire toujours affirmée qui reviendra régulièrement rattraper l’auditeur le plus distrait mais toujours s’étoffant de matière sonore travaillée. D’autres aspérités soulignent la beauté du péril, la ligne mélodique des solistes est enrichie par le chœur, les glissandi, cloches et percussions sourdes.
Il y a encore une fois un côté Steve Reich (Music for 18 musicians) dans des bois, dans les échos du chœur, comme un emprunt de couleur, un souvenir de plaisir aussi sans doute.
Et toujours cette amusante touche très joueuse de Hillborg qui après avoir fait circuler et chuchoter le chœur, rajoute des verres de cristal caressés avec le doigt trempé dans l’eau. Sortir les musiciens et le public de leur zone de confort. Donner à faire, voir et entendre de l’inédit sans chercher la virtuosité vaine ou l’étrange compliqué.
Les vagues de cordes, onctueuses, rappellent les flots du Rhin d’un certain compositeur contemporain du siècle passé mais celles-ci savent aussi s’apaiser vers la moitié de l’œuvre, pour se suspendre dans un moment plein de grâce, de divine beauté portée par la voix seule de Winland sur un tapis de cordes. Moment bientôt brisé par des brillances inquiétantes, et la résurgence de Hannah Holgersson, duo de filles-fleurs aquatiques, Kundry-ondines, Brangäne pas loin du mat d’Ulysse (avec une touche du prélude du 3e acte de Tristan : les cordes encore).
Des sifflements inquiétants, des coulées de cordes et de vents, des grondements, des volumes sourds, le final est peu apaisé mais c’est un véritable agencements de magma, de matières diverses.
Évidemment, Salonen est à la fête, toujours avec cette battue très sèche, métronomique et spectaculaire, visiblement très à l’aise avec un compositeur et des partitions qu’il connait bien, sans parler de l’orchestre, acquis fait et cause. Peut-être jouant un peu, comme souvent, des effets et notamment du volume sonore. Son côté rock star… Malin Broman, premier violon, toujours impeccable, notamment en doublure sonore de Eldbjørg Hemsing lors du Concerto pour violon numéro 2. Les chœurs, enfin, toujours parfaits, bien préparés par Marc Korovitch, éléments majeurs du son de la deuxième partie ont fait la réussite de cette soirée anniversaire autour d’Anders Hillborg.