L’histoire originelle est assez simple telle que le librettiste Felice Romani la raconte :
Beatrice de' Lascari, comtesse de Tenda, veuve de Facino Cane, ancienne tutrice des enfants de Giovanni Galeazzo Visconti, premier duc de Milan, soit par ambition, soit par amour, épousa Filippo Maria, qui ne conserva qu'une petite partie des biens de son père.
Elle lui apporta en dot non seulement l'héritage de ses ancêtres, mais aussi toutes les villes et tous les châteaux dont elle était propriétaire et dont Facino s'était fait le seigneur. Ce mariage jeta les bases de la grandeur de Filippo, qui ainsi régnait seul sur toute la Lombardie et une partie du Piémont.
Mais ce mariage fut fatal à Béatrice. Déjà avancée en âge, d'esprit généreux, et consciente de sa puissance, elle en était venue à se faire haïr de Filippo, jeune homme dissolu, simulateur, ambitieux et supportant mal le souvenir des bienfaits qu’il avait reçus de son épouse.
Filippo tomba amoureux d'Agnese Del Maino, l'une des dames d'honneur de Beatrice, et complota avec le frère de la dame la ruine de son épouse, utilisant comme prétexte les protestations des anciens vassaux de Facino, qui supportaient mal sa domination et l'asservissement dans lequel il tenait Beatrice ; à tout cela s’ajoutèrent les menaces justes, mais excessives de Beatrice et l'amitié qui la liait à un jeune parent, Orombello di Ventimiglia, qui lui allégeait ses peines par la piété et la musique.
Elle fut alors accusée de conspiration et d'adultère, soumise à la torture avec Orombello.Ce dernier, ne supportant pas les douleurs de la torture, avoua le crime. Beatrice fut rapidement condamnée et décapitée à Binasco.
De cette trame assez noire, Sellars tire une histoire d’aujourd’hui aussi noire où la riche Beatrice tire Filippo un jeune agitateur progressiste désargenté de l’anonymat en le soutenant par amour. Ils ont fini par se marier et Beatrice continue de soutenir les causes généreuses et les jeunes idéalistes, tandis que Filippo est devenu un autocrate qui arrête et fait torturer tous les jeunes leaders qui pourraient lui prendre sa place. Enfin il est lassé de sa femme et désireux de s’en débarrasser.
Dans sa réécriture de l’histoire, Sellars fait d’Orombello un militant désargenté et chanteur folk, qui aime Beatrice, laquelle cherche à le soutenir et l’aider mais en tout bien tout honneur.
Ils vont être faussement accusés d’adultère, jugés et condamnés avec la complicité d’Agnese, maîtresse de Filippo mais amoureuse d’Orombello. Et tout finit évidemment mal, Orombello meurt en pardonnant et Beatrice n’est pas décapitée mais fusillée (le résultat est le même).
Soyons cyniques : on pourrait peut-être affirmer, non sans raison, que la présentation de Sellars dans le programme est plus intéressante que sa propre mise en scène. Peut-être, en effet, la vision de la production n'est-elle pas aussi lumineuse et surtout aussi passionnante que l'explication des intentions du metteur en scène.
Mais même en adoptant la position la plus rude, il faut reconnaître que l'œuvre présentée au public est d'un intérêt indéniable. Le décor, impressionnant par ses dimensions, occupe toute l'énorme scène du théâtre, et utilisé sur différentes hauteurs, il constitue une sorte de palais de verre, avec son jardin labyrinthique au centre, dont l'aspect change grâce au jeu d'un éclairage d’atmosphère (signé James F. Ingalls ) particulièrement suggestif et un peu démonstratif, de sorte qu'à un ton vert basique succède un ton rouge un peu naïf pendant les scènes de torture. Un lieu où tout est visible et où en même temps tout semble caché, contemporain mais intemporel, où l'intimité des êtres humains est niée et où l'idée d'une surveillance permanente est établie sur les espaces où se déroulent les scènes les plus intimes.
Ce même espace, dans la deuxième partie, sert de salle d'audience pour le tribunal convoqué par le méchant Filippo, le déroulement de ce procès étant clarifié, une fois encore, par l'utilisation expressive de l'éclairage. Toute la séquence d'ouverture du deuxième acte, qui dure près de cinquante minutes, est certainement le moment le plus inspiré de la production, dans la mesure où elle parvient à créer un continuum dramatique et musical d'une ambition, d'une complexité et d'une grandeur proto-wagnériennes, dans lequel la musique n'est pas un exercice vide de virtuosité ou de pyrotechnie, mais un instrument pointu et sensible pour l'expression des émotions individuelles et collectives.
L'intérêt de la production est en tout cas centré sur ce que l'on pourrait considérer comme une lecture quasi-religieuse de l'œuvre. En effet, il n'est pas anodin de constater que tant au niveau de la direction d’acteur que de la conception des personnages, ceux-ci adoptent les mêmes attitudes nobles, exaltées et quelque peu oratoires qui ont caractérisé les œuvres récentes de Sellars, par exemple la récente Médée à Berlin en novembre dernier, mais aussi sa conception dramatisée des deux grandes Passions de Bach, ou de La Clemenza di Tito à la Felsenreitschule (2017) de Salzbourg. Sellars s'intéresse davantage à la dimension politique ou collective de l'intrigue qu'aux vicissitudes particulières de ses personnages, si bien qu'ils sont conçus comme des archétypes : Beatrice, femme courageuse, compatissante et libératrice, figure christique dans la mesure où elle se sacrifie pour l'avenir de l'humanité toute entière ;
Orombello, c’est le jeune activiste plein d'idéaux, catalyseur du changement, représentant du peuple (armé de sa guitare de chanteur folk) et en même temps prophète de la libération à venir ; Filippo, transcription conjointe de Judas et d'Hérode, est l'homme puissant dont la cruauté repose sur un profond sentiment de solitude, que la richesse, le pouvoir et l'âge ont fait renoncer à ses idéaux primitifs, le transformant en un monstre d'égoïsme et de lâcheté. Une figure en tout cas qui contraste avec le jeune Orombello (et évidemment plus intéressante que ce dernier), l'autre homme de la vie de Beatrice, comme s'il s'agissait de l'histoire de Caïn et Abel.
Et le chœur, traité comme celui de la tragédie grecque ou des Passions de Bach, à la manière d'un collectif, commente l'action à partir d'un sentiment de compassion, et se fait la voix du spectateur, ou de l'ensemble des spectateurs, sur le sens de ce à quoi l'on assiste. Le spectateur est donc confronté à un spectacle qui ne conçoit pas l'œuvre à partir des coordonnées banales et érodées du XIXe siècle d'une histoire triangulaire de jalousie, de machisme et de sacrifice d'une femme innocente, mais comme une sorte de célébration rituelle ou d'oratorio profane, une hypothétique Passione di Santa Beatrice, qui, paradoxalement ou non, s'avère tout à fait appropriée au ton intime, concentré et sublime de la musique écrite par Bellini, et élève l'œuvre à une dimension insoupçonnée, en lui donnant une consistance dramatique, une noblesse et un intérêt théâtral que l'on ne pouvait imaginer.
L'opéra, le véritable opéra, n'existe pas s'il n'est pas une fusion de théâtre et de musique, s'il n'est pas une œuvre d'art totale. C'est pourquoi la vision de Sellars ne pourra jamais être accompagnée par une direction musicale légère, pétillante, vibrante. Et Wigglesworth n'est sûrement pas le chef d'orchestre le plus brillant ni le plus imaginatif qui soit, et l'approche interprétative qu'il adopte ne contredira pas les clichés sur le talent sommaire de Bellini en tant qu'orchestrateur, ni n'aidera à éclairer la parenté avec Beethoven (et peut-être Gluck) à laquelle Sellars a fait allusion. Ni même avec le Chopin qui, dit-on, fit chanter sur son lit de mort l'exquis et rigoureusement sublime Ah, se un urna è a me concessa. Mais son approche modeste, d’honnête Kapellmeister, accompagne bien les chanteurs, dosant très délicatement et soigneusement les dynamiques de l'orchestre, trouvant des tempi qui dans leur distension sont parfaitement bien calibrés pour ne pas mettre en difficulté ses solistes, et maintenant le pouls de la soirée en totale complicité. C'est là la clé, avec les présupposés de la mise en scène, trouvant une tonalité médiane entre méditative, endeuillée et intériorisée, ce que les latins appelleraient mediocritas.
Aux antipodes de la conception néfaste de ce répertoire comme prétexte à l'exhibition des pyrotechnies supposées de telles ou telles figures stellaires la distribution explore d’autres possibles.
Le très regretté Gérard Mortier soutenait qu'il n'est pas possible de présenter le répertoire du bel canto sans d’abord avoir à disposition la voix d'exception ; et dans la veine du principe qui était le sien, il n'avait pas tort. Le rôle de la protagoniste a été relancé dans les années 1960 par Joan Sutherland, et depuis, seules quelques chanteuses légendaires ont réussi à se l'approprier, parmi lesquelles Leyla Gencer, Mirella Freni, Edita Gruberova et Mariella Devia, chacune radicalement différente dans la présence en scène et les caractères vocaux, mais chacune ayant durablement marqué le rôle.
En confiant le rôle à un soprano comme Tamara Wilson, qui n'appartient ni à la niche des belcantistes ni, pour l'instant, au nombre très restreint des stars interplanétaires connues de tous, mais qui appartient seulement aux noms d’outre-Atlantique si chers à Alexander Neef , ce dernier prenait un risque non négligeable. Tamara Wilson possède, à n'en pas douter, un instrument important. Sa voix est capable de remplir généreusement l'immense nef de Bastille, et la chanteuse démontre en outre une capacité à moduler méticuleusement l'émission, la reprenant sans perte de couleur ni de projection vers le piano et la dynamique pianissimo, ce qui lui permet de chanter avec la délicatesse que la partition (et la production) exige, mais aussi de s'exprimer avec les doses de puissance et de force qui conviennent à plusieurs de ses points culminants. La voix est solidement perchée dans les aigus, elle explore avec des capacités hypnotiques le chant spianato, et l'artiste démontre son intelligence dramatique en participant pleinement à la conception abstraite, universaliste et politique de Sellars.
La limite, et non des moindres, est que la voix est plus wagnérienne que bellinienne, plus allemande qu'italienne, plus habituée à un répertoire de gros tonnage et de moins grande finesse. La colorature, en effet, est très laborieuse et parfois plus esquissée que ciselée (les tempi lents du chef viennent à son secours), et les suraigus sont tendus, hésitants, plus pointus que réellement conquis. On a le sentiment d'une grande voix, dans le sillage d'une Jane Eaglen ou d'une Deborah Voigt, faisant un effort louable, et généralement satisfaisant, pour s'adapter aux exigences d'un répertoire qui n'est pas le sien. Il est vrai qu’elles ne sont pas si nombreuses aujourd’hui les voix raffinées qui peuvent remplir Bastille.
Le ténor en devenir Pene Pati, coqueluche de Paris, quant à lui, semble se retrouver comme un poisson dans l'eau dans le rôle d'Orombello, chantant avec une délicatesse, une sensibilité et une poésie que l'on ne retrouve que dans la tessiture des grands. La voix est d'une rare ductilité : capable de se projeter confortablement, d'adopter des couleurs très différentes selon la situation dramatique, en accord avec le style bellinien et sans que la tessiture du rôle ne semble être un désavantage, un vrai style belcantiste (le seul de la distribution) , et une voix douée de présence.
Quinn Kelsey résout le rôle de Filippo à partir des données des méchants verdiens et véristes qui occupent la majeure partie de son répertoire et donc a priori à contresens. C'est une approche discutable en termes stylistiques, mais dans le contexte d'une interprétation (et d’un interprète) dont les questions stylistiques ne sont pas la priorité, c'est presque un avantage en termes de représentation dramatique du personnage, et avec le soutien des moyens vocaux du chanteur, plus adaptés à la déclamation (voire à la vocifération) et au stile concitato qu'à l'extase des larges cantilènes. Plus Tonio qu'Enrico VIII. Il est que le bel canto (mais aussi Verdi) chanté comme du vérisme, très à la mode aujourd’hui, est une facilité par ailleurs très partagée. Est-ce une raison pour applaudir aux fautes de goût ?
Contre l'avis de plus d'un mélomane, j'ai trouvé la voix de Theresa Kronthaler tout à fait appropriée pour une partie comme celle d'Agnese, qui est un mezzo-soprano aigu, à la limite du soprano (à Gênes qui propose le titre au mois de mars, le rôle est confié à Carmela Remigio, soprano), et qui s’en sort bien en termes de pureté de la ligne, de clarté de la diction et de largeur du phrasé, moins en termes de volume. Le seul inconvénient en effet est que, dans les concertati, elle est diluée parmi les autres présences sonores. Enfin, Amitai Pati, le frère de Pene, est un excellent Anichino en termes de timbre et de projection, et Taesung Lee remplit son rôle de comprimario avec honneur.
Le chœur chante avec noblesse et ampleur, profitant de l'opportunité de se positionner dans plusieurs espaces du théâtre. Il ne reste plus qu'à attendre, étant donné que cette Beatrice di Tenda est une coproduction avec le Liceu de Barcelone, le moment où elle pourra y être vue pour constater comment la production résiste au voyage et aux probables changements de distribution.
Merci pour ce compte rendu, que je partage en tous points ; je ne comprends absolument pas les esprits chagrins qui ont eu à redire sur cette superbe production ( une des meilleures de l'ONP ).