Lorsque l’œil de l’amateur de musées s’arrête par hasard sur un Herbin, que voit-il le plus souvent ? Un joyeux assemblage de formes simples et bigarrées, qui renvoie un peu à l’univers de l’enfance, au temps des gommettes aux couleurs vives et des jeux de construction non moins bariolés. Puis il passe son chemin en se disant que ce monsieur Herbin peignait des choses rigolotes, aimablement décoratives. Et le visiteur commet ainsi l’erreur de dédaigner un artiste qui fut toujours aux côtés des plus grands, pionnier de toutes les avant-gardes, et qui eut une influence durable sur de jeunes disciples. Les musées du Cateau-Cambrésis et de Céret ont consacré en 2012–13 une rétrospective à Auguste Herbin ; Paris ne l’avait pas encore fait, mais le Musée de Montmartre se charge de réparer cette injustice, enfin.
S’il peignit dans plusieurs styles au cours d’une carrière couvrant six décennies, Herbin fut avant tout un maître de l’abstraction, et les différentes incarnations de son art nous rappellent que ce mot, dans la première moitié du XXe siècle, désigne un point d’arrivée et non un point de départ, un processus bien plus qu’un résultat. C’est ce déplacement progressif du curseur que donne à voir l’exposition, cet éloignement du réel qui se fit pas à pas, au gré des audaces successives d’écoles ou groupes divers, innovations qu’Herbin pratiqua avec ardeur ou dont il se fit même l’inventeur.
Né en 1882 près du Cateau, où Matisse avait vu le jour en 1869, Herbin quitte son village à 17 ans pour étudier aux Beaux-Arts de Lille. Mais il ne s’entend pas avec son maître, hostile à l’impressionnisme : à cette époque, Herbin admire déjà Cézanne ou Gauguin, et c’est le divisionnisme de Seurat qu’il adopte dans sa peinture. On le constate dans la première salle du parcours proposé au musée de Montmartre, avec le Paysage nocturne à Lille de 1901 ou avec les visions de la capitale qu’il produit après son arrivée à Paris la même année. Ce pointillisme lumineux n’est pourtant qu’une première étape qu’il dépassera vite.
Les petites taches grossissent bientôt, à la Signac, et la couleur s’enhardit. S’il ne participe pas directement à l’aventure fauve, son art s’en rapproche incontestablement. Même s’il reste attaché à l’illusion de la tridimensionnalité, il adopte une palette parfois aussi étonnante que ses téméraires contemporains, introduisant des ombres d’un vert cru sur le visage et la blonde chevelure d’une jeune fille, par exemple. Plus que le portrait, c’est le paysage qui lui permet de s’affranchir peu à peu des normes en vigueur en matière de représentation. On le voit ainsi se montrer très proche d’un Schmidt-Rottluff et des expressionnistes allemands, et la leçon de Cézanne le mène peu à peu à un certain cubisme. En 1909, Picasso lui cède son atelier au Bateau-Lavoir – Herbin fut dix-huit ans montmartrois, ce qui justifierait si nécessaire que cette exposition soit accueillie au musée de Montmartre – et une photo prise peu après montre Herbin dans le nouvel atelier du Catalan, devant de grandes « grisailles » cubistes. Herbin, lui, n’abandonnera jamais la couleur, mais sa stylisation de la réalité ne manque pas d’audace. En témoigne Route muletière et maison à Céret (1913), où le bâtiment et les arbres du premier plan, très reconnaissables, sont entourés d’une végétation transformée en formes géométriques abstraites. Le même procédé est utilisé l’année suivante dans le grand portrait de groupe intitulé La Famille, femmes et enfants : Herbin ne dissout pas les personnages comme le font Picasso et Braque, mais il les inclut dans des motifs colorés qui « abstraient » le décor les entourant.
ILL. 2 Compositions n° 1, 2 et 3, 1919. Huile sur toile, 149 x 61 cm © ADAGP, Paris © Archives Galerie Le Minotaure
Herbin produit à cette époque des bouquets de fleurs dont le cubisme mesuré séduit les collectionneurs. Pourtant, il souhaite bientôt aller plus loin, et se lance vers 1920 dans la création d’ambitions « objets monumentaux » qui cessent de renvoyer à un réel identifiable. Ces toiles purement géométriques reçoivent parfois des formes découpées et surajoutées à la toile, car Herbin se livre également à une recherche sur les objets (l’exposition inclut un miroir), dans un style Art Déco avant l’heure. Hélas, face à l’échec commercial de ces œuvres trop hardies, l’artiste doit renoncer et revient à une figuration beaucoup plus réaliste. La stylisation est toujours là, cependant, grâce à la netteté soulignée des formes et à une facture très lisse, dans les paysages et surtout les natures mortes. Son adhésion au Parti communiste le pousse vers un naturalisme étrange (en 1948, il rendra sa carte pour protester contre le réalisme socialiste imposé aux artistes).
Dès le milieu des années 1920, Herbin reprend le chemin de l’abstraction, d’abord avec une relative modération, puis avec de plus en plus de témérité. La fin de la décennie voit naître la période des « volutes » : sans aucun lien avec une quelconque réalité, les toiles n’offrent plus au regard qu’un assemblage de couleurs et de formes, avec une prédominance de courbes (c’est l’époque où, dans le cadre d’une vaste opération de mécénat privé, Léonce Rosenberg lui commande la décoration du fumoir de son nouvel appartement – ne pas manquer l’exposition que consacre actuellement le musée Picasso à cette entreprise assez inouïe). C’est cette « abstraction circulaire » que Herbin défend encore dix ans après dans les peintures monumentales de l’Exposition internationale des Arts et Techniques, en 1937, aux côtés de Delaunay et Léger.
La Seconde Guerre mondiale est ensuite le déclencheur qui pousse Herbin vers sa plus éclatante innovation. Le fruit de ses lectures philosophiques va lui permet de structurer son abstraction, sinon comme un langage, du moins comme un alphabet associant lettres, formes, couleurs et notes de musique. Né en 1942, cet « alphabet plastique » guidera ses vingt dernières années, avec notamment de grandes toiles très ordonnées et très colorées, souvent régies par une symétrie centrale. Cette abstraction radicale lui vaut un succès international, et l’admiration de jeunes artistes comme Vasarély, qui voit en lui « son dieu ». Mais Herbin meurt en 1960 et, de manière assez curieuse, l’histoire de l’art l’oublie. Trop modeste, le peintre est relégué dans l’ombre des figures secondaires, alors qu’il fut toujours associé aux entreprises avant-gardistes : Roger Fry l’inclut en 1910 dans l’exposition « Manet and the Post-Impressionists » qui transforma la nature humaine selon Virginia Woolf ; il est présent à Berlin, à la galerie Der Sturm ; plus tard, on le retrouve à l’Exposition internationale d’art socialiste à Amsterdam ; en 1931, il fonde Abstraction-Création avec Hélion et Vantongerloo ; il est exposé à New York, en Amérique du sud… Espérons que l’heure de la redécouverte a sonné.
Catalogue en coédition Musée de Montmartre et Editions El Viso, 192 pages, 32 euros