On parle beaucoup d’Alan Gilbert en ce moment à Stockholm. Chef principal du Kungliga Filharmonikerna de 2000 à 2008, on l’a entendu cet été dans une Passion selon Saint Matthieu, très humaine, avec le RadioSymfoniOrkestra à Berwaldhallen, puis vu tenir l’alto avec brio lors du quintette de Schubert (et de Je sens un deuxième cœur de Kaija Saariaho) dans la Grünewaldsalen, affichant complet, le week-end dernier. Par ailleurs, nous venons d’apprendre sa nomination au poste de directeur musical de l’Opéra Royal de Stockholm ainsi que la préparation, pour le printemps 2021, d’une nouvelle production des Meistersinger. En attendant, nous ne manquerons pas sa Fanciulla del West avec Malin Byström au printemps et on se souvient, personnellement, d’un très beau Rosenkavalier en 2018 (avec en remplaçante de luxe, une fois de plus, Johanni Von Oostrum, que Guy Cherqui avait admirée dans le Lohengrin de Richard Jones/Lothar Koenigs).
Pour le moment, Alan Gilbert, chef principal du NDR Elbphilharmonie, se glisse dans les pas de son prédécesseur Günter Wand (chef à Hambourg de 1982–1990), Brucknérien devant l’Éternel pour la 7e .
Comme pour le programme centré autour du quintette de Schubert, Gilbert propose une création contemporaine de la sud-coréenne Unsuk Chin, SPIRA, ici en première européenne, et qui passera bientôt par la Philharmonie de Paris (dirigée par Pablo Heras-Casado, le 29 avril) et par Hambourg (jouée par le NDR Elbphilharmonie, avec lequel Unsuk Chin est en résidence).
Il s’agit d’un concerto pour orchestre dans lequel les différents pupitres, voire instrumentistes, sont appelés à jouer par moments le rôle de solistes. L’œuvre est inspirée par la spira mirabilis, la spirale logarithmique, étudiée par Jacques Bernouilli au XVIIe siècle et que l’on retrouve dans la formation naturelle de coquillages, cyclones, fleurs et même de certaines galaxies. Au centre du dispositif, deux vibraphones (maillets et archets) créent des cellules primitives (« urcell ») qui vont être développées, extrapolées, réduites, « zoomées », au sein de l’orchestre.
Les sons se promènent de pupitre en pupitre, se frottent, jouent des promiscuités ou des différences, des timbres et des jeux. À titre d’exemple, les cordes peuvent être tour à tour brillantes, ou jouer sur les frottements-feulements ou encore devenir percussives (col legno), venir jouer les contrepoints ou se fondre avec d’autres pupitres aux timbres a priori plus proches ou plus éloignés. SPIRA est donc une pièce très organique, faite de constants mouvements et changements, de croissances et décroissances comme autant de respirations, de tiges ramifiées qui se développent, disparaissent, réapparaissent. C’est une symphonie de timbres qui sans cesse s’enroulent et se déroulent autour de centres que l’on sent plus qu’on ne les voit même si la spatialité du son circule également de manière serpentine dans l’orchestre.
On apprécie bien sûr le ballet des six percussionnistes, courant d’un instrument à l’autre, certains étant chargés de gérer la résonance des vibraphones, ou encore l’effectif scénique lourd (piano et célesta, harpe…) mais ce que l’on retiendra avant tout, ce sont les mélanges de timbres, leurs accords et leurs dissonances ainsi que la structure tout en mouvements perpétuels qui se dégage lors de l’exécution.
Unsuk Chin présente dans la salle qu’elle connaît bien (elle fut l’invitée du Tonsättarfestival ‑Festival des Compositeurs- en 2013) reçoit une belle ovation d’un public sans doute plus Brucknérien qu’amateur de musique contemporaine.
Certains ont pu trouver l’exécution un peu froide et manquant peut-être de plasticité, elle préparait en tout cas admirablement bien à l’interprétation de la 7e symphonie de Bruckner par Alan Gilbert, centrée sur la pureté sonore des pupitres.
Alan Gilbert aime la 7e symphonie de Bruckner. Il l’a enregistrée avec la NDR Elbphilharmonie et un disque est paru l’an passé chez Sony Classical. Il aime à rappeler son côté non programmatique, son caractère de musique pure. En ce sens, son interprétation tire sur le côté classique de Bruckner. Exit toute sentimentalité exacerbée, tout romantisme échevelé, tout effet appuyé. La musique rien que la musique. C’est le pari de cette direction : laisser advenir les sentiments et les impressions de la partition sans la surjouer.
Pour cela, il faut s’immerger dedans et laisser respirer. Comme pour sa Passion selon Saint Matthieu, il étage ses instrumentistes. C’est d’autant plus flagrant par contraste avec SPIRA, pendant laquelle l’orchestre m’avait paru plus à plat (mais pas moins mouvant, au contraire !) mais c’est sans doute lié aussi à l’effectif plus important de la symphonie. Dans cet étagement prononcé, on se love comme dans la rose mystique finale des derniers chants du Paradis de Dante, quelque chose qui n’aurait sans doute pas déplu au pieux Bruckner. Dans l’Allegro et l’Adagio Gilbert a un geste large, généreux, plein de respirations profondes. Il dirige avec allégresse et douceur, souriant à ses musiciens, toujours dans un souci de clarté, d’absence de dramaturgie emphatique et de direction forcée.
Les pupitres sont bien séparés et, comme en écho à SPIRA, on se prend à se plonger dans la richesse de leurs timbres propres et de leurs effets : cors et tubas wagnériens évidemment attendus mais aussi (rangées d’)altos magnifiques. On aime particulièrement les bois, notamment la clarinette et son accord avec la flûte, qui nous évoque ce soir-là d’autres réminiscences Beethoveniennes (celle du Fidelio, dont on attend la version semi-concertante avec Nina Stemme en février).
Bien sûr, on pense à l’hommage à Wagner de l’Adagio, ici solennel et profond, peu tiré sur l’émotion gratuite des effets sur lesquels il est facile d’appuyer et c’est là d’où vient précisément la véritable émotion, de ce qu’elle sort malgré tout de la partition et de la retenue de l’exécution. C’est particulièrement le cas sur les dernières mesures et c’est sans doute le propos de Bruckner que Gilbert retrouve ici dans son interprétation : rendre hommage à Wagner en utilisant ses techniques, ses accords de timbres, ses instruments caractéristiques, sans le singer, sans le forcer et en clarifiant ses structures. C’est retrouver l’émotion du son en s’effaçant ou en se faisant discret.
Les deux derniers mouvements (Scherzo et Finale), plus vifs, eux aussi s’accordent avec les indications de Bruckner (sehr schnell et bewegt, doch nicht schnell). Gilbert s’octroie même des pas de danse sur les cordes en contrepoint du solo de trompette, lui aussi très clairement… claironné ! Chant du coq, peut-être, danse festive et gambadante sans nul doute. Si le geste était large sur les deux premiers mouvements, il se resserre ici suivant le rythme et l’atmosphère des derniers. Des tutti et des unissons puissants, jamais étouffants avec de belles sonorités de cuivres et des tapis de cordes légers et profonds. Et toujours de la clarté et de l’air, à l’image de ces vents plus que jamais centraux.
Laisser la musique et les sons d’Anton Bruckner et d’Unsuk Chin nous parler et nous révéler, par eux-mêmes, leur éventuel message, en tout cas leur présence essentielle, telle était la mission, réussie, d’Alan Gilbert ce soir.