Contrairement à ce qu’on croit, I Capuleti e i Montecchi ne sont pas un remake de Shakespeare, mais s’appuient sur les sources italiennes qui ont inspiré Shakespeare (Roméo et Juliette était une pièce peu connue en Italie à l'époque), de Luigi da Porta (1524) et de Matteo Bandello (1554).
Et ce qui frappe d’emblée chez Bellini, par rapport au Roméo et Juliette de Gounod que nous avons vu quelques jours après à la Scala (voir notre compte rendu), c’est le refus du spectaculaire, le refus des personnages trop nombreux, du côté décoratif et du côté épique, mais au contraire la concentration extrême sur le drame des deux amants : peu de personnages, peu d’interventions chorales, et seulement ‘deux actes, la naissance de l’amour et la fin de l’amour. Il y a là des choix dramaturgiques forts, qui ont d'ailleurs été critiqués puisque le livret de Felice Romani est apparu ennuyeux et sans ressorts. C’est ce quasi hiératisme qui accompagne l’histoire sans aucune fioriture, aux lignes claires et bien dessinées dont Denis Krief dans sa mise en scène tient largement compte.
Car la question de la mise en scène de l’œuvre se pose, à la fois par l’histoire qu’elle raconte et par la musique qu’elle offre. Il est facile pour un metteur en scène de proposer une "lecture" de ce drame, y compris une lecture contemporaine. Les luttes des bandes entre elles et les drames qui en résultent qui sont des histoires médiévales communes peuvent être très facilement adaptées à nos quartiers d’aujourd’hui, et un metteur en scène peut en faire une adaptation « moderne ». Toutefois déjà un certain Leonard Bernstein avait adapté le drame dans son West Side Story (1957) et une mise en scène tirant dans ce sens ne pourrait qu’être une resucée. De même les luttes entre les Guelfes et les Gibelins, aujourd’hui un peu oubliées, ne seraient pas une clé politique pertinente pour lire la trame focalisée sur l’amour entre ces deux jeunes adolescents dont le sentiment transcende les luttes et les haines. Le choix assumé de Denis Krief de se concentrer sur l’histoire dans sa sécheresse en travaillant une mise en scène qui est mise en confort des chanteurs pour que le chant soit le grand protagoniste de la soirée se comprend donc parfaitement…même si le lecteur sait que Wanderer en général aime avec passion les mises en scènes "dramaturgiques" telles que l’Allemagne sait en produire.
Denis Krief a conçu mise en scène, décor, costumes et éclairage pour faire de son travail un écrin idéal du Bel Canto, sachant parfaitement que l’opéra de Bellini est d’abord une fête vocale, et que le spectateur vient pour en jouir. Ainsi de son décor, unique, fait de bois (des arcades stylisées), avec quelquefois une cloison isolant les scènes les plus intimes, ne distrait-il pas l’œil (on est à l’opposé de la pompeuse façade véronaise inutile du décor de Michael Yeargan pour la mise en scène de Bartlett Sher du Gounod à la Scala, mais Gounod n'est pas Bellini). Krief a d’une part à faire avec Bellini dont nous avons souligné la concentration autour de l’essentiel et le refus de la fioriture inutile, et d’autre part conçoit un décor qui est une boite de bois, parfaite caisse de résonance pour les voix, particulièrement confortable pour l’acoustique de la vaste salle de Rome.
Dans sa prise de position presque idéologique, Krief affiche presque effrontément aussi un chœur disposé « à l’ancienne », face au chef, refusant de lui faire faire des mouvements inutiles qui nuiraient à la concentration autour de la musique. Alors Krief se focalise sur quelques signes qui soulignent le sens des scènes, une robe de mariée accrochée à un mannequin pendant la scène entre Romeo et Giulietta au premier acte suffisante pour montrer la menace, des tables dressées pour la noce dans la salle de mariage au second, et un sarcophage pour la tombe de Giulietta (dont on soulève le couvercle avec une facilité étonnante cependant) pour la scène finale, qui n'est pas sans rappeler un conte de fée (La Belle au bois dormant). Des signes dans un décor qui ne garde que l'essentiel.
D’autres signes évocatoires des luttes de bandes rivales avec les costumes du chœur, qui font irrésistiblement penser à des paysans siciliens en proie aux luttes de clans. On est là aussi dans l’esprit de l’œuvre, les luttes de clans à Vérone n’étant pas si éloignées des luttes entre familles siciliennes mafieuses, féodalité quand tu nous tiens. Mais l'utilisation de costumes (presque) contemporains et de couleurs neutres renforce la concentration sur le chant et les personnages principaux : des costumes médiévaux ou plus colorés eussent distrait sans doute de la musique, Ce qui importe à Krief, c’est que les signes soient suffisamment clairs pour que le spectateur comprenne à vue, sans avoir besoin de surligner les choses au stabilo, et que s'affirme le prima la musica.
Enfin, une attention très marquée aux attitudes et au jeu des chanteurs, avec de jolis gestes, des moments de suspension, toujours justes, délicats sans jamais être insistants donne à l’ensemble une élégance marquée, sans jamais que les gestes soient envahissants et gênent l’audition. Tout cela respecte le propos initial qui vise évidemment à mettre l’auditeur et le chanteur dans les conditions optimales de confort face à l’œuvre. Et sous ce rapport, le travail de Krief est pertinent, jamais creux, ce n'est pas un travail « esthétique » au sens de décoratif, il assume un vrai choix, défendable, en cohérence avec l’œuvre, avec le style de Bellini et avec l’ensemble du travail musical.
La mise en scène de ces œuvres de Bel Canto pose inévitablement au metteur en scène un problème, parce que la plupart du temps, ces œuvres mettent en scène des voix, qui sont l’objet de la curiosité du public qui ne vient pas pour la mise en scène. Même si chez Bellini, Norma, I puritani, ou chez Donizetti Lucia di Lammermoor, Lucrezia Borgia ou Anna Bolena peuvent faire l’objet de mises en scènes plus “dramaturgiques”, il reste la condition d’avoir sous la main des chanteuses à la personnalité telle qu’elles puissent s’en emparer, à l’instar d’une Bartoli dans Norma.
L’autre écueil du Bel Canto, c’est évidemment le chant et le choix des chanteurs, car le public est là pour ça. Alors ou bien l’on cède au star system comme Mortier à Paris en 2007/2008 appelant Anna Netrebko (toute jeune star) et Joyce Di Donato, avec un chef estimable (Pidò) pour les soutenir, ou bien l’on cherche une homogénéité du plateau en appelant des chanteurs valeureux mais moins connus, mais avec un chef d’envergure pour proposer une vision : c’est le choix qui a été fait à Rome, où tout se tient grâce à une clef de voûte nommée Daniele Gatti, mais où l’on découvre des chanteurs très respectables dans l'ensemble, et un joyau, le mezzo Vasilisa Berzhanskaia qui a illuminé de son chant le rôle de Romeo.
Alessio Vlad le directeur artistique, a fait le choix d’une distribution jeune (car l’œuvre met en scène des protagonistes très jeunes) de voix que l'on commence à entendre régulièrement sur les scènes italiennes. C’est le cas du ténor Iván Ayón Rivas au timbre très séduisant, qui chante Tebaldo avec vigueur et élégance et qu’on entend dans les grands rôles italiens (Alfredo ou Nemorino) dans les théâtres de la Péninsule. La voix est bien projetée, avec de belles couleurs et seuls les aigus – réussis au demeurant- manquent peut-être de fluidité dans les passages, mais l’ensemble de la prestation est convaincante.
Nicola Ulivieri est quant à lui un chanteur confirmé, et bien connu, il campe un Lorenzo solide, avec un timbre chaleureux qui convient bien au moine qui protège les amants.
Le Capellio d’Alessio Cacciamani complète très honorablement les rôles d’appui.
Mariangela Sicilia s’était fait annoncer souffrante en cette matinée dominicale. Le jeune soprano que nous avions en son temps à ses débuts (en 2015) beaucoup appréciée en Teresa dans Benvenuto Cellini à Amsterdam (voir dans Blog du Wanderer l’article sur cette production) dont nous écrivions entre autres « J’ai rarement entendu une chanteuse aussi peu expérimentée avoir une telle solidité, une telle sûreté et une telle personnalité vocale, avec des qualités aussi bien dans les pianissimi que dans les aigus les plus larges, avec une vraie technique de projection sachant retenir la voix, sachant tenir sur le souffle avec une intensité et une poésie rares. ».
Mariangela Sicilia est ici une Giulietta poétique, éthérée, à la belle ligne de chant, maîtrisant parfaitement les aigus, les mezze voci, avec une délicatesse rare et une belle expressivité. Un chant transparent, cristallin, très émouvant notamment dans « Oh quante volte », mais aussi très affirmé dans la stretta finale du premier acte, elle sait parfaitement incarner les différents moments du personnage de l'adolescente timide à la jeune fille, voire la femme décidée. Elle sait colorer ces différents états de la psychologie de Giulietta. Une magnifique prestation.
En face, le Romeo de Vasilisa Berzhanskaia, 26 ans, s‘affirme déjà comme une référence. J’avais entendu à la Scala (avec Muti) Agnès Baltsa impériale face à l’extraordinaire June Anderson, autres temps…Mais la Berzhanskaia est sur le chemin, et bien près d’atteindre le sommet. La voix est incroyablement homogène du grave à l’aigu, elle est large aussi, avec une impeccable diction, et particulièrement expressive, avec l’autorité qu’il faut à ce rôle de travesti hérité de l’opéra du XVIIIe (et où les tentatives de le faire chanter par un ténor, voir Aragall avec Abbado sur cette même scène et ailleurs en 1967, se sont soldées par des échecs). Que ce soit dans les graves solides, bien timbrés, les centres affirmés et les aigus triomphants à la limite du soprano, elle démontre une sureté totale et une aisance confondante. Voilà une artiste à suivre avec attention qui va dans les prochains mois chanter Sara de Roberto Devereux au Massimo de Palerme, et Sinaide de Moïse et Pharaon à Pesaro.
Le chœur est très bien préparé par Roberto Gabbiani et donne une preuve de plus de sa précision et se sa justesse dans un répertoire qu’il connaît.
La direction de Daniele Gatti montre que lorsque ce répertoire est dirigé par un chef de référence, l’œuvre trouve des accents passionnants, et que l’orchestre devient immédiatement protagoniste. Cela ne signifie pas que l’orchestre envahit le plateau, mais qu’il donne une couleur d’ensemble qui dans le cas présent confirme une cohérence entre mise en scène, plateau et fosse.
On l’avait déjà remarqué à Munich quand Kirill Petrenko avait dirigé une flamboyante Lucia di Lammermoor (ou Karajan dans le passé), les interventions des grands chefs dans ce répertoire sont déterminantes.
On s’en aperçoit dès l’ouverture, souvent dirigée de manière affirmée, sinon martiale, où ici tous les angles sont élimés, arrondis, si bien qu’on comprend (et c’est confirmé dans la première scène), que Gatti tient à souligner d’abord une délicatesse, une légèreté (ou plutôt une absence de lourdeur) de l’œuvre à qui il veut donner une couleur diaphane. Cette manière d’aborder ce répertoire, en lui donnant une couleur spécifique, qui se réfère essentiellement à un passé proche (Rossini et d’autres) plus qu’au futur immédiat (la stretta du final du premier acte est plus « verdienne » d’une certaine manière). Gatti tient à souligner les accents délicats d’une tradition en clé rossinienne ou en tous cas non romantique, voire quelquefois presque mozartienne, et à éviter des accents qui annonceraient trop ouvertement Verdi. Il en résulte une lecture aux couleurs pastel, où tout est comme effleuré, où le drame même n’est pas atténué, mais d’emblée marqué par une mélancolie et une ineffable tristesse, où Gatti fait sentir tout ce qu'il y a entre les lignes d'un drame essentiel au livret très compact et sans détails, tout en maintenant de la tension, du halètement quelquefois, du rythme. Il y a longtemps que l’on n’avait pas entendu un Bellini aussi évocatoire, et dans le même temps aussi profond. Il est merveilleusement suivi par un orchestre confiant, engagé, aux cordes soyeuses, très transparent où tout est présent et s'entend. Gatti affirme ici une forte distance avec les interprétations regardant vers un style plus affirmé, qui annoncerait le grand opéra ou même comme nous l’écrivions le romantisme ou le Verdi du futur. Il y là l’affirmation d’une spécificité stylistique, une histoire triste de sentiments purs où la tendresse inhérente recouvre la déchirure dramatique d’un voile de pudeur. La présence du couple soprano-mezzosoprano s’oppose par la couleur et le timbre aux voix mâles, le ténor aux accents plutôt sombres et les deux basses : et Gatti saisit ces oppositions de couleur en accompagnant le plateau avec une discrétion marquée, mais donnant un cadre de soutien permanent aux voix qu’il accompagne et fait respirer avec une rare précision.
Un mois après avoir, dans Les Vêpres siciliennes, montré un Verdi cherchant à retrouver les couleurs de la tradition française, il montre ici un Bel Canto aux couleurs résolument liées au premier XIXe siècle, et non pas lu avec la clef du futur. En effet, on écoute souvent certains moments de Bellini et Donizetti en pensant à Verdi – qui vient après – en oubliant toute la tradition des compositeurs de l’époque, les Vaccaj (qui a écrit lui aussi Giulietta e Romeo sur un livret de Romani), les Coccia, Pacini ou Mercadante, tous ceux qui tissaient à l’époque l’opéra italien et qui sont aujourd’hui oubliés au profit du trio exclusif Bellini Donizetti Verdi. Et cette tradition, cette manière de colorer l’opéra, Gatti en tient compte ici, donnant cette couleur presque détachée à Capuleti e Montecchi (un opéra créé en 1830, c’est à dire à la veille des années de basculement vers un romantisme plus exacerbé que l’œuvre n’embrasse pas encore). C’est inhabituel, c’est neuf, et c’est formidablement convaincant.
Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’on revienne à lire le Bel canto avec des clés de lecture nouvelles, moins fossilisées et à donner à l’orchestre non pas un rôle d’accompagnement, mais un rôle actif, engagé dans l’analyse de la partition, pour redonner à ces œuvres un poids que souvent elles ont perdu.