Si l’occasion était de celles qui étreignent, dans le déroulement dramaturgique de la soirée, presque rien n’en a transpiré, sinon des applaudissements nourris à l’entrée du maître, et à la fin la présence de sa femme Patricia sur laquelle il s’appuyait pour quitter le podium, mais dès qu’il a senti que les applaudissements pouvaient s’éterniser, d’un signe il a fait comprendre à l’orchestre de quitter les lieux…
Tel apparaît Bernard Haitink, impassible, détestant le moindre geste incongru, fuyant toutes les manifestations médiatiques. Ayant eu la chance d’assister des Master Class qu’il dirigeait, j’ai pu aussi entendre sa franchise quand il reprenait un(e) jeune prétendant(e) à la baguette et constater ce que voulait dire charisme quand d’un geste il reprenait les rênes de l’orchestre pour faire voir comment on dirige aux divers impétrants et que par un miracle qui toujours étonne le son du même orchestre était transfiguré…
Une carrière exemplaire, aussi bien à l’opéra (il fut directeur musical de Covent Garden) qu’au concert (il fut la figure tutélaire du Concertgebouw pendant 25 ans) avec des disques mémorables et des interprétations de Mahler et Bruckner à graver dans le marbre. On oublie trop souvent qu’il a gravé un des Ringmémorables de ce temps (chez EMI, avec les forces de l’orchestre de la Radio Bavaroise), les parisiens n’oublient pas son Pelléas au TCE et moi je n’oublie pas le Tristan und Isolde incroyable qu’il dirigea il y a neuf ans à Zurich, le plus dynamique, le moins complaisant qui soit, qui m’a laissé tout étourdi (dans la mise en scène inspirée de Claus Guth) ((on peut en avoir le compte rendu dans Le Blog du Wanderer)) et qui reste l’un des Tristan les plus marquants de ma vie de spectateur (au moins pour l’orchestre et la mise en scène).
Je n’ai pas oublié non plus, et notamment en ce 6 septembre, que mon premier concert au KKL, en 2000, fut une Septième de Bruckner où il dirigeait les Berliner Philharmoniker, remplaçant Abbado l’été de sa maladie. Un Abbado qu’il a suppléé aussi à la tête du LFO et à la tête de l’Orchestra Mozart. C’est donc à divers titres personnels et musicaux que la présence en ce concert ultime s’imposait pour moi.
Ce fut un concert au programme ordinaire, même si symbolique. Ces dernières années, Haitink s’est souvent concentré sur Mahler et Bruckner, ses compositeurs fétiches, s’y est ajouté le concerto n°4 de Beethoven qui devait être joué par Perahia, mais qui le fut au final par Emanuel Ax.
Ce qu’on remarque chez le pianiste américain d’origine polonaise, c’est cette même discrétion et cette même pudeur dans la manière de se présenter au public et cette mesure dans la manière d’approcher l’œuvre, dans un jeu d’un classicisme modèle, mais jamais pour autant ennuyeux, et très équilibré, soutenu par l’orchestre (des Wiener Philharmoniker aux sons chauds, précis, pleins) avec une écoute mutuelle toute particulière. L’interprétation de Emanuel Ax est comme on dit « classique » (d’autres diront à l’ancienne), mais en l’occurrence, ce qui compte c’est l’effet produit sur l’auditeur qui reste très sollicité, dans un Beethoven sans excès mais jamais flasque ou mou et surtout d’une grande sensibilité. Et on est toujours sensible à ce jeu sans effets incongrus, solide, d’une netteté et d’une franchise rare, qui refuse l’effet, mais formellement impeccable.
Évidemment, on attendait Bruckner, tellement lié à la carrière de Bernard Haitink, et notamment cette symphonie, la plus populaire de son auteur, à la fois intimiste par moments et somptueux hommage à Wagner. Elle constituait à n’en pas douter un choix idéal pour résumer cette longue carrière.
Ce qui frappe, c’est ce qu’on pourrait appeler une grandeur simple, d’une beauté stupéfiante avec des Wiener Philharmoniker au sommet. Au sommet de leur capacités, sans aucune scorie technique, et surtout d’une concentration exceptionnelle renforcée par la conscience partagée de l’événement : un son d’une rare clarté, des cordes à se damner (les fameux trémolos…), des cuivres (quelquefois problématiques) ici exceptionnels, et des bois supérieurs que seuls les très grands orchestres peuvent afficher.
Face à cet orchestre, un être un peu fragile (il est arrivé avec une canne), et une fois installé sur le podium, on retrouve l’extrême économie des gestes, la raideur, cet apparent immobilisme (on ne voit pas les yeux) ne peut réussir à masquer la communication non écrite entre l’orchestre et son chef, les habitudes, et aussi les concerts précédents.
Lors des master-class de Lucerne, Haitink avait fait remarquer la débauche de gestes de ses collègues plus jeunes, et avait soutenu que point n’est besoin. Cela rappelait Arthur Rubinstein expliquant qu’il y avait une manière spectaculaire d’utiliser les bras qui provoquait un tonnerre d’applaudissements quand la même note, avec le même son pouvait être obtenue de manière plus retenue.
Chez Haitink, c’est justement le contraste entre cette économie-là, et le déchainement sonore incroyable qui provoque une indicible émotion. Il y a des chefs qui dessinent la partition par leur corps ou qui se livrent en dirigeant. Haitink ne dessine rien, mais par cette incroyable dignité sur le podium, cette manière de distance, il provoque l’enthousiasme : ce Bruckner n’a rien en soi de neuf au sens où il nous serait révélé une approche nouvelle (comme ce fut le cas du Tristan évoqué plus haut), mais il apporte une plénitude sonore totale, une beauté irrésistible née évidemment de l’œuvre, mais aussi de la manière si limpide du rendu, la clarté des différents niveaux, la mise en valeur des architectures, si importantes chez Bruckner, un son jamais saturant ou saturé, toujours dans une sorte de limite d’équilibre : un son monumental et somptueux, provoqué par un monument de la baguette : On pourrait trouver un manque d’ardeur, une sorte d’expression pacifiée, déjà ailleurs, mais non, l’œuvre est là dans tous ses aspects et Haitink se cache derrière la partition qu’il ne cesse de révéler dans ses recoins les plus reculés, avec obstination, une rigueur et une simplicité qui frappent. Passez, effets gratuits, passages surlignés ou surjoués. Tout est là, simplement, une musique translucide et grandiose qui trouve à mon goût son sommet dans un adagio sublimement exécuté qui donne l’image globale de ce concert, une image empreinte de douceur et d’une grande délicatesse, mais en même temps et ce n’est pas contradictoire, d’une incommensurable grandeur.
Ainsi étions-nous tous spectateurs d’un départ annoncé, et l’exécution a pris le pas sur l’événement, en laissant déjà le gout amer du vide à la sortie.