J.S. Bach (1685–1750)

Matthäus Passion (1727)

Orchestre de la Radio Suédoise
Malin Broman, concertmaster

Chœur de la Radio suédoise
Chef des chœurs Marc Korovitch

Choeur d’enfants de l’Adolf FredriksMusikklasser

Alan Gilbert, direction

Shenyang, Christ
Christina Landshamer, soprano
Kristina Hammarström, mezzosoprano
Andrew Staples, l’Évangeliste
Nicholas Phan, ténor
Peter Mattei, bass
Bengt Eklund, Judas
Mathias Brorson, Pilate
Johan Pejler, Pierre
Lisa Carlioth, épouse de Pilate
Lars Johansson Brissman, Premier grand prêtre
Erik Arnelöf, Second grand prêtre
Anna Zander Sand, Thomas Köll, deux veuves
Sofia Niklasson, Jennie Eriksson, première et seconde vierge

Stockholm, Berwaldhallen, samedi 31 août 2019

Alan Gilbert propose une Passion « détemporalisée » dirait Deleuze et un peu désacralisée pour la clôture de l’Östersjön Festivalen (Baltic Sea Festival) avec comme point focal la basse chaleureusement humaine de Peter Mattei mais aussi Andrew Staples en formidable évangéliste et la soprano Christina Landshamer qui a remporté tous les suff

Stockholm a la passion des Passions. Revenons sur une spécificité suédoise à l’occasion de la clôture du Baltic Sea Festival. L’avantage, majeur, de vivre dans un pays luthérien, c’est en effet la prolifération des Passions. Pas seulement d’ailleurs, la pratique musicale étant ancrée dans la tradition du pays (et la Suède est un pays de Tradition), on a droit aux Oratorio de Noël, aux Carols, aux Karfreitagszauber avec une régularité horlogère.
Chaque Pâque offre ainsi son lot de Passions. Chacun a ses églises préférées. À chaque église sa tradition. Dans l’Engelbrekstkyrkan d’Östermalm, c’est la Saint-Matthieu, en suédois (l’esprit Luthérien sinon la lettre). Dans cette église austère d’inspiration néo-viking, on contemple l’énorme croix pendant que le son monte de la tribune derrière. Pour les durs seulement. Tous les lustres, quelquefois moins, ils la donnent en allemand. On a l’impression, alors, d’avoir été récompensés.
À Sankt Jacob, c’est la Saint-Jean. Les places sont plus chères (entendre moins nombreuses). Certaines années (la dernière fois en 2018, en allemand toujours), on peut aller à Storkyrkan (la Cathédrale). Là, il faut être rapide sur la réservation par Internet, toujours préférable, et qui permet de prendre de court ceux qui prompts à la file de la billetterie. L’enjeu : être placé dans les cinq premiers rangs, sinon c’est la bouillie sonore.
Après, à chacun ses plans. Églises du Nord ou du Sud. On peut préférer l’Uppenbarelse kyrkan, qui allie la modernité du lieu (un mélange entre le vaisseau spatial Enterprise et l’Eglise des Simpsons) et une programmation traditionnaliste qui cherche à étonner régulièrement (De Tavener à Bach en passant par des Vêpres de Monteverdi).
Enfin, évidemment, Konserthuset ou Berwaldallen peuvent rafler le public en proposant une Passion providentiellement professionnelle et vider l’assistance des églises alentour. Bien souvent, il n’en est rien. C’est alors double ou triple dose. Il faut un véritable plan de bataille et être rusé stratège pour en voir un maximum.

Cette année, tout le monde attendait LA Passion selon Saint Matthieu de l’année en clôture de l’Östersjön Festivalen (Baltic Sea Festival) avec notamment Alan Gilbert à la direction et la basse Peter Mattei.

Peter Mattei

On connaît beaucoup de groupies de Mattei, prêts à le suivre partout ou presque, mais le gros du public stockholmois s’est aperçu de son talent lors de son Amfortas dans la production du MET de François Girard avec Daniele Gatti et l’autre suédoise Katarina Dalayman. Il y avait aussi, on s’en souvient, un certain Jonas Kaufmann.
Depuis, un public suédois un peu plus élargi fait honneur à Peter Mattei. Il fut l’invité du Festival gratuit organisé par le journal SVD sur la plaine de Gärdet en août 2018. Et là encore une marche, importante, fut franchie si bien que le Winterreise que Mattei devait donner à Stockholm, mais aussi à Uppsala, furent pris d’assaut. Il fallut proposer une séance supplémentaire tant la grogne des abonnés et des fidèles fut puissante.

Cette Passion est donc l’événement de cette rentrée. On reste assez amusé lorsque le directeur des lieux nous invite à ne pas applaudir à la fin de la première partie pour conserver l’atmosphère de recueillement et…à penser à la mer Baltique et à ses enjeux environnementaux. Humour anglais ?

Comme toujours, on est ici sinon en famille, du moins entre habitués. Alan Gilbert, chef de l’Orchestre Symphonique de la NDR, fut celui du Kungliga Symfoniorkestra de 2000 à 2008, tout comme Andrew Staples, grand ami de Daniel Harding, invité régulièrement ici, ce soir comme Évangéliste.
On est ravi d’entendre le chœur d’enfants d’Adolf Fredriks Musikklasser, tout simplement le meilleur de la ville, dont il faut ne jamais rater le concert de Santa Lucia, en décembre à Kungsholmkyrka, autre tradition, hautement recommandable. Jamais on n’a regretté de braver l’attente dans le froid, voire la neige, au petit matin pour entendre ce concert à la bougie et voir l’aurore se lever.
Autre bonne surprise, même si ce n’en est pas vraiment une, revoir et entendre tous les solistes préférés qui vont d’église en église jouer les rôles principaux des Passions ici dans le Sverigesradiokör (chœur de la Radio Suédoise).

Mathias Brorson, ex-Jesus, cette fois en Pilate.

Il est notamment assez amusant de retrouver Mathias Brorson, Jésus émérite itinérant, et même porteur de croix dans le Mystère susnommé, tenir le rôle de… Pilate !

Le dispositif spatialisé voulu par Alan Gilbert

Alan Gilbert a tenu à bien séparer ses deux orchestres et à étager tout son petit monde, laissant un grand espace central que vient combler le chœur d’enfants. La spatialisation est renforcée et magistrale. Il dirige sans baguette ni podium, en dansottant, visiblement heureux et très à l’aise. Point de pathos, ni d’emphase, son but essentiel est de chercher un son clair et précis, coulant sans heurts. Il aime la musique de Bach, pas son théâtre, et s’attache à en montrer toutes les joliesses, toutes les richesses vocales et sonores.
S’en suit une très belle Passion, où tout le monde semble prendre beaucoup de plaisir à jouer ensemble mais qui manque, peut-être, de recueillement, d’esprit religieux ou de tragique. On est bien loin de la concentration qui nous focalisait tous en salle lors du récent concert Pärt (voir l'article)
Même si la joie d’entendre enfin une très belle Passion nous envahit.

Andrew Staples, Évangéliste

Les interprètes sont exceptionnels, à commencer par Andrew Staples qui a tout ce qu’un Évangéliste doit avoir. Mais il est tellement parfait qu’on voudrait l’entendre dans tout (et tout spécialement, prochainement dans The Dream of Gerontius). Il est clair et lance ses aigus comme des fusées aussi bien qu’il peut se retrouver subitement sur les graves pour marquer les temps forts du texte. Il nous saisit, on le suit, pas à pas. On venait surtout pour Peter Mattei, et c’est Andrew Staples qui nous met dans sa poche.

Christina Landshamer, supplément d’âme

La bonne surprise, c’est aussi le soprano Christina Landshamer, que certains ont entendu en Woglinde, sous la direction de Petrenko à Munich (lire le compte-rendu de Paolo Malaspina) ou dans la Symphonie n°4 de Mahler par Gatti (lire le compte-rendu de Guy Cherqui) ou encore dans la 9e de Beethoven par Gilbert (lire le compte-rendu sur Le blog du Wanderer). Elle est simplement divine. Tout en naturel et s’accordant parfaitement avec les instruments, notamment les hautbois. Elle emplit sans effort toute la salle et nous transporte par sa grâce dans la douleur du texte pourtant très outré de Picander.

Kristina Hammarström

Le mezzo Kristina Hammarström est excellent également, avec un vibrato particulièrement émouvant (superbe Busse und ruhe) mais elle souffre de la comparaison avec Landshamer surtout en projection.
Cela dit, le Duo des liens, n° 33, So ist mein Jesus gefangen est une grande réussite, le soprano se mettant au diapason du contralto, avec un chœur, une fois de plus très doux (trop ? Lass ihn, haltet, bindet nicht, quand même) suivi de l’orage, en pluie fine sur un orchestre qui a un tonnerre plus intérieur que réel. Mais là encore, c’est un choix.
Nicholas Phan, Lors de l’arioso 25 et air de la Veillée n°26, est excessif dans la douleur. Pour le coup, il colle complètement au texte et surjoue un peu dans le cri du chrétien. Dans la seconde partie, il sera plus mesuré, air 41 de la patience, Geduld, geduld, et son adieu final sera chanté piano et bien(mieux)venu.

Peter Mattei, sort comme un diable de sa boîte pour l’arioso de la Chute du Christ, Der heiland fällt vor seinem Vater Nieder. Il déploie son long corps et sa voix puissante pour nous relever de nos péchés. Il est chaleureux et extrêmement précis dans la diction. On se souvient que certains avaient peu apprécié son Winterreise décrié comme trop « opératique ». Et en effet, il est là pour chanter et jouer. Le texte l’anime vraiment et on sent qu’il est prêt à en découdre. En tout cas, Milch und Honung dans une voix de basse. Puissant et réconfortant.

Shenyang, Christ

Shenyang est le Christ et il est vraiment intéressant, solide et généreux, charnu aussi et assez concentré. Comme dans l’esprit de la direction de Gilbert, il est résolument humain, tout en rondeurs (un registre grave à se damner) et peu tempétueux, à peine déstabilisé dans l’agonie à venir.
Les rôles secondaires pris dans les chœurs étaient tous à leur place, citons Johan Pejler en Pierre, Bengt Eklund, à la voix serpentante et Mathias Brorson en Pilate donc.
Marc Korovitch à la tête du Sverigesradiokör confirme qu’il est à la tête d’une des plus belles formations vocales d’Europe, sinon la plus belle.

La deuxième partie est toujours aussi mesurée et offre de beaux points d’orgues. D’abord avec un Barrabam qui claque et surprend tant on ne l’attendait pas avec cette force puis Gilbert reprend son parti-pris de douceur (Lass ihn kreuzigen, assez caressant malgré le texte). Il nous surprendra encore avec des chœurs tout aussi doux en volume qui sans être susurrés descendent assez bas.
Landshamer, Staples et Mattei continuent leur festival d’étincelles même si Mattei qui livre un superbe Mache Dich nous a moins éblouis dans l’ensemble que lors de sa première intervention beaucoup plus poétique. On sent qu’il a perdu un peu pied dans la seconde partie de l’air et peut-être aussi parce qu’il y a moins à « jouer ». Mais cela reste d’une beauté stupéfiante et surtout d’une immense humanité.

Notons également sur l’air n°66, Komm süsses kreuz, un dérapage de la viole de gambe solo qui tenait aussi la partie de violoncelle solo auparavant (toujours à la viole). Le public ne lui en a pas tenu rigueur dans cette atmosphère, pas plus qu’à Malin Broman, un peu en difficulté sur l’air de la contrition n°47 Erbarme Dich, ni même encore au violon solo de la tribune à cour, fortement mis à mal sur l’air 51 des 30 deniers Gebt mir mienem Jesum wieder. Compassion et pardon donc. D’autant que Broman est fort appréciée ici et sera copieusement acclamée finalement, tout comme le gambiste se fera tapoter sur l’épaule en soutien.

Tous les vents furent superbes de douceur, hautbois divins, flûtes séraphiques (les duos surtout), bassons somptueux et cordes soyeuses malgré les quelques scories des solistes. D’ailleurs, on remarque que dans le même esprit que son étagement, Gilbert a bien pris soin de spécialement détacher les solistes ou groupes solistes, en leur donnant un éclairage particulier, ponctuel, sans spécialement les isoler de l’ensemble. Vrai pointillisme sonore.

On peut encore entendre cette Passion :

https://www.berwaldhallen.se/en/balticseafestival/saturday-august-31/

Ensemble des solistes, avec Alan Gilbert et Marc Korovitch, chef des chœurs  en arrière-plan

 

 

 

 

 

 

 

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
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