Quand un chef de la trempe de Kirill Petrenko arrive au-devant de la scène, notamment en tant que très prochain Chef Dirigent des Berliner Philharmoniker, il est légitime de s’interroger sur un style, une tradition, une école, d’autant plus si c’est un chef qui évite la foule, les médias, les enregistrements. La saison prochaine des Berliner, à peine publiée, montre néanmoins que Beethoven y tient une place de choix.
Petrenko qui travaille la cohérence de ses programmes a déjà cette année proposé avec divers orchestres une ligne Beethoven affirmée : Fidelio (avec la Bayerische Staatsoper, la saison prochaine avec les Berliner Philharmoniker), Missa Solemnis (avec le Bayerisches Staatsorchester, la saison prochaine avec les Berliner Philharmoniker), La Neuvième (avec l’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, la saison prochaine avec les Berliner Philharmoniker), et l’Eroica (avec l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI).
Comment qualifier le Beethoven de Petrenko, à l’éclairage de cette Eroica, volontairement insérée dans un programme sur l’héroïsme et mise en regard avec Ein Heldenleben de Richard Strauss.
La première observation est programmatique : Petrenko commence son programme par l’Eroica (quand la plupart du temps elle conclut le concert) pour conclure par Richard Strauss, c’est à dire qu’il y a là l’intention de montrer un parcours et donc d’une certaine manière un crescendo.
Petrenko a une double formation, russe jusqu’à 18 ans, et autrichienne par ses études musicales supérieures et ses premières fonctions, il n’est pas réductible à l’une ou l’autre car ses Tchaïkovski sont aussi étonnants que ses Beethoven. On le compare, excusez du peu, tantôt à Furtwängler, un peu à Bernstein, le plus souvent à Kleiber. Et cependant, s’il porte une énergie peu commune et entraîne les orchestres dans un tourbillon de virtuosité folle, ses interprétations sont singulières et peuvent dérouter.
Il y a tout de même quelques constantes : des silences appuyés, pendant l’exécution et entre les mouvements, une utilisation souvent spectaculaire des timbales, des contrastes très marqués entre pianissimi et fortissimi, et une transparence de tous les instants qui révèle l’importance de détails souvent considérés comme secondaires par d’autres.
Il y a dans son approche une incontestable mise en scène du son, mais paradoxalement sans complaisance ou d’exagération, ni volonté de démonstration de telle ou telle couleur (romantisme, héroïsme, sacré etc…). On en sort toujours avec l’impression d’une lecture de la partition finalisée à elle-même, purement musicale, et sans « intentionnalité » affichée, mais tellement fouillée qu’elle en étourdit l’auditeur, contraint à une concentration bien plus forte qu’en d’autres occasions. Petrenko ne laisse pas d’espace pour le rêve, nous sommes au cœur du texte musical, dans une sorte de labyrinthe complexe et révélateur.
Ainsi cette Eroica surprend-elle par un paradoxe : c’est une lecture compacte, contractée, rigoureuse mais aussi transparente et aérienne. Loin d’un romantisme dont on dit qu’elle marque la naissance. Les deux sommets en sont la Marche funèbre intense et en même temps si « simplement » exécutée et le dernier mouvement incroyable de vélocité, de virtuosité, menant l’orchestre aux extrêmes de ses possibilités, tant les pupitres sont exposés et techniquement sollicités (les cors !).
Petrenko au pupitre est particulièrement démonstratif, et rien ne semble lui échapper, il fait parler le corps, la main gauche, le visage, les doigts, à la manière d’un Bernstein, comme possédé et emporté par la musique, créant une adhésion exceptionnelle du groupe des musiciens, d’autant qu’il a une réputation de courtoisie et de gentillesse que d’autres de ses collègues n’ont pas, et que durant les répétitions il dirige plus qu’il ne parle. On sent d’ailleurs qu’il n’est pas un discursif, mais un pragmatique, il se définit dans le « Pragma/ πράγμα » l’action, ce qui est en train de se faire, un hic et nunc et en ce sens, sa lecture est cultivée (mais pas intellectuelle) et plutôt spontanée, d’où cette impression d’explosion et de surprise permanente qui cache cependant une très longue préparation.
À écouter ses Beethoven, on en tire l’impression, y compris dans la Missa solemnis, d’une lecture laïque, profondément humaine sans doute née des Lumières, dont l’Eroica voulait célébrer celui qu’il pensait en être le héros, Napoléon Bonaparte. Malheureusement, Napoléon n’est pas exactement ce héros-là et la déception de Beethoven fut grande. Impossible dans ce cas de célébrer par une approche brillante un héroïsme qui nous a trompés. Et la dédicace à un grand homme (anonyme) puis en définitive au Prince Lobkowitz son mécène donne la mesure de la déception, et de la « chute » vers l’ordinaire : Beethoven laisse l’épique pour son « quotidien ».
C’est bien cette déception qu’on lit dans ce travail qui ne se veut pas brillant, ni épique, mais tendu, mais quelquefois un peu rageur. La marche funèbre à la fois si simple et si ressentie ne sonne-t-elle pas en même temps le glas d’un rêve ou d’une utopie, qui serait celle de l’homme providentiel, du héros sublime qui répond à des valeurs universelles nées des Lumières et de la révolution française. Il y a là une force à la Furtwängler qui rappelle un peu la tension de l’allegretto prophétique de la Septième dans son exécution de novembre 1943 à Berlin. Ce qui frappe ce sont notamment les silences, l’utilisation des tensions entre graves (contrebasses)et aigus(flûtes) et surtout des timbales qui scandent la musique comme une sorte de marche écrasante et terrible et des cordes particulièrement déchirantes (altos, violoncelles et contrebasses).
Cette marche funèbre si ressentie contraste avec un premier mouvement plutôt « classique » et un scherzo très « symphonique » (à la différence des symphonies de Haydn) emmené à un rythme effréné où cors et bois sont extraordinairement sollicités, souvent à découvert. À la différence des autres mouvements, une solution de continuité est affirmée entre le scherzo et de dernier mouvement sans pause, qui s’enchaîne à un rythme époustouflant, avec une fluidité incroyable, une course vitale et rythmée (magnifiques flûte et hautbois), sans grandiloquence aucune mais avec une sorte de joie toute humaine, et une incroyable virtuosité demandée à l’orchestre qui donne tout, moment exaltant et qui rappelle la joie profonde exhalée de sa récente Neuvième à Rome.
En formation classique (sans avoir un nombre plus réduit de musiciens comme Harnoncourt ou l’Abbado des années 2000, compte tenu des recherches musicologiques liées au baroque), l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI, littéralement pendu aux gestes du chef, répond de manière exemplaire aux sollicitations, et suit le rythme auquel il est soumis avec un résultat remarquable, on note combien les bois et les cuivres sont précis (les cors – instrument de l’héroïsme : voir Siegfried…sont exemplaires et d’une incroyable concentration) sans parler des percussions. Cela confirme la qualité de cet orchestre souvent peu connu à l’extérieur des frontières de la Péninsule. C’est aussi cette unité chef-orchestre qui se lit dans une exécution presque fusionnelle, où la confiance du groupe est totale et dirais-je, dédiée, tant on lit la volonté de livrer une exécution exemplaire. Le dernier mouvement à ce titre est exceptionnel et montre que l’orchestre s’est dépassé pour traduire la volonté et les intentions du chef et « faire de la musique ensemble » comme disait Abbado.
De la même manière, l’orchestre produit une impression très extraordinaire dans les développements de Ein Heldenleben, seconde partie du concert, suite et continuation presque antithétique de la première.
En effet Strauss a élaboré son poème symphonique en pensant à l’Eroica de Beethoven, puisque son intention était de l’intituler Eroica. A plusieurs endroits de son journal il signale « Je suis en train de travailler à mon Eroica ». Il y a donc bien un lien organique et pas seulement thématique entre les deux œuvres, un lien qui pourrait être, on va le voir, presque dialectique. Ein Heldenleben (créé en mars 1899) fait suite à Don Quixote (créé en mars 1898): de l’anti-héros au héros.
Mais Strauss ne pense pas au héros transcendant auquel rêvait Beethoven : en dépit de la luxuriance démonstrative de l’orchestration (108 musiciens, 8 cors etc…), c’est au héros-compositeur qu’il rend hommage, c’est à dire à lui-même, dans une œuvre pour laquelle son entourage essaie de lui proposer un programme (ce qui n’était pas dans ses intentions au départ) : « Le héros, c’est moi » semble orgueilleusement déclarer le musicien encore jeune (il a 35 ans en 1899) dont Heldenleben marque le basculement dans la « grande » carrière.
Le héros de Strauss a de la grandeur (presque) tragique et surtout il est victorieux. Contraste avec Don Quixote et surtout l’Eroica de Beethoven pour les motifs développés plus haut dont le héros devait être prophétique et n’est même pas byronien chez Petrenko.
Le langage beethovenien, classique et rigoureux, se développe dans le dernier mouvement, très dansant et virtuose, mais il y a quelque chose de voisin entre Beethoven, qui finit par dédier l’œuvre à son protecteur, qui l’a soutenu dans sa composition, et Strauss, qui parle de lui-même comme compositeur. Toutefois, même dans une symphonie aux dimensions bien plus larges que ce à quoi étaient accoutumés les contemporains, le langage beethovénien (et notamment dans la Marche funèbre) a une profondeur notable, que le langage straussien n’a pas forcément. Si l’on s’en tient au programme suggéré après la première par ses amis Friedrich Rösch et Wilhelm Klatte le poème est subdivisé en six moments, le héros, les adversaires du héros, La compagne du héros (celui-ci s’est marié à la cantatrice Pauline de Ahna en 1894), le champ de bataille du héros, les œuvres de paix du héros, et la fuite du monde pour accomplir son destin : rapporté à la vie de Strauss le compositeur, ce programme faussement épique fait un peu sourire.
Mais le côté superficiel de cette autofiction musicale est aussi un des caractères assumés que Kirill Petrenko met en valeur. Contrairement à l’exécution sans fioritures ni complaisance de l’Eroica, Petrenko propose une exécution très brillante, très rutilante, multiple, aux couleurs variées, qui implique le très vaste orchestre et qui est une démonstration de « Strauss par soi-même » de son histoire et de ses dons, comme un bilan d’une première partie de carrière de compositeur où ses autres poèmes symphoniques à succès sont évoqués. L’exubérance du son, les contrastes, les suspensions, tous les effets sont calculés pour le spectaculaire : signalons les nombreux passages du premier violon en solo, le remarquable Roberto Ranfaldi, censés représenter l’épouse du « héros » qui sont exécutés avec une grande délicatesse et sensibilité et un grand raffinement. Dans cette sorte de tableau d’exposition qui est aussi exercice de style, Petrenko là encore pousse l’orchestre aux extrêmes pour exposer une jouissance sonore sans pareil, et pour provoquer chez l’auditeur une pure jouissance esthétique, la jouissance d’un son multiple, complexe, parfaitement maîtrisé qui récompense l’auditeur et le plonge dans un plaisir sans nom. Mais Petrenko est aussi un vieux routier : comme dans Rheingold de Wagner où la ronflante montée au Walhalla cadre mal avec le destin noir qui attend les Dieux (Wagner donne là la mesure de sa propre ironie), Petrenko ne se départit pas lui non plus d’une discrète mais souriante ironie en jouant notamment sur les interventions des bois et les dissonances. Il en résulte là aussi un dialogue vivace de soi avec soi où Petrenko nous montre que Strauss s’amuse et n’est pas dupe.
Après un programme à la fois cohérent et antithétique, rigoureux et brillant, qui proposait de l’héroïsme une définition au total pas si héroïque, à la tête d’un orchestre visiblement heureux de faire de la musique dans de pareilles conditions, une seule question se posait à tous les auditeurs et à tous les musiciens enthousiastes : à quand le retour de Kirill Petrenko à l’auditorium RAI ?
J'y étais, les deux soirs, et j'abonde avec tout ce que vous écrivez.
Pensez-vous que Kirill Petrenko va continuer à accepter ce type d'invitations une fois à la tête de Berlin ?
Oui, je le pense. pas forcément chaque orchestre chaque année, il aura besoin de roder ses nouveaux programmes avec des phalanges qu'il connaît et c'est ce qu'il fait depuis plusieurs années. Par ailleurs, Rattle et Abbado ont eu des activités d'opéra et de concert avec d'autres orchestres et dans des salles d'opéra. La seule chose qui leur est interdite c'est d'être le directeur musical d'un autre orchestre que les berlinois.
Par ailleurs Karajan, chef des berlinois, a dirigé jusqu'aux années 60 à la Scala et il dirigeait aussi Vienne.
Merci beaucoup pour ces éclaircissements et bravo pour ce blog passionnant qui m'a notamment fait découvrir K Petrenko depuis quelques années.