Kissin fait partie de ces musiciens à part, dont l’exigence et la singularité nous les font apparaître comme des êtres venus d’un autre monde. Sa présence fébrile, son intranquillité chronique nous feraient presque douter de sa capacité à se rendre jusqu’à son instrument. Et pourtant une fois qu’il se trouve face au clavier, un miracle semble alors s’opérer : un regard vers le chef et le concert peut commencer. Œuvre réputée pour sa complexité pianistique, le 3ème concerto de Rachmaninov est l’un des sommets de la littérature musicale sur lequel se penche Kissin depuis des années et qu’il ne cesse de rejouer inlassablement. Le jeune virtuose devenu aujourd’hui quinquagénaire ne craint pas de se mesurer à ce classique dont il connait chaque détail et qui lui demande à chaque fois un engagement personnel absolu.
L’ampleur et la sûreté de sa conception peuvent surprendre car sa manière de faire chanter avec retenue le thème initial du 1er mouvement, de décortiquer, de décomposer cette mélodie slave qui reviendra tel un leitmotiv à plusieurs reprises dans ce puissant « allegro ma non troppo », s’oppose au tempo vigoureux asséné par tous ses confrères et ce depuis sa toute première exécution. Ce parti pris tranché totalement partagé par le chef milanais Gianandrea Noseda qui adopte le même tempo, permet ainsi au pianiste de développer son jeu et de mettre en lumière sa lecture très personnelle. A mesure que la partition avance, les phrases s’épanouissent, l’accroissement du tempo étant ainsi plus marqué et sensible, la moindre fluctuation, la moindre accélération, jusqu’au plus infime rallentando laissant échapper un immense spectre dynamique. Le caractère élégiaque, hors du temps que revêt sous les doigts du virtuose cette introduction, fait progressivement place à une affirmation croissante qui trouve son apogée dans la descente en accords située à la fin de la prodigieuse cadence qui révèle une intrépide assurance. Kissin peu d’autant mieux briller dans ce mouvement qu’il se sait soutenu par un chef qui obtient de sa phalange un accompagnement indéfectible, magnifié par de splendides colorations et des effets parfaitement dosés et contrôlés.
Dès l’introduction du second mouvement « Intermezzo – adagio » dans laquelle Noseda souligne la chaleur des cordes et prépare son orchestre à quelques brefs moments de repos plus sombres et plus troublés, le jeu du pianiste parait toujours plus confiant et libéré. Patient, frémissant et déterminé, ce dernier fait preuve d’une extraordinaire maturité avant de partir à l’assaut du dernier mouvement. Lancé à la fin de l’intermezzo avec une exaltation et une articulation inouïe, Kissin semble pris alors d’une fièvre soudaine propagée à l’ensemble de l’orchestre que Noseda ne va pas lâcher. Pendant ce finale survolté, à l’architecture savante, le pianiste tendu, comme sur un fil, savoure chaque note, heureux de respirer et de vivre cette musique en osmose avec un chef qui répond à chacune de ses sollicitations et rebondit à chaque proposition. Kissin déclenche ainsi jusqu’au vertige, un incendie de virtuosité lorsque débute la dernière section vivace, après avoir laissé son piano déclamer librement et donné l’impression qu’il avait osé improviser.
Son interprétation accueillie par un tonnerre d’applaudissements a poussé le musicien à revenir avec un premier bis magnifique, une courte pièce aussi intense que tranchante signée du compositeur Alexander Kreïn, suivi par une mazurka et une valse de ce cher Chopin, d’une éclatante simplicité.
Moins célèbre que les symphonies dites de la maturité, la toute première de Tchaïkovski intitulée « Rêves d’hiver » était proposée en seconde partie. A l’opposé de la version ouvertement pompeuse et grandiloquente défendue en son temps par ce démiurge de Karajan (avec le Berliner Philharmoniker /DG), la direction de Noseda n’en est que plus touchante, ce dernier laissant apparaitre sa maitrise totale de la forme en parvenant à recréer un univers imagé subtilement dessiné d’où se dégagent les influences de Schumann et de Mendelssohn. Sous sa conduite ductile et ouvragée, cette musique qui suggère plus qu’elle n’affirme, dépeint des paysages de l’âme nés de l’imagination d’un voyageur, au sein d’une nature grandiose et enneigée. Soulignant chaque détail avec un souci constant (ah cette sensation de scintillement dûe aux reflets du soleil sur la neige, ces campaniles lointains, cette impression d’espace immaculé…), Noseda conte avec élégance et raffinement les divers épisodes mis en musique : du « Rêve d’un voyage d’hiver », à la « Terre désolée », jusqu’à cet « Andante lugubre » où chaque motifs instrumental est illustré avec délicatesse, les membres de l’orchestre se faisant tour à tour féériques, romantiques ou dramatiques, mais toujours en conscience avec cette pudeur, cette droiture et cette vérité psychologique qui caractérise la lecture d’un grand chef. Un concert inoubliable.