Prix Goncourt en 2006, Les Bienveillantes de Jonathan Littell est ce que l'on peut appeler un ouvrage monstrueux, tant par ses dimensions que par ses thématiques. Au fil de plus de 1000 pages de récit se déploie le destin de Maximilien Aue, discret directeur d'une entreprise de dentelles dans le Nord de la France dont la personnalité se découvre à travers un fil narratif dévidé à la première personne. Le texte sublime par la rigueur et l'ultra précision des détails historiques qui souligne la machinerie l'implacable indolence administrative d'une Solution Finale décrite du point de vue des officiants et non des victimes. Le titre-même fait allusion à ces Euménides (ou Erinyes) qui harcèlent Oreste dans la tragédie d'Eschyle. Après l'avoir libéré du joug de leur vengeance, Athéna transforme ces Furies en Semnai, Vénérables ou Euménides, déesses bienveillantes d'Athènes.
Cette matrice mythologique sous-tend le récit de Littell et fait éclater la structure narrative dans plusieurs directions, à la fois paradoxales et complémentaires. Le récit-fiction évoque la personnalité falote et monstrueuse de cette petite main du nazisme. Ce faisant, il donne à l'histoire individuelle d'un quasi anonyme, une dimension universelle doublée d'une réflexion sur le Mal et ses origines. Le roman est divisé en sept sections qui font référence à des mouvements d'œuvre de musique du XVIIIe siècle, en particulier les œuvres pour clavier Jean-Philippe Rameau : toccata, allemande I et II, courante, sarabande, menuet en rondeaux, air et gigue. Cette touche de légèreté et de grâce tranche avec la crudité et l'hyperréalisme des descriptions des meurtres de masse durant la période où Aue est engagé dans la Wehrmacht sur le front de l'Est. Contrairement au roman de Robert Merle (La Mort est mon métier), l'ouvrage de Jonathan Littell ne s'embarrasse d'aucun arrière-plan moral pour s'en tenir froidement au seul point de vue de l'officier SS, souvent observateur méticuleux de scènes qui font inévitablement de lui un coupable désigné. Il est intéressant de voir à ce sujet combien la monstruosité ne se borne pas à cette simple dénomination de criminel de guerre. Littell en fait un concept plus large à travers la complexité d'un personnage homosexuel, père de famille, engagé politiquement, sans scrupule et sans désarroi moral… Aue est physiquement traversé par les symptômes de ses propres paradoxes comportementaux : somatisant à chaque étape de son parcours, il multiplie les vomissements et les diarrhées.
On peut se demander dans quelle mesure un tel sujet peut aujourd'hui faire l'objet d'une adaptation sur une scène lyrique. En réalité, les questions qui se posent sont les mêmes qui surgissaient au moment de la parution du roman : faire de l'indicible et de l'ignoble la matière esthétique d'une œuvre d'art. Qu'on soit amateur ou détracteur de son travail, le choix de Calixto Bieito semble évident pour relever un tel défi. La lecture qu'il donne de ce drame contemporain entre en parfaite osmose avec la beauté abrupte de la partition imaginée par Hèctor Parra. Construite sur le principe d'un récit circulaire, la narration débute entre les murs immaculés d'une pièce éclairée par de violents néons. Assis au milieu de la pièce, Maximilien Aue en complet cravate raconte son passé dans les rangs des Einsatzgruppen, puis à Stalingrad et dans les dernières heures du IIIe Reich à Berlin. Ce meurtrier en col blanc parle d'Auschwitz, de l'extermination des juifs de l'Est… d'un ton calme et posé. Dans ce blanc immaculé, la souillure physique et morale fait son apparition ; par petites touches au départ, lorsqu'un trio féminin avance lentement, chacune tenant une poignée de boue qui laisse une trace sur le sol. Bieito revient à ce procédé qu'il avait utilisé dans Die Soldaten de Zimmermann : accentuer par la présence d'une couleur (pastel) ou d'un personnage innocent (femme ou enfant), l'irruption d'un flot de boue et de merde qui fait hurler de peur et de dégoût.
La grande force de cette mise en scène réside précisément dans le fait que Bieito n'a pas besoin de montrer un uniforme de la SS ou une étoile jaune pour décrire ce qui se passe au moment exact où se déroulent les scènes. Ce procédé est d'autant plus percutant que le spectateur est saturé par les détails et la cruauté des événements historiques auxquelles le livret fait allusion. Dans ce contexte, la simple vue d'un manteau un peu trop long ou d'une coiffure gominée, suffit à caractériser immédiatement les personnages. De la même manière, il est très caractéristique chez Bieito de montrer la multiplication ou contamination d'un geste réalisé par un personnage à l'ensemble des personnages présents sur la scène. C'est ici le cas de Max Aue, crispé de douleur et de plaisir dans l'action de déféquer, emblème dérisoire d'une personnalité proche du delirium tremens (qui rappelle la scandaleuse première scène de Ballo in Maschera où Bieito montrait des politiciens assis sur le trône). Dans le décor irrémédiablement souillé, s'accumulent les traces et l'empilement des scènes qui hantent l'esprit de Aue sans qu'il exprime jamais verbalement le moindre remords. Calixto Bieito illustre – plus puissamment encore que dans Lear de Reimann – la lente décomposition mentale de son personnage principal et le basculement du monde qui l'entoure.
Le livret de Händl Klaus accorde une place centrale à la figure de Una, la sœur avec laquelle Maximilien entretient une relation incestueuse qui n'est pas sans rappeler l'union des jumeaux Siegmund et Sieglinde, version infernale. Bieito montre la progéniture de ce couple maudit à travers deux vrais frères jumeaux – qui semblent échappés du Shining de Kubrick et dessinent sur les murs souillés d'excréments des graffitis innocents… Cette scène débouche sur le meurtre du beau-père et de la mère de Aue – meurtre que le roman n'explique pas vraiment. Plus l'histoire avance, plus le chevauchement entre la guerre et la vie personnelle se chevauchent. Maximilien fuit les détectives Clemens et Weser et souhaite retrouver Una, qui est maintenant mariée, en cédant à de nombreux fantasmes sexuels tant que cela est encore possible. Dans la partie "Menuets en rondeaux", la scène se déroulant dans le camp d'Auschwitz montre le fonctionnaire Maximilien Aue, tamponnant ce qu'on imagine être des rapports et des documents administratifs liés à la gestion de l'extermination des déportés.
Tandis qu'on asperge la scène de fumée, le bruit sec du tampon-encreur sur le papier glace littéralement d'effroi. Au moment où chute Berlin et le IIIe Reich, il réussit à voler l'uniforme et l'identité d'un soldat français décédé. Sans laisser de trace et sans procès, Max peut commencer une nouvelle vie en France. Bieito montre à la toute fin de l'opéra, un très signifiant pommeau de douche qui descend des cintres tandis que le personnage se dénude et, très métaphoriquement, se purifie de ses souillures. La purification n'est que relative, plus proche du lavement des mains de Ponce Pilate que des ablutions rituelles avec de l'eau lustrale. Dans la grammaire de Calixto Bieito, ce geste terminal est le symétrique inverse du seau de sang et d'immondices qu'on verse sur Marie à la toute fin de Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann.
Après avoir essuyé les refus de Ian Bostridge et Kurt Streit pour le rôle de Max Aue, la production s'est orientée sur le ténor américain Peter Tantsits. La densité du jeu et l'abattage scénique sont à la hauteur d'un défi qu'aucun chanteur n'aura eu sans doute à relever dans sa carrière. Il rejoint dans notre souvenir la performance de Susanne Elmark dans Die Soldaten mis en scène par le même Calixto Bieito ((À Zürich puis Berlin)). Pendant plus de trois heures, Peter Tantsits réalise des prouesses de précision dans les nuances et le phrasé, s'accordant à la perfection avec Rachel Harnisch qui incarne Una, une sœur jumelle prise entre perversité et victime sacrificielle. Peu importe si Natascha Petrinsky surligne ses interventions en Héloïse Aue, au risque d'amoindrir la ligne tendue et vibrée de David Alegret (Aristide Moreau). Günter Papendell (Thomas Hauser) est remarquable de tenue et d'élégance, contrastant avec la brutalité d'un Claudio Otelli (Blobel et Hohenegg). Le quatuor Hanne Roos, Maria Fiselier, Denzil Delaere et Kris Belligh, est parfaitement équilibré dans ce rôle multiple de chœur grec.
Le compositeur catalan Hèctor Parra se passionne pour un nombre infini de sujets aussi divers que la peinture, les sciences et la philosophie. Il est l'auteur d'un opéra avec électronique écrit en collaboration avec la physicienne Lisa Randall (Hypermusic prologue – 2008) et signe plus récemment une pièce pour orchestre symphonique (Inscape) en lien avec l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet. Créé lors de l'édition 2015 du festival de Schwetzingen, son opéra Wilde regroupait déjà les acteurs qui font aujourd'hui la réussite des Bienveillantes : livret de Händl Klaus, mise en scène de Calixto Bieito et direction musicale de Peter Rundel. La partition regorge d'effets, de miroitement, de folles échappées qui font se succéder des accords ciselés avec des passages nettement polyphoniques comme cette discrète allusion à la suite baroque au chapitre Sarabande pendant laquelle un piano descend des cintres et l'interprète joue en suspension au-dessus de la scène. Dans ce pandémonium sonore émergent les figures noires des Passions de Bach, de l'immolation de Brünnhilde, de l'Internationale, de la 7e de Bruckner… autant de reflets d'un prisme-maelstrom qui entraîne l'écoute vers un centre à la fois fascinant et terrifiant. La musique impressionne par sa capacité à rendre à flux tendu le lyrisme délirant du texte de Littell, avec quelques utilisations parcimonieuses de l'électronique et le recours ponctuel à une bande enregistrée pour rendre les réflexions du personnage principal. La voix parlée reprend le dessus, mais on n'entend plus de la même manière la musique de mots surgissant après tant de péripéties et d'horreur. Peter Rundel réussit à tirer du Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen, un discours âpre et mordant, laissant le plateau prendre ses marques dans cette chair sonore, tour à tour expressive, éclatante et silencieuse.