"Ballets russes" – Ciné-concert d'après Igor Stravinsky

L'oiseau de feu, créé le 25 juin 1910 à l'Opéra de Paris
Petrouchka, créé le 13 juin 1911 au Théâtre du châtelet, Paris, version révisée de 1947
Le sacre du printemps, créé le 29 mai 1913 au théâtre des Champs-Élysées, paris

Direction musicale : Klaus Mäkelä

Avec des films de Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et Evangelina Kranioti

Espace et lumière : Urs Schönebaum
Piano : Giorgi Gigashvili

Orchestre de Paris

 

FILM L'OISEAU DE FEU

Réalisation : Rebecca Zlotowski
Montage : Géraldine Mangenot
Production : Les Films Velvet
Producteur : Frédéric Jouve
Productrice associée : Marie Lecoq

FILM PETROUCHKA

Réalisation : Bertrand Mandico
Interprètes : Nathalie Richard, Clara Benador, Yuming Hey, Ekaterina Ozhiganova, Elina Löwensohn, David Noir, Lalla Morte, Yoko Higashi, Christophe Bier
Directeur de la photographie : Nicolas Eveilleau
Montage : Laure Saint-Marc
Décors : Yann Dury
Costumes : Naomi Ollivier

FILM LE SACRE DU PRINTEMPS

Réalisation, direction de la photographie : Evangelia Kranioti
Interprètes : Anisha, Welldona Mirifica, Lucilene Veloso, Gaby, Carmen Vibeke

Reprise à la Philharmonie de Paris les 6 et 7 septembre et les 28 et 29 février

Vitrolles, Stadium, le 7 juillet 2023, 20h

Après Résurrection de Romeo Castellucci, le Festival d'Aix-en-Provence investit le Stadium de Vitrolles pour un nouveau défi – plus consensuel – consistant à donner en intégralité L’Oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps – les trois ballets que Stravinsky avait écrits pour les Ballets russes, accompagnés par trois créations cinématographiques signées Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et Evangelia Kranioti. La greffe ne prend pas tout à fait dans la mesure où, pour des raisons différentes, les films sont phagocytés par l'énergie musicale et les thématiques des partitions. Klaus Mäkelä porte à bout de bras ce projet délirant à la tête de l'Orchestre de Paris. Son interprétation est remarquable et d'une sincérité de ton qui mérite à elle seule les compliments, malgré les faiblesses inhérentes aux conditions du concert et à la dimension déraisonnable du projet. 

Pour la deuxième année consécutive, le Festival d'Aix-en-Provence investit l'espace original du Stadium de Vitrolles. Construit par Rudy Ricciotti, ce cube de béton noir posé en bordure d'autoroute contraste visuellement avec les coulées écarlates de l'ancienne exploitation de bauxite qui dessinent un décor insolite en dehors de toute réalité. C'est cette atmosphère de fin du monde qui avait inspiré à Romeo Castellucci son inoubliable spectacle "Résurrection", d'après la 2e Symphonie de Mahler avec l'Orchestre de Paris sous la direction d'Esa Pekka Salonen. La phalange parisienne revient dans le même lieu, accompagnée par son directeur musical Klaus Mäkelä dans un projet imaginé à l'origine par son compatriote – interpréter dans une même soirée les trois ballets que Igor Stravinsky avait composés pour les Ballets russes : L'Oiseau de feu, Petrouchka et le Sacre du Printemps.

La première surprise vient de l'acoustique du Stadium avec un orchestre placé directement sur le plateau (et non plus en fosse avec un dispositif d'amplification comme l'an dernier). On oublie rapidement que la salle avait été prévue à l'origine pour accueillir des manifestations sportives et des spectacles rock. La proportion naturelle de l'orchestre est perceptible dès les premiers accords – une qualité due en partie à la présence d'un grand panneau réflecteur qui concentre et détaille le volume sonore au point de distinguer les pupitres solistes et les ensembles.

L'autre originalité, c'est ce concept de "ciné-concert" qui permet d'inscrire chaque partie de ce triptyque sur un fond d'images cinématographiques projetées sur le grand écran central au-dessus de l'orchestre. Les vidéastes Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et Evangelia Kranioti ont imaginé trois univers très contrastés et très différents pour accompagner la musique de Stravinsky. Le résultat oscille entre esthétique chic et imaginaire débridé, avec pour les trois une qualité de réalisation irréprochable mais pas toujours bouleversante dans l'effet produit.

"L'Oiseau de feu" ouvre la soirée, avec à l'écran un court-métrage imaginé par Rebecca Zlotowski à partir des rushes de son film "Planétarium", sorti dans les salles en 2006. La berceuse inspirée par la danse des jeunes filles dans le jardin aux pommes d'or servait de générique à ce film – un trait d'union musical qui a permis à la réalisatrice de monter les images inédites en une suite de séquences plus ou moins synchronisées à l'alternance des  climats de la musique de Stravinsky. Difficile en effet de relier le destin de ces deux spirites américaines, les sœurs Kate et Laura Barlow, avec le conte traditionnel russe. En tête de ce cast très haut de gamme, Natalie Portman et Lily-Rose Depp sont captées avec un luxe de gros plans dont l'esthétique et le grain sidèrent le regard à chaque plan. Le producteur (joué par Emmanuel Salinger) les soumet à une expérience scientifique cherchant à capturer sur pellicule le "fantôme" avec lequel elles sont en relation lors de leurs séances paranormales. Cette vague allusion au sorcier Kochtcheï ne parvient pas à donner de l'intérêt à ce mince argument. On est ici face à un luxe inouï de costumes et d'accessoires mais montrer une colombe dans une cage ne suffit pas à nous satisfaire… On est presque surpris à la fin de ne pas voir apparaître sur la dernière image du film le nom d'un parfumeur ou d'un grand couturier.

Plus étonnant, le travail de Bertrand Mandico fait de Petrouchka une fable visuelle entre séquences dystopique et film d'animation. Ce lauréat du prix FIPRESCI de la critique internationale au festival international de Locarno divise l'écran en deux images légèrement désynchronisées afin de créer un sentiment de trouble au premier regard. La foire du carnaval de Saint-Pétersbourg est déplacée dans les souterrains en ruine où l'on vient se réfugier comme à l'intérieur d'un immense blockhaus pour échapper à un univers extérieur hostile ou un bombardement pendant un conflit armé. Petrouchka, le Maure et la ballerine sont les trois mannequins d'un improbable défilé de mode. Les costumes et les maquillages font penser à un futurisme dessiné par Enki Bilal, façon apocalypse et hiver nucléaire. Le fil narratif y est volontairement perturbé par de longs gros plans qui captent les réactions des témoins de ce défilé, avec au centre, la pastille blanche dans la bouche de Petrouchka, quelque part entre suicide et prise de LSD. Déglingué et déjanté, ce film a au moins le mérite de faire exister la question de la création cinématographique à la fois comme support et défi lancé à la musique.

Le Sacre du printemps d'Evangelina Kranioti, nous transporte dans une suite d'images en très haute définition qui nous font passer en quelques plans de l'Arctique au désert marocain, du Brésil au Canada. La vidéaste grecque imagine au premier degré cette "Adoration de la Terre" qui se change progressivement en rituel profane et délire sacré. La violence des sentiments éclate à chaque seconde, confrontant la folie des hommes avec l'ampleur démesurée d'une nature qu'ils contribuent largement à détruire. Entre les paradis artificiels du crack et les plans larges montrant une nature inviolée, le spectateur se fraie mentalement un chemin pour superposer les rondes printanières ou la glorification de l'élue… L'argument est pourtant assez lisible, puisant dans les fêtes de carnaval au Brésil comme arrière-fond symbolique à une danse sacrale qui montre une élue qu'on prépare au sacrifice comme chez les anciens peuples indigènes. La cohabitation de cette idée avec celle d'un monde moderne promis à sa propre perte achève de résumer un propos qui a au moins le mérite d'être efficace visuellement.

Le défi pour l'Orchestre de Paris est avant tout de tenir "physiquement" le choc de ces trois partitions enchaînées avec des entractes très courts et dans la fournaise d'un Stadium trop faiblement climatisé. Klaus Mäkelä porte admirablement ce projet, même si des chutes de tension sont clairement perceptibles – en particulier dans Petrouchka avec une petite harmonie moins brillante et précise que dans les deux autres volets. Les deux premiers tableaux n'ont pas l'énergie et le brio suffisants pour emporter l'adhésion. De la même manière, la série assez molle des danses qui précèdent l'affrontement du Maure et Petrouchka manquent cruellement de vigueur. D'une manière générale, on notera que le phrasé et les tempis retenus par Mäkelä dans ce triptyque n'ont pas le côté anguleux et pulsé qui inscrit Stravinsky dans une lecture strictement objectiviste. Le geste déroule au contraire une vision large et souple, qui cherche inconsciemment à tisser musicalement le lien que l'écran s'échine parfois à contourner… Éminemment cinématographique dans son approche, le chef finlandais met parfaitement en valeur les sections les plus romantiques comme cette danse de l'Oiseau de feu où la clarinette picore les traits de flûte, ou bien encore dans cet épanchement sonore qui baigne la scène de l'apparition des treize princesses. La rudesse très noire des motifs de Kochtcheï sont adoucis par la présence impeccable du cor d'André Cazalet – qui fera ses adieux à l'orchestre la fin de cette série. Son intervention à la toute fin de l'Oiseau de feu est pour le spectateur, un souvenir à garder précieusement. Le Sacre arrive un peu en fin de course, avec des musiciens qui donnent tout mais qui ne peuvent lutter contre la dimension déraisonnable du projet. La texture des cordes s'amincit dans le Cortège du Sage dans le cercle mystérieux des adolescentes, mettant à nu momentanément un manque d'homogénéité qui retrouve de la vigueur et de la rutilance dans la dernière section. L'expérience de ce "ciné-concert" n'est pas dénuée de sens mais prête le flanc aux insuffisances de propositions cinématographiques trop illustratives et trop neutres pour convaincre dans cette rencontre sous haute tension entre l'image et la musique.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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