« Nous travaillions déjà, Matisse et moi, dès 1898, dans ce qu’on appela plus tard la manière ‘fauve’ ; nous étions les deux seuls peintres à nous exprimer par tons purs ». Cette déclaration d’Henri Marquet justifie le propos de la nouvelle exposition présentée à Martigny par la fondation Gianadda. On pourrait en effet, au premier abord, s’étonner de la présence de certaines œuvres datant de la charnière entre XIXe et XXe siècle, d’aspect étonnamment sage, parfois. On pourra aussi regretter certaines absences : Braque, qui fut pourtant un grand fauve, même s’il ne le fut qu’au cours de l’année 1906, est évoqué ici par une seule toile ; plus surprenant encore, sur les onze numéros que totalise Matisse au catalogue, six sont des dessins, au crayon ou à l’encre de Chine, autrement dit, des œuvres en noir et blanc pour refléter la production de celui qu’on accusa d’avoir jeté « un pot de peinture à la figure du public » (notons au passage combien l’histoire de l’art aime à se répéter, puisque cette formule était déjà, en 1877, celle que Ruskin avait employée pour dénoncer ce qu’il considérait comme l’imposture de Whistler exposant à Londres son Nocturne en noir et or, vision d’un feu d’artifice à la limite de l’abstraction). L’explication est simple : après la période chaotique de la pandémie, cette exposition a été montée en un temps record, en s’appuyant très majoritairement – une centaine d’œuvres sur les cent vingt présentées – sur la collection du Musée d’art moderne de la ville de Paris. Dès lors, on comprend que même en complétant par quelques emprunts ici et là, à des collections françaises et suisses, publiques ou privées, l’ambition ne pouvait être encyclopédique, d’autant que d’autres manifestations autour du fauvisme se préparaient en même temps. Ce que propose donc la fondation Gianadda ne prétend donc pas offrir un résumé exhaustif d’un moment de l’art qui serait borné par sa naissance tout auréolée de scandale délibéré, au Salon d’Automne de 1905, et à l’autre bout par son rapide évanouissement, presque plus aucun artiste ne peignant « fauve » en 1909. Même si elle se fonde sur les richesses et les limites propres au fonds détenu par le MAMVP, cette manifestation s’appuie sur une démarche légitime et, par bien des côtés, plus intéressante que la simple reconstitution de trois années de salons parisiens, puisqu’elle traduit davantage un processus qui s’étala sur une décennie entière, donnant à voir les liens d’amitié unissant les fauves les plus convaincus aux moins hardis, les plus célèbres aux plus confidentiels, sans oublier quelques contemporains avec qui ils partagèrent certaines sources d’inspiration ou une sensibilité particulière.
1898–1908, donc, telle serait la période couverte par cette exposition, qui déborde même un peu au-delà, avec des toiles produites vers 1910 ou même vers 1914. Cette fourchette large est l’occasion de suivre à merveille l’évolution d’un peintre comme Marquet, sans doute le moins téméraire des fauves, le plus attaché à des valeurs comme la perspective et à la profondeur de champ, là où ses collègues s’adonnaient avec ardeur à la bidimensionnalité. On part du sobre et sombre Portrait et Pierre Moullet pour aboutir à deux vues de la Seine à la palette bien éclaircie mais assez peu différente de celle des impressionnistes, mais surtout, le parcours de l’artiste se résume parfaitement en trois nus saisis dans l’atelier : avec son éclatant fond vert, le Nu à l’étagère de 1898, don de la fondation Gianadda au MAMVP, donne raison à Marquet lorsqu’il déclare avoir été fauve dès cette année-là, même s’il l’est beaucoup plus en 1905 avec Matisse dans l’atelier de Manguin, où un nu aux contours marqués d’un liseré noir se détache sur une juxtaposition de touches faisant voisiner le rose et le vert, la trajectoire s’achevant avec le Nu à contre-jour peint vers 1909–1911, où l’on reconnaît la gamme de couleurs très réduite et les formes simplifiées que Marquet pratiquerait ensuite jusqu’à la fin de sa vie. Le constat est le même chez Camoin, dont on mesure en deux toiles le cheminement qui l’a mené d’un art proche de Vuillard (Portrait de ma mère dans son salon, 1897), à une peinture un peu plus audacieuse, par le sujet comme par la touche (La fille endormie, 1905). Même remarque avec Van Dongen, dont les Personnages de 1901 semblent imiter le trait d’un Toulouse-Lautrec, alors que les Deux femmes de 1913 révèlent déjà le portraitiste mondain, ayant digéré les audaces fauves dans cette image aussi innocente qu’une gravure de mode illustrant les robes de Callot Sœurs ou de Poiret.
Derain s’impose avec une série d’œuvres magistrales, des paysages bien sûr, mais pas seulement, puisque l’on voit dès la première salle ses stupéfiants Trois personnages assis dans l’herbe, d’une hardiesse de couleurs qui supporte la comparaison avec celle de ses contemporains d’outre-Rhin – Die Brücke fut fondé en 1905, un dessin de Kirchner nous le rappelle. Autre grand gagnant, Dufy, dont Matisse voyait d’un mauvais œil le rattachement aux fauves, pourtant incontestable dès 1905 avec un admirable Paysage de Provence, où la couleur supplante déjà le dessin en tant que principe organisateur, l’artiste évoluant bientôt dans une autre direction : après L’Apéritif, dont les arrondis omniprésents préfigurent Delaunay, la gamme chromatique se réduit et le trait s’affirme dans le cézannien Paysage de Vence (1908–1913). L’autodidacte Vlaminck fait le grand écart entre ses éblouissantes Berges de la Seine à Chatou de 1906, et sa très terne et raide Forêt de 1910, son art étant surtout évoqué par une dizaine de céramiques peintes, vases ou assiettes. Si aucune des toiles de Vlaminck ne figurait parmi celles qui eurent l’honneur d’être reproduite dans L’Illustration le 4 novembre 1905, il n’en allait pas de même de Jean Puy, aujourd’hui bien négligé, mais présent à Martigny avec une superbe Faunesse endormie et deux plats peints. Rouault domine, avec vingt et un numéros au catalogue, même si l’on soupçonne que tous n’ont finalement pas pu être retenus lors de l’accrochage ; fauve, il le fut par la brutalité de son art, beaucoup moins par sa palette – mais chaque Fauve avait son propre rapport à la couleur, et l’on ne trouverait guère de ressemblances entre la vibration pointilliste de Valtat et les aplats cernés de Manguin.
L’exposition se conclut en abordant un aspect que l’on pourrait oublier : la tentation de l’allégorie, bien présente chez Matisse et Derain, ici évoquée à travers les Baigneuses de ce dernier (1905), superbe aquarelle réunissant des personnages réduits à un contour coloré, et avec ses autres Baigneuses plus tardives, qui tendent vers le cubisme (Picasso et Braque n’étaient pas les seuls à être influencés par les arts africains et océaniens, plusieurs exemples nous le rappellent). Allégorie encore chez Friesz dont on voit, outre ses vues de Honfleur ou d’Anvers, le traitement en 1908 de deux sujets dignes de Puvis de Chavannes : Le Printemps et L’Automne, témoignages de toute la diversité d’une mouvance dont rend bien compte l’exposition de Martigny.