Le propos de Calixto Bieito est assez simple et se lit d’autant plus fortement dans la version concentrée de 1869, qui se clôt sur la mort de Boris. Dès que vous accédez au pouvoir, vous êtes en danger de le perdre, car alors tous les mécanismes d’envie, de jalousies se mettent en place pour essayer de vous fragiliser.
Mais toute accession au pouvoir s’accompagne de promesses, de turpitudes, de manipulations qui débouchent évidemment sur les inévitables compromissions pour s’y maintenir. C’est la danse des petites et grandes mafias. On sait combien Bieito s’intéresse à la question du pouvoir, de sa grandeur et de sa chute. Tout pouvoir porte en soi sa chute.
La version de 1869 est à cet effet une démonstration : dès le couronnement, Boris apparaît las, comme écrasé, presque déjà affaibli, sur sa tribune lointaine, dans ces brumes et cette obscurité (c’est un Boris totalement nocturne). Dans la version de 1872, l’acte polonais fait diversion, scénique et musicale : une musique faussement romantique (le duo avec Marina), sur un air de fête ou de légèreté qui tranche avec le côté sombre d’une Russie en proie aux déchirements. Sans l’acte polonais, c’est d’une certaine manière, the dark side of the Force.
Et Bieito insiste de manière très claire sur l’obscurité réelle et métaphorique qui sied à tout pouvoir quel qu’il soit.
Le peuple, dans les éditions précédentes, agitait des placards avec des photos de tous ceux qui à l’époque étaient au pouvoir, Poutine, bien sûr, mais aussi Sarkozy, Hollande, Barroso, Monti, Berlusconi, Blair, Cameron, Bush… ceux qui font rêver les peuples pour les laisser sur leur faim ensuite. De tous, seul aujourd’hui Poutine est encore au pouvoir et en cette reprise, il eût fallu le faire accompagner des malades shakespeariens récents les Trump ou les Bolsonaro, et tous les autres aussi… Entreprise difficile en temps de guerre en Ukraine, où Poutine a un statut très différent de ce qu’il avait en 2012… et dont les coupures pratiquées dans Guerre et Paix ont montré la nécessité de composer avec une réalité qui dépasse largement le théâtre, d’autant que pour Boris comme Guerre et Paix, les chanteurs russes sont en nombre important, cohabitant avec leurs collègues ukrainiens et si la guerre est là-bas, ici c’est la paix de l’art qui doit régner.
La Bayerische Staatsoper a donc opté cette fois pour des placards blancs, agités par la foule comme pour dire « n’importe qui fait l’affaire, tous les mêmes », comme une page à remplir avec son lot habituel et répétitif d’assoiffés de pouvoir et d’ambitions.
Le peuple, moins sollicité que dans la version 1872 où il ferme l’œuvre, ouvre ici le spectacle, avec ces êtres divers et agités, enfermés derrière une haie de policiers en armes qui les bousculent ou les matraquent (Bieito a utilisé le même type de vision dans la scène initiale pour son Otello à Bâle et Hambourg).
On retrouve cette violence insupportable quand Chouiski tient la main d’un enfant qui tue l’innocent (magnifique Kevin Conners).
Le peuple est tenu en laisse, contraint, manœuvré, et le pouvoir est loin… Cette vision d’un pouvoir déjà lointain acquis par des manœuvres, les manipulations et les pressions sur le peuple, est immédiatement terrible, sinistre, et en dit long hélas sur l’état de nos systèmes.
Il reste vrai que la vision Mousorgskienne d’une chute qui s’ouvre dès le triomphe est une vision qui convient à Bieito, et à nos temps troublés : dès le hiérarque élu ou imposé, quel qu’il soit, on pense à sa fin et à sa succession, ce fut le cas pour Biden, à cause de son âge, et comme c’est aussi le cas en France, où à peine l’élection présidentielle achevée en 2022, tout le monde politique pensait déjà (et c’est encore plus vrai aujourd’hui) à 2027.
Et pour Bieito, le (les) pouvoir (s), la puissance, est figurée par une masse métallique sombre, comme une forteresse, un navire, un cuirassé, masse menaçante et écrasante, telle le Château de Kafka, qui domine la scène comme un monstre.
Et cette masse sombre s’ouvre avec un système de pont-levis (d’où l’idée de forteresse, de pouvoir toujours protégé et toujours isolé) qui ouvre sur un intérieur confortable, et symbolique : un lit, un salon avec au fond une carte des possessions territoriales (visiblement le décorateur de la production de la Scala, Es Devlin, et le metteur en scène Kasper Holten s’en sont bien souvenus…), une salle de réunion, bref les espaces de l’exercice au quotidien, avec le Tsarévitch jouant avec le globe terrestre gonflable dans le salon et puis sur la terrasse, vague rappel du film de Chaplin « Le dictateur ».
Bieito donne à voir des images emblématiques, sans entrer dans le détail ou l’anecdotique, ainsi de la manière dont il traite Pimen et Grigori, comme surgis des profondeurs, d’une sorte de néant, comme le ver dans le fruit mûr. On retrouve cette dimension essentielle dans la scène de l’aubergiste, quand Grigori (le faux Dimitri) veut passer la frontière.
Cette scène est traitée comme une scène de rue, où le malfrat (Grigori) s’enfuit au nez et à la barbe de la police, dont les représentants sont tués par l’aubergiste. La montée au pouvoir commence dans les profondeurs de la rue, dans les rixes entre malfrats, au milieu des mendiants et dans une loi du plus fort née de la pauvreté… Bieito interroge évidemment le passé des dictateurs ici nés aux frontières de la pègre. Le cursus turpitudinum en quelque sorte.
Mais ce qui intéresse évidemment Calixto Bieito, c’est la concentration autour de Boris, comme il montre le lieu du pouvoir concentré dans une immense boite métallique, ce que je nommais plus haut la masse et donc les trois moments clés, le couronnement, la scène de la folie et la mort.
Dans ces trois moments, Boris le puissant fait face à Chouisky, celui qui l’a fait roi. En échange du pouvoir, voilà le Tsar dépendant d’autres, de groupes de pression, prêts à tout pour garder leurs privilèges, et donc prêts à lâcher celui qu’ils soutiennent. C’est un schéma politique observable chaque jour tous les pays et tous les régimes qui se termine souvent par le lâchage si ce n’est le lynchage.
Ainsi le tsar apparaît-il dès son discours initial éteint et contraint, sans doute écrasé par la manière dont il est arrivé au pouvoir, ayant (probablement) assassiné l’héritier légitime du trône.
La question de l’héritier est ce qui va occuper Boris, dans la scène de la folie d’abord où il interroge son fils sur les limites de son royaume, car l’obsession du pouvoir est aussi son maintien par-delà la mort : assurer la succession… Boris en sait quelque chose…
Puis lorsque Chouiski lui évoque le faux Dimitri, par la scène hallucinatoire qui suit et montre les forces obscures du doute et ses craintes inhérentes. Enfin, dans la scène finale, au moment de mourir, il appelle son fils, qui dans cette mise en scène est assassiné à son tour (étouffé) par le faux Dimitri arrivé aux portes du pouvoir.
Bieito fait se répéter l’histoire. Le meurtre ouvre les règnes, voilà la règle non écrite. Pendant que Chouiski et les boyards observent impavides ce tsar déjà déchu, qui émerge sous la table, pieds nus, et finit en criant je suis encore le tsar (« Я царь еще »), dans le vide abyssal d’un pouvoir qui déjà a fui ailleurs, là où les boyards vont « gérer » le nouveau maître.
La mise en scène de Bieito portée par deux chanteurs (Alexander Tsymbalyuk et Gerhard Siegel ) qui l’ont créée en 2013 garde une étonnante fraicheur, portée par une actualité qui hélas ne la dément pas.
C’est évidemment un des motifs qui par-delà les années, fait tenir droit ce travail, même avec de nouveaux venus au côté des anciens. Nous avons déjà évoqué l’innocent de Kevin Conners, membre historique de la troupe de Munich (qui a dû aussi remplacer Maxim Paster dans Guerre et paix et y apprendre le rôle de l’Abbé français) qui compose un innocent déchirant, les rôles féminins sont aussi bien tenus, Daria Proszek (Fjodor), Emily Pogorelc (Xenia) toutes deux membres de la troupe et Christina Bock (la nourrice), ont des voix bien projetées et assurées. Il en va de même pour l’aubergiste de Rose Naggar-Tremblay pour ses débuts dans cette maison, belle voix puissante et bonne actrice, sans oublier les autres rôles de complément particulièrement bien tenus, qui donnent à cette reprise une belle vigueur, Nikita Volkov (Nikitisch), Aleksey Kursanov (Boyard), Thomas Mole (Matiusha) et le vétéran de la troupe (depuis 2003) Christian Rieger en capitaine des gardes.
Sean Michael Plumb a repris avec une belle réussite le rôle de Chtchelkalov, timbre suave, beau phrasé, tenu à la création de la production par l’alors jeune Igor Golovatenko qui a fait du chemin depuis. Grigori, le faux Dimitri, est tenu avec une grande vaillance et une voix très énergique par Dmytro Popov qui remporte un juste succès justifié et face à lui le Pimen de Vitali Kowaljow, voix profonde, très expressive, très bien posée et projetée, surprend agréablement chez un chanteur quelquefois un peu décevant : son Pimen est ici très réussi et imposant.
Belle découverte que le jeune américain Ryan Speedo Green dans un Varlaam puissant, agile, plus jeune que d’habitude avec une voix de basse triomphante, sonore, dynamique. À suivre car on va sans doute vite en réentendre parler.
On connaît les qualités de phrasé et de diction de Gerhard Siegel, spécialiste des rôles de caractère, qui compose un Chouiski toujours glacial, au phrasé peut-être moins insinuant que jadis, mais toujours impressionnant dans son rôle de malfaisant à la voix large, assise, sonore.
Ildar Abdrazakov devait être ce Boris de festival, mais il a annulé « pour raisons familiales » et a été remplacé par le créateur du rôle dans cette production, Alexander TSymbalyuk, qui s’est en quelque sorte, remis facilement dans le costume, avec une composition subtile, d’abord retenue et en retrait, puis de plus en plus marquante. La voix a un timbre suave, une couleur moins sombre que certains autres Boris, mais remarquablement expressive. Il dit le texte avec une attention notable, avec une richesse de couleurs qui fait de son monologue final un très grand moment de théâtre diffusant une émotion toujours intacte. Ce Boris bouleversant, très concentré, très travaillé est inséparable de cette production, l’une des meilleures du répertoire actuel de Munich.
La prestation du chœur très sollicité en ces débuts de festival est en tous points exemplaire. Dirigé par David Cavelius, le chef des chœurs de la Komische Oper de Berlin, il a une présence et une force dramatique peu communes : la cure qu’il vient de faire avec plusieurs chefs de chœur différents l’a semble-t-il raffermi et chacune de ses prestations (on pense par exemple aussi à Guerre et Paix) surprend par une vigueur et un engagement renouvelés. C’est méritoire, et on vient d’apprendre la nomination pour la rentrée de leur nouveau chef de chœur, Christoph Heil, venu de la Staatsoper de Stuttgart.
En fosse, Vasily Petrenko, un des meilleurs chefs pour ce répertoire, qui a vraiment animé l’orchestre toujours excellent, avec des tempi un peu rapides quelquefois, mais une lecture claire, une limpidité qui permet d’entendre de nombreux détails de partition et surtout une approche toujours acérée, incisive, froide, qui correspond è cette version particulièrement sombre. Toujours tendu, sans jamais rein concéder au beau son ou à la complaisance, Vasily Petrenkjo livre une version rude, soucieuse de cohérence avec le plateau sans jamais le couvrir, tenant l’orchestre, évitant le son trop brillant ou trop fougueux. Une direction qui fait honneur à cette production décidément référentielle.
Nos deux précédents comptes rendus dans le Blog du Wanderer sur cette production :