Tandis que l’on s’installe, on remarque un plateau assez sobrement pensé : un module droit avec une enseigne lumineuse à la cime, dont la couleur varie en clignotant parfois, selon les « scénarios » proposés par le texte, et devant, quatre modules plus petits, droits, déplaçables ou sécables au centre du plateau. Une voix off – une de celles qu’on entend au fil des enchaînements – présente alors la grande absente : Anne, le personnage qui se dérobe continuellement aux yeux du public. Entité cachée ? Incarnation fragmentée parmi tous les comédiens ? Peut-être, parmi nous aussi, spectateurs ? Pas de réponse précise. Elle est cependant présentée comme « un personnage outil », celle qui permet finalement au théâtre d’avoir lieu. Celle qui est le support des réalités successives qui vont surgir sous les yeux des spectateurs, étourdis par ces changements sans lien apparents.
Les comédiens entrent en scène : ils sont au nombre de quatre et s’installent derrière les modules installés comme des pupitres face aux gradins. Deux hommes – Bertrand Beillot et Paul Camus – et deux femmes – Théodora Carla et Laetitia Mazzoleni elle-même. Portant tous un badge à la poitrine, ils semblent tous appartenir à une agence de communication, arborant un sourire figé. Trop carnassier pour être sincère évidemment. À la manière de ces communicants professionnels érigés souvent en modèles, si emblématiques d’une modernité déshumanisante et cynique. Ils vont alors entrer dans un sinistre ballet, faisant furieusement défiler les « dix-sept tableaux [de la pièce] à l’écriture très musicale ».
Anne, Annie, Anya, Anoushka… qu’importe ! Chaque séquence va la présenter tour à tour en tant que victime de guerre, amoureuse dans « la grande tragédie de l’amour », star du porno, terroriste, fille quelconque… Une véritable « Madame Tout-le-monde » somme toute, abolissant toute forme de singularité. Une authentique fille sans histoires car…elle n’en abrite aucune et trop à la fois. Anne ou l’anonymat parfait. Alternativement, elle subit, regarde, impulse la violence d’un monde qui l’a engendrée en fonction de ce qu’il est lui-même. Elle ne cesse de nous échapper et les prises de paroles sur scène accentuent en permanence cette sensation de seulement percevoir Anne dans un flou succédant à un autre flou, la rendant de plus en plus intangible. Le temps, les lieux, les événements se dilatent pour ne laisser qu’un masque porté par les quatre personnages sur scène, cela nous renvoyant peut-être à tous les masques que nous pouvons porter afin de tenter de nous soustraire à un présent impitoyable, enfermant chacun, chacune parfois dans un isolement difficile à supporter.
Comme de véritables professionnels de « la com’ », les personnages connaissent leur partition et jonglent avec le décor modulable comme avec les mots – injures comprises – qui ne semblent pas les atteindre, qui glissent sur eux pour mieux nous en faire sentir la dangerosité par moments. Les sourires deviennent carnassiers, les regards se durcissent, les éclats font entendre le grondements sourds d’un univers où l’asepsie ne sauvent de rien, surtout pas des autres. Tous dansent au rythme des morceaux divers qui s’élèvent, suivant des chorégraphies étudiées : la techno et ses basses pulsatiles, la salsa et ses variations entraînantes… La musique n’adoucit finalement pas du tout les mœurs. Au contraire. Elle peine à en cacher la disparition dans un univers gouverné par l’hybris.
« Nous parlons réalité » assènent les personnages pour confirmer que chaque « scénario » est une alternative conçue comme au fil de l’eau. Oui mais par quelle instance supérieure ? Comment s’y inscrit-on ? Quand est-on dépassé ? Nos vies d’aujourd’hui apparaissent comme autant de chausse-trappes faisant croire que nous les contrôlons, qu’elles nous appartiennent, que nous y agissons librement. Le texte de Martin Crimp se déploie implacablement et procède ainsi par dessillements. Ce que nous croyons stable et sain n’est que chimère : le monde moderne apparaît incompatible avec toute philanthropie, guidé aveuglément par les puissances de l’argent et les réflexes de consommation en tous genres.
Chaque séquence est reçue comme un uppercut mais cela n’empêche pas le rire et, vraiment désopilants, les comédiens de l’Agence de Fabrication Perpétuelle excellent dans l’absurde. Citons entre autres tableaux, le 7 intitulé « La nouvelle Anny » où, tandis que sur un fond de musique sans relief, Paul Camus et Laetitia Mazzoleni à jardin et à cour font mine de jouer de la cloche à percussion, Bertand Beillot monte à la tribune reconstituée avec les modules empilés au centre du plateau.
Il se trouve face au micro et fait l’article sur la nouvelle « Anny », voiture aussi performante qu’aberrante – oui, Anny peut être aussi un banal véhicule dernier cri. A l’avant-scène, Theodora Carla, absolument extraordinaire en surjouant la potiche allumée, enchaîne poses lascives et grotesques sur d’autres modules alignés au sol, et traduit simultanément le texte de son partenaire dans un espagnol parfait. Aussi terrible qu’irrésistible. Si nous sommes tous Anne alors autant en rire. C’est ce que semble suggérer l’auteur entre ses lignes, comme une forme d’accommodement devant l’inhumanité à l’œuvre.
La mise en scène de Sébastien Piron est redoutable d’efficacité et de simplicité. Faisant très clairement entendre le texte porté par des comédiens au jeu maîtrisé, à la présence aussi puissante qu’inquiétante, elle nous renvoie dans les cordes et on sort un peu groggy de la salle. La lumière du soleil montée au zénith dans la rue d’Amphoux est bien sûr aveuglante mais on semble disposé à plisser un peu plus les yeux que ce qu’il faudrait. Comme pour mieux voir encore notre monde en face.