Nous avions comme bon nombre de mélomanes, savouré à sa juste valeur le précédent album du ténor américain Michael Spyres, dans lequel ce musicien unique et déconcertant tentait de démontrer qu’un seul et même individu pouvait chanter à peu près tous les rôles, de tous les répertoires. Depuis ses débuts, Spyres mène une carrière étonnante ; là où tant d’autres se contentent d’avancer prudemment et d’aborder les uns après les autres les rôles, du plus léger au plus lourd, l’américain n’a jamais souhaité se conformer aux bons usages lyriques. Doté de moyens assez exceptionnels, celui-ci n’a cessé d’alterner les partitions et de brouiller les pistes, suivant son instinct et son chemin propre sans se limiter, bien décidé à aller où bon lui semble. Donizetti, Rossini, Mozart, quelques partitions oubliées ou peu chantées à cause de leurs difficultés La gazetta, Otello, Ermione, Ciro in Babilonia, Aureliano in Palmira, L’africaine, Les Huguenots, La clemenza di Tito…, Spyres de par sa versatilité n’a pas tardé à se faire connaitre, offrant des prestations éblouissantes, se jouant des tessitures en mêlant technique et audace, ses vocalises ébouriffantes, ses aigus stratosphériques, son endurance et la facilité de ses exécutions lui ayant très vite ouvert les portes des plus grands théâtres.
Phénomène, Michael Spyres est devenu en quelques années le ténor le plus surprenant de sa génération, en raison de la variété de ses choix (il a été récemment Mitridate, Hoffmann, Fidelio, Don José, Gualtiero, Le postillon de Lonjumeau, et prépare Lohengrin) et la conviction qu’il met à incarner sans la moindre inquiétude des personnages qu’aucun avant lui (ou si peu) n’avaient oser mélanger. Contra-ténor (amusant jeu de mot avec contrat, car oui il s’agit presque d’un pacte que semble avoir signé le chanteur avec les gardiens du temple), est un nouveau tour de force et avouons-le un coup de maitre.
Bien décidé à prouver à tous ceux qui en doutent qu’un ténor bien éduqué, intelligent et intrépide à la fois peut tout chanter, Spyres et son chef Francesco Corti à la tête du toujours sensible et réactif Pomo d’oro, nous embarque pour plus d’une heure de voyage en terre presque inconnue, un parcours chronologique qui nous fait passer du castrat vivaldien, aux baryténors puis aux ténors, nous montrant ainsi l’évolution des styles et des vocalités françaises et italiennes pendant la période baroque.
Une voix c’est avant tout un grain, associé à une couleur spécifique, particulière et immédiatement reconnaissable. Celle de Spyres n’est pas commune et c’est pourquoi elle est identifiable dès la première note. L’air de Bajazet « E il soffrirete » du Tamerlano de Haendel qui ouvre cet album après un court extrait du Persée de Lully, est à cet égard troublant car il est difficile de dire si cet homme est ténor ou baryton, tant sa voix surprend par sa largeur, son assise dans le medium, son ambitus et sa virtuosité. Nous l’avons dit, les airs présentés ici sont pour nombre d’entre eux des raretés signées Sarro, Mazzoni, Porpora, Hasse, Latilla, ou Galuppi – ces trois derniers sont enregistrés en première mondiale tout de même – et tous ne sont pas d’un intérêt musical renversant. L’aria d’Alessandro issu d’Alessandro nell’Indie « Vil trofeo d’un alma imbelle » de Galuppi est assez banal et n’inspire pas vraiment Spyres qui l’aborde plutôt de loin, celui de Neptune dans Nais « Cessez de ravager la terre » composé par Rameau est bien terne, comme celui de l’Antigono de Mazzoni « Tu m’involasti un regno » qui contient tout de même un phénoménal intervalle du fa dièse aigu au fa grave, assumé avec le plus grand éclat. A la tessiture un peu basse d’Artabano re de’ parti (Vivaldi) répond heureusement l’air à vocalises de Porpora extrait de son Germanico in Germania « Nocchier, che mai non vide l’orror della tempesta », dans lequel le chanteur excelle à restituer les effets de la tempête que seul un bon marin se doit d’avoir connu et celui d’Achile in Sciro de Sarro « Fra l’ombre un lampo solo » bluffant par l’homogénéité d’un instrument tout terrain. L’air de Siroe re di Persia de Latilla « Se il mio paterno amore » est sans doute le plus étourdissant, Spyres tenant le tempo ultra rapide de Corti sans baisser la garde et étalant avec vaillance l’étendue de ses vocalises dans des da capo à couper le souffle, pour notre plus grand plaisir. Malgré l’arrangement particulièrement détestable qui accompagne le célèbre « J’ai perdu mon Eurydice » de Gluck, le chanteur s’avère émouvant et crédible et demeure à un haut niveau dans Mitridate et son air d’entrée « Se di lauri ». Mais l’ombre de Rockwell Blake plane toujours au-dessus de l’air de Médor extrait du Roland de Piccini « En butte aux fureurs de l’orage » sommet de l’album d’airs d’opéras français dirigés par Patrick Fournillier publié chez Emi en 1994, de cet autre ténor américain magistral, que Spyres interprète sans ciller sans pour autant varier suffisamment les couleurs et animer la ligne.
Un disque quoiqu’il en soit à ne pas rater.