Créé le 12 juillet 1946 au festival de Glyndebourne, Le Viol de Lucrèce (The Rape of Lucretia) de Benjamin Britten inaugure la série (et le genre) des ouvrages que Britten baptisa "opéras de chambre" – une formule qu'il reprendra avec Albert Herring, Death in Venice et The Turn of the Screw qui tous, adoptent la structure d'une action avec personnages-action et personnage (ou entité) chargé du commentaire, comme l'évangéliste dans les Passions de Bach. Ce projet d'opéra de chambre tient compte également d'une dimension artistique et des circonstances sociales et économiques de l'immédiate après-guerre qui privait public et artistes d'une vie culturelle normale. Après le succès de Peter Grimes l'année précédente, Britten opta pour un sujet antique capable de traduire l'écho vibrant de la violence de la guerre et du cynisme des hommes.
L'épisode du viol et du suicide de Lucrèce s'inspire précisément des Fastes d'Ovide et de l'Histoire de Rome de Tite-Live. En 509 av. J.-C., Sextus Tarquin, fils de Tarquin le Superbe, roi de Rome, viole Lucretia (Lucrèce), la femme de Collatinus qui fait partie de l'entourage immédiat de son père. À la suite du viol, Lucrèce se suicide et son corps est exposé sur les marches du forum par Lucius Junius Brutus. Le peuple se révolte contre les Tarquins, ce qui met fin à la royauté et ouvre la période de la République romaine, avec Lucius Junius Brutus en premier consul. Cette histoire édifiante tient largement de la légende à visée politique car il était bon de faire croire au peuple que la première magistrature de la République romaine avait été occupée par un homme intègre qui bénéficiait du soutien populaire. Lucrèce incarnait le symbole de la femme chaste et vertueuse. Son viol devait illustrer les fondements de la morale politique et familiale dans la nouvelle Rome républicaine.
Le pacifiste Benjamin Britten trouve dans ce sujet un moyen d'exprimer sa révolte contre les enjeux qui conduisent à un conflit armé et ses conséquences destructrices. On retrouvera cette intention dans l'ajout in extremis de "l'épilogue chrétien" que nous commenterons plus loin. Sur le plan strictement musical, Britten défend ici le projet d'un opéra anglais à la façon d'une troisième voie capable de fuir la grandiloquence de l'opéra allemand et italien. L'esprit et la langue baroque sont au cœur de la démarche qu'il entreprend avec son librettiste Ronald Duncan pour recréer un modèle à la hauteur du Didon et Enée de Purcell.
Pour ce faire, il choisit de réduire son effectif à douze musiciens plus un chef assurant la basse continue au piano. L'action est chantée par un trio de voix d’hommes Collatinus (basse), Junius (baryton), Sextus Tarquin (baryton) et un trio de voix de femmes Lucrèce (contralto), Bianca (mezzo-soprano) et Lucia (soprano). À la symétrie de ce sextuor vocal, Britten ajoute deux solistes (ténor et soprano) jouant le rôle d'un chœur antique, assurant le commentaire psychologique de l'action. Cette présence antiquisante de deux coryphées donne au Viol de Lucrèce une couleur à la fois tragique et intemporelle, tandis que les six chanteurs rappellent ces ensembles de voix qui chantaient les madrigaux à la fin de la Renaissance en Italie comme en Grande-Bretagne – combinés à un effectif instrumental structuré sur la base d'un consort du XVIe-XVIIe.
L'argument du Viol de Lucrèce tient d'une dramaturgie et d'une violence très visuelles qui n'ont pas manqué d'inspirer des générations de peintres, de Titien à Rubens, le Tintoret, Durer, Cranach etc. L'œuvre puise également sa source dans une dimension très littéraire. Le librettiste Ronald Duncan a adapté la pièce éponyme que le dramaturge français André Obey avait créée en 1931 au Théâtre du Vieux Colombier par la Compagnie des Quinze de Jacques Copeau. Remaniant profondément le texte dans sa forme et dans sa structure, Duncan a concentré les quatre actes de la pièce d'Obey en deux actes avec un épilogue ajouté à la dernière minute à la demande de Britten. Ces modifications ont eu pour résultat de transformer la prose en imposant un rythme plus lent dans les dialogues et en ménageant dans l'espace dramatique des monologues qui permettent une conversion de la parole en chant sur le modèle d'une prosodie héritée du modèle Purcellien. La concision du drame s'exprime ici par des rythmes libres, soutenus par des harmonies parfois discordantes, de longues mélodies avec des répétitions de bribes de phrases.
La compagnie des Quinze défendait un théâtre très marqué par son époque, un théâtre social cherchant à aller à la rencontre d’un large public avec une dimension ouvertement didactique. La présence du chœur homme et femme s'explique par la commande passée par Copeau à André Obey d'une pièce avec deux acteurs confirmés (nommés "récitants") encadrant une troupe de jeunes formant la Compagnie des Quinze. Britten et Duncan conservent cette atmosphère de théâtre grec, qui permet à cet équivalent du coryphée de détailler le contexte de l’histoire et d'exprimer la tension psychologique des moments et des personnages en proie à leurs pulsions.
Ce caractère fortement littéraire, voire antiquisant, de tous ces éléments pose la question de leur intégration au cœur de la mise en scène. Le choix d'Anne Delbée se justifie par l'adéquation de son travail avec la tragédie antique et sa longue pratique du théâtre parlé. Très proche d'Antoine Vitez, Maurice Béjart ou Patrice Chéreau, elle est cependant moins coutumière des scènes d'opéras. On relève une collaboration avec Georges Aperghis dans le cadre d'un théâtre musical et les mises en scène Traviata, Don Giovanni et le Chevalier à la Rose à la fin des années 1980. En 2019, Christophe Ghristi lui confie la Norma de Bellini au Théâtre du Capitole. Fille du décorateur de Jean-Louis Barrault, elle eut l'occasion de voir en 1961 la reprise du Viol de Lucrèce avec Madeleine Renaud et Jean Desailly en récitants ((https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf89000512/extrait-de-le-viol-de-lucrece-et-interview-de-jl-barrault-et-andre-obey)).
Conçue avant la crise sanitaire, sa mise en scène a été élaborée en étroite relation avec le décorateur Hernán Peñuela. Tous deux ont imaginé un théâtre très symbolique, avec une action qui se développe sur un plan incliné imitant le pont d'un navire avec un mât et des voiles déchirées. Ce lointain écho du Radeau de la Méduse concentre l'idée d'un monde sur point de basculer, avec des personnages qui ressemblent à ces naufragés errant à la surface d'un océan qui menace de les engloutir. Le pouvoir finissant des Tarquins sert de soubassement thématique à cet univers théâtral où domine à l'arrière-fond et posé à l'horizontale, l'immense buste de Julien de Médicis, sculpté par Michelangelo pour la Sagrestia Nuova de Florence. La victime de la conspiration des Pazzi croise ici le destin de Tarquin le Superbe, dernier roi de Rome qui chuta à la suite du viol de Lucrèce par son fils Sextus Tarquin. Si l'idée ne manque pas d'intérêt en évoquant au passage une composition étrange à la Giorgio de Chirico, elle perd progressivement en force et cohérence par le jeu un brin répétitif du mouvement des voiles montant vers les cintres, tel un voile de deuil qu'on découvre et laissant bien en vue le mât solitaire qui forme l'axe principal de la Croix du Christ dont il fait mention dans l'épilogue :
Female Chorus
Is it all ? Is all this suffering and pain
is this in vain ?
Does this old world grow old
in sin alone ?
Can we attain nothing
but wider oceans of our own tears ?
And it, can it gain nothing
but drier deserts of forgotten years ?
For this did I see
with my undying eye
his warm blood spill upon that hill
and dry upon that Cross ?
Is this all loss ?
Are we lost ?
Answer us
or let us die
in our wilderness.
Is it all ?
Is this it all ?
Male Chorus
It is not all.
Though our nature’s still as frail
and we still fall
and that great crowd’s no less
Along that road
endless and uphill ;
for now
He bears our sin and does not fall
and He, carrying all
turns round stoned with our doubt
and then forgives us all.
For us did He live with such humility ;
For us did He die
that we might live, and He forgive
wounds that we make
and scars that we are.
In His Passion is our hope
Jesus Christ, Saviour.
He is all ! He is all !
Male and Female Chorus
Since Time commenced or Life began
great Love has been defiled by Fate or Man.
Now with worn words
and these brief notes we try
to harness song to human tragedy.
Britten demande à Duncan qui rédige cet épilogue pour que l’œuvre ne s’achève pas brutalement sur le suicide de Lucrèce. Cette allusion moins chrétienne que spécifiquement christique, implique de voir dans Lucrèce une héroïne qui, comme le Christ se sacrifie pour le bien de l'humanité. Cette adjonction sur le mode "il faut continuer à vivre", est illustrée assez lourdement par une autre voile qui monte du plateau vers les cintres et montrant le visage du Christ tel qu'il apparaît sur le suaire de Turin. D'autres éléments évocateurs précèdent cette image terminale, comme cette table dans le premier acte qui donne à voir lisiblement les douze coupes à vin de la Cène qui servent aux libations des trois soudards. Si la pièce d'Obey insistait sur la dimension sociale (voire marxisante) de cette tragédie du pouvoir, la mise en scène d'Anne Delbée suit étroitement le projet de Britten/Duncan de montrer une fable édifiante dont l'encombrante morale se heurte ici à une stricte illustration d'un désir de rédemption qu'on peut mettre au crédit du contexte historique de l'immédiate après-guerre.
Comme le souligne l'excellent Dorian Astor dans le commentaire filmé, l'œuvre de Britten dissimule des nœuds dramaturgiques, à commencer par le caractère très ambigu du suicide de Lucrèce avouant peu de temps avant à son agresseur : "In the forest of my dreams, you have always been the tiger". On pourrait donc légitimement se demander si son suicide répond à la souillure du viol ou bien au désir qu'elle a pu éprouver pour Sextus Tarquin. Les trois comparses ne devisent-ils pas au début sur l'infidélité des épouses ? En optant pour la voie du suicide, Lucrèce n'est pas une romantique Cio-Cio San mais une épouse romaine parfaitement lucide sur le fait que dans la Rome antique, les femmes violées avaient le même statut que les femmes adultères. De ce fait, il est envisageable qu'elle devance le verdict de son inévitable procès ("How cruel men are to teach us love!" avoue t‑elle aux servantes)
Difficile de retrouver ces éléments dans une scénographie qui l'immobilise au centre du plateau en diadème et pourpre annonçant l'Empire. Délicat également de trouver des nuances dans cette Lucrèce dont les taches de sang sur la chemise blanche laissent imaginer une défloration (et donc une fidélité doublée de virginité ?). Tandis que les servantes Bianca et Lucia répandent des fleurs coupées sur le plateau (allusion à l'Ophélia de John Everett Millais ?) intervient le maladroit symbole de Lucrèce sautant dans le bac d'eau pour y laver les traces de sang. Peu à dire enfin sur la souillure de la victime qui contamine le coupable, et d'une manière générale sur le sentiment que le viol et le suicide de Lucrèce sont le point de basculement d'un régime politique et sert les ambitions politique d'un Junius qu'on voit à la toute fin pointer son pistolet sur pauvre (et doublement victime) Julien de Médicis… Ici encore, la direction d'acteurs force le trait ou abandonne carrément certains personnages à des poses de convention dont les bras levés, la joie excessive ou l'accablement traduisent des caractères univoques. Les accessoires fournissement également une batterie de symboles expressivement lisibles : Les étrivières rouges que Tarquin tient en permanence à la main, la badine dans le récit de la chevauchée, la grande fleur de lys illustrant la fidélité et virginité de Lucrèce, la valise (très beckettienne) du Chœur masculin etc.
Il faut à cette œuvre difficile et délicate un plateau capable d'affronter une langue et une partition aux contours parfois fuyants. Le grand triomphateur de la soirée est Cyrille Dubois, dont l'incarnation du Chœur masculin soulève d'enthousiasme par l'énergie et l'abattage qu'il investit dans ce rôle si exigeant et complexe sur le plan dramaturgique. La versatilité très virtuose et très maîtrisée du récit de la chevauchée de Tarquin vers Rome fait écho au personnage de Loge commentant dans Rheingold la fuite rapide des Géants. Son alter ego féminin Marie-Laure Garnier pousse le volume et fait du Chœur un personnage majuscule parlant volontiers préférant au style indirect du commentaire une émission franche et parfois brusquée dans le registre aigu. Le Collatinus de Dominic Barberi est à la peine avec un phrasé et une projection en-deçà quand le Junius de Philippe-Nicolas Martin imprime au rôle une belle ligne vocale, contrastée et puissante. De l'autorité également chez Duncan Rock, imposant un Tarquinius dont l'hésitation entre vilenie et repentir s'inscrit davantage dans la perspective ambiguë du sonnet de Shakespeare que dans la transcription de Duncan du livret de Obey. Les deux servantes Juliette Mars (Bianca) et Céline Laborie (Lucia) donnent une belle présence à des rôles que le livret cantonne à des utilités. Agniezka Rehlis prête à Lucrèce des contours qui varient de la fragilité à l'affirmation. Le volume expressif et la prononciation très châtiée donnent au personnage des couleurs remarquables, hors de l'expressionnisme que des interprètes britanniques ont imposé en guise de tradition.
Les douze instrumentistes de l'Orchestre National du Capitole sont répartis en fosse à la manière d'un ensemble baroque, placés de part et d'autre du piano d'où le chef Marius Stieghorst assure le continuo. La fluidité et la précision des musiciens font entendre les jeux d'ombres d'un discours musical tout en épure et en suspension. Éminemment théâtrale par sa capacité à épouser le texte, la musique de Britten reproduit la riche palette des onomatopées et des métaphores. La direction du chef allemand distingue dans la rhétorique des rythmes et des timbres, le détail des difficiles superpositions temporelles durant le premier Interlude ou dans les moments qui précèdent l’entrée de Tarquin dans la chambre de Lucrèce (Acte II, sc. 1). Soulignant la transition entre l'hésitation et la véhémence du propos, il donne à la scène du viol un cadre rigoureux dans lequel s'inscrit la déploration et le long monologue de Lucrèce. Brillante dans les effets et dans la ligne générale, cette direction mérite des éloges et donne ses lettres de noblesse à ce chef‑d'œuvre de Britten.