Benjamin Britten (1913–1976)

The Rape of Lucretia (1946)
Opéra de chambre en deux actes
Livret de Robert Duncan d’après la pièce d’André Obey inspirée du poème de Shakespeare.
Création le 12 juillet 1946 au festival de Glyndebourne

Direction musicale : Léo Warynski
Mise en scène : Jeanne Candel
Décors
 : Lisa Navarro
Costumes : Pauline Kieffer

Lucrèce : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Collatinus : Aaron Pendleton
Junius : Alexander Ivanov
Tarquinius : Alexander York
Bianca : Cornelia Oncioiu
Lucia : Kseniia Proshina
Chœur féminin : Andrea Cueva Molnar
Chœur masculin : Tobias Westman

Ensemble Multilatérales
Orchestre – Atelier Ostinato

Nouvelle production
Académie de l'Opéra de Paris

 

19 au 29 mai 2021 au Théâtre des Bouffes du Nord

Le déconfinement qui s'annonce bouscule les dates et place sous les projecteurs un audacieux Viol de Lucrèce de Britten représenté aux Bouffes du Nord. Confié aux jeunes voix de l'Académie de l'Opéra de Paris, ce spectacle est mis en scène par Jeanne Candel, déjà remarquée pour un Brùndibar à Lyon et un récent Hippolyte et Aricie à la salle Favart. Le drame de Britten se limite à huit chanteurs et treize instrumentistes – un ensemble de poche constitué de musiciens de l'Ensemble Multilatérale et de l'Orchestre-Atelier Ostinato, dirigés par le talentueux Léo Warinsky

Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Lucrèce), Andrea Cueva Molnar (Chœur féminin), Kseniia Proshina (Lucia)

L'écrin décati du Théâtre des Bouffes du Nord sert d'écrin très symbolique à ce Viol de Lucrèce qui inaugure, avec un prochain Soulier de satin à Bastille, cette lente sortie de crise sanitaire qui aura mis à mal deux saisons successives. C'est une première pour l'Académie de l'Opéra de Paris d'investir cette salle parisienne, sauvée de l'oubli et de la destruction par  Peter Brook et son Centre international de recherche théâtrale dans les années 1970. Placé dans ce décor aux allures de ruine pompéienne, le Viol de Lucrèce fait renaître le contexte de l'immédiate après-guerre ; au moment où l'Europe dévastée inspirait à Britten et à son librettiste André Obey l'écriture d'un "opéra de chambre", comme réponse et manifeste pacifistes face à la folie destructrice des hommes.

Les moyens sont à l'image de l'entreprise : un minimalisme au service d'une cause qui touche à la condition humaine tout entière, à l'imitation du thème qui sert de trame au poème dramatique de Shakespeare. Paru en 1594, cette pièce pose les jalons du conflit entre morale et raison d'État à partir de l'épisode historique exposé dans les Fastes d'Ovide et l'Histoire de Rome de Tite-Live. En 509 av. J.-C., Sextus Tarquin, fils de Tarquin, roi de Rome, viole Lucretia, la femme du général Collatinus. Le suicide de Lucretia et le fait que son cadavre sera exposé sur le forum provoquera une révolte contre les Tarquins et la fondation de la République de Rome.

En 1946, Benjamin Britten s'adresse à l'écrivain Ronald Duncan pour adapter la pièce éponyme d'André Obey. Créé au festival de Glyndebourne la même année, mais Britten n'est pas le premier compositeur à s'intéresser au sujet. Ottorino Respighi avait écrit Lucrezia, un opéra basé directement sur le drame de Shakespeare. On trouve chez Britten la réduction très shakespearienne des chœurs à deux solistes, avec la fonction de coryphées qui commentent les événements et animent la narration.

Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Lucrèce), Andrea Cueva Molnar (Chœur féminin)

C'est le chœur masculin qui entre le premier sur scène, avec le drap ensanglanté qui annonce le viol et le suicide de Lucrèce. C'est lui également qui commente le retour dans Rome de l'armée étrusque après une guerre contre les grecs, et la découverte de l'infortune conjugale des officiers dont les femmes ne sont pas restées fidèles. Seule Lucrèce, l'épouse de Collatinus, est restée vertueuse, excitant par cette occasion, la vengeance de Tarquin "le superbe" à la posséder par la force.

Cette production de Jeanne Candel, superpose dramaturgiquement la fidélité de Lucrèce avec l'idée d'une chasteté représentée par des éléments de l'Odyssée grecque. En témoigne ce décor de Lisa Navarro, présentant la trame d'une immense tapisserie que Lucrèce tisse avec ses servantes, comme Pénélope attendant le retour de son mari. On trouve également dans le spectacle le symbole (un peu téléphoné) de l'hymen déchiré – souffrance de la victime mais également symbole d'une épouse vertueuse dans des sociétés où la tradition consiste à exposer le drap taché de sang après la nuit de noces. L'orchestre est présent à l'arrière-scène, dissimulé par le réseau de la tapisserie, à l'imitation d'un maillage de moucharabieh. D'autres références moins subtiles pourront surprendre, voire dérouter, à commencer par les allusions aux guerres coloniales dans les costumes de Pauline Kieffer et surtout la scène du viol en elle-même, mélange assez banal de gestes convenus et de cloisons pudiques qui tremblent pendant l'assaut…

On salue la performance du jeune plateau vocal, capable de transcender une œuvre émaillée parfois de tunnels d'ennuis et d'accents anachroniques et sulpiciens dans une conclusion qui met en regard le destin de Lucrèce et la Passion du Christ… Le baryton américain Alexander York exalte sous les traits de Tarquinius, la violence et le désir conjugués dans un timbre rutilant et une projection qui rappelle l'exiguïté du lieu. Marie-Andrée Bouchard-Lesieur offre à Lucrèce les atours d'un timbre sensible et incarné qui forme un bel équilibre avec le Collatinus abyssal et très sonore de Aaron Pendleton. Autre belle surprise, la Lucia de Kseniia Proshina, dont la ligne et l'éclat signent la présence d'une authentique artiste. On retrouve également la voix très maternelle de Cornelia Oncioiu (Bianca) et la belle expression du jeune Alexander Ivanov (Junius). On salue aussi la performance d'Andrea Cueva Molnar et Tobias Westman dans le rôle difficile du double chœur masculin et féminin.

Léo Warinsky fait ses débuts à l'Opéra de Paris, à la tête d'un élégant orchestre de poche, composé de musiciens de "son" ensemble Multilatérales et de de l’Orchestre-atelier Ostinato. La vigueur des rythmes et la fluidité des volumes s'adaptent parfaitement à une partition aux atours relativement austères. La direction met également en valeur une belle transparence des timbres et un équilibre général qui fait la part belle aux voix sans jamais dénaturer l'écriture musicale.

Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Lucrèce), Alexander York (Tarquinius), Andrea Cueva Molnar (Chœur féminin), Cornelia Oncioiu (Bianca), Kseniia Proshina (Lucia)

 

 

Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Article précédentAimez-vous Brahms ?
Article suivantNés frères, mais pas égaux

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici