On l’oublie parfois, mais il existe en réalité deux versions de Dardanus de Rameau, et des versions bien distinctes l’une de l’autre. Lorsqu’on pense à cette œuvre, on a souvent en tête la première, composée pour la création de l’œuvre en 1739, avec son magnifique trio des songes et la présence d’un monstre terrifiant – donnant lieu au bien connu « Monstre affreux, monstre redoutable ». Pourtant, cette version fut un échec lors des premières représentations – la faute en incombait notamment au livret de La Bruère, jugé invraisemblable et où le merveilleux occupait une place trop importante.
Ainsi, lorsqu’une reprise de l’œuvre est prévue en avril 1744, Rameau et son librettiste opèrent une refonte complète des trois derniers actes. Adieu monstre et apparitions de Vénus sur son char, adieu merveilleux et grands éclats héroïques : ce sont désormais les passions des personnages qui prennent le dessus. Après un prologue où la déesse et l’Amour sont entourés des Plaisirs et des Jeux, le premier acte présente le triangle amoureux qui sous-tend l’intrigue : Iphise, fille du roi Teucer, aime Dardanus, ennemi juré de son père. De son côté, Anténor aime la princesse et Teucer lui promet sa main s’il l’aide à vaincre Dardanus. Le deuxième acte fait apparaître le personnage d’Isménor, un magicien que le héros vient consulter car il ne sait comment approcher Iphise, dont il est amoureux. Grâce à une baguette magique, Dardanus est autorisé à prendre l’apparence d’Isménor et recueille ainsi les confidences de la jeune femme ; mais lorsqu’il lui dévoile sa véritable identité, elle s’enfuit.
Lorsque s’ouvre le troisième acte, Dardanus a été capturé par les phrygiens, qui célèbrent le retour de la paix. Le roi Teucer annonce alors le mariage d’Iphise et d’Anténor, tandis que ce dernier cherche le moyen d’assassiner son rival captif. Le personnage d’Iphise prend alors au quatrième acte plus d’importance qu’il n’en avait dans la version de 1739, puisqu’elle se rend elle-même dans la prison où est retenu Dardanus afin de le libérer. Arrive Anténor, mortellement blessé par les soldats de Dardanus et dont la tentative de tuer le héros échoue. Ce dernier sort alors de sa prison et part au combat contre les phrygiens. A l’acte V, Dardanus est vainqueur mais épargne la vie de Teucer. Il lui rend son trône et lui demande d’accepter son mariage avec Iphise : le roi finit par céder, et l’opéra s’achève sur Vénus descendant des cieux pour bénir leur union, et sur un divertissement général.
Voilà pour l’intrigue, peut-être pas la plus convaincante qui soit, mais la musique de Rameau compense largement sa relative faiblesse, d’autant plus lorsqu’elle est servie par une distribution aussi impeccable que celle réunie pour cet enregistrement paru chez Glossa et placé sous la direction de György Vashegyi, grand spécialiste de ce répertoire – puisqu’il a déjà enregistré Les Indes Galantes, Naïs et Les Fêtes de Polymnie, sans parler de ses incursions chez Mondonville, Boismortier ou Montéclair. Il montre dans le prologue une vivacité des tempos bienvenue, et tire de l’Orfeo Orchestra des couleurs particulièrement expressives au deuxième acte – auprès du magicien Isménor – et à l’acte IV – dans la prison de Dardanus. Les musiciens déploient toute leur expressivité dans les scènes les plus tragiques de l’œuvre, et si l’acte III est peut-être un peu moins convaincant musicalement, c’est davantage le fait de la partition que de l’orchestre. On retiendra également tout particulièrement la délicatesse dont ce dernier fait preuve dans la « Descente pour les esprits » et les numéros qui suivent (IV), ainsi que le raffinement du continuo. Le Purcell Choir quant à lui possède une diction française remarquable et remplit parfaitement son emploi.
Du côté des solistes, on citera en premier lieu le rôle de Dardanus, de qui la partition exige à la fois une intensité tragique et de la virtuosité. Cyrille Dubois possède fort heureusement les deux, comme il a largement l’occasion de le démontrer. Son « Lieux funestes », peut-être la page la plus attendue de l’œuvre, a la gravité voulue, servie par des consonnes qui ont de l’impact, mais aussi par un beau contraste entre la première et la deuxième partie de l’air où le chanteur déploie des couleurs plus délicates. Quant à la virtuosité, le duo « Chantez la reine de Cythère » et l’air « Triomphe, Amour, un jour si beau » prouvent que Cyrille Dubois n’en manque pas. Son Dardanus est ainsi vocalement convaincant, sans manquer d’être intelligemment dessiné sur le plan dramatique.
Cumulant les rôles de Teucer et d’Isménor, Thomas Dolié fait entendre une voix superbe, désormais bien connue dans ce répertoire. On regrette qu’un seul et même interprète assume les deux rôles, mais cela n’enlève rien à ses qualités de déclamation et d’expressivité, aussi bien sous les traits mystérieux du magicien que sous les traits du roi, notamment dans le très beau « Mânes plaintifs, tristes victimes » qu’il partage avec Anténor. C’est Tassis Christoyannis qui incarne ce rival de Dardanus, et on ne saurait trop louer son français parfait ni l’intensité dramatique qu’il est capable de déployer lorsqu’il chante son amour malheureux en ouverture du troisième acte (« Amour, cruel auteur du feu qui me dévore »).
Une distribution de luxe complétée par l’Iphise élégante et profonde de Judith van Wanroij, qui parvient à introduire dans son chant une forme de naturel qui est la marque des interprètes rompus à la musique de Rameau. La soprano Chantal Santon Jeffery, interprète fétiche, comme Thomas Dolié, de György Vashegyi, est quant à elle Vénus et une Phrygienne raffinée dans la diction comme dans les vocalises et l’ornementation.
Difficile donc de trouver à redire face un enregistrement aussi soigné d’un bout à l’autre de l’œuvre, et où tous concourent à mettre en valeur la partition.