Baritenor.
Récital enregistré par Michael Spyres
Orchestre philharmonique de Strasbourg , Marko Letonja, direction

 

1 CD Erato TT 84'30''

Enregistrement réalisé au Palais de la Musique et des Congrès, Strasbourg, du 25 au 29 août et du 14 au 15 septembre 2020

Si vous ne savez pas ce qu’est un baryténor, faites confiance à Michael Spyres pour vous le faire comprendre, preuves à l’appui. Le ténor américain, qui s’est d’abord fait connaître dans la musique de la première moitié du XIXe siècle, élargit de plus en plus son répertoire… et sa tessiture, puisqu’il aborde dans son nouveau disque des rôles que l’on pensait réservés au baryton. Mais dans ce programme, il nous montre avec brio que les frontières sont parfois assez floues entre les catégories vocales.

Ceux qui ont eu la chance de rencontrer Michael Spyres savent que c’est un être passionné et passionnant, qui déborde d’enthousiasme, et dont le discours prolifique est rempli d’idées originales. Voilà un artiste qui réfléchit, qui sait ce qu’il chante et ce qu’il veut chanter, et qui ne se contente pas de négocier une par une les étapes consacrées pour atteindre les plus hautes marches du podium. Il ne manque pourtant pas d’oiseaux de mauvais augure qui prophétisent la fin prochaine du ténor américain, ou du moins sa perte imminente pour les répertoires rares qu’il a si bien servis, ou qu’il aurait si bien pu servir si sa frénésie et sa curiosité gourmande de tout ne le portait à aborder des domaines où d’autres font aussi bien que lui, sinon mieux. Son premier disque en solo chez Erato, paru ce 24 septembre, vient pourtant montrer que, tout en rêvant peut-être de rôles où on ne l’attend vraiment pas, Michael Spyres n’a rien perdu des qualités qui l’ont fait remarquer des mélomanes.

L’originalité de ce nouveau disque, dont le programme va de Mozart à Carl Orff en passant par Adolphe Adam, tient dans l’idée, très grossièrement résumée, que le ténor peut aussi interpréter des rôles de baryton. Ou du moins, Spyres y joue à marcher sur le fil censé séparer les deux tessitures, et enregistre tantôt d’authentiques airs de ténor, tantôt des morceaux clairement destinés à des barytons, tantôt encore des pages où la frontière devient difficile à discerner. Dans la plaquette d’accompagnement, le chanteur justifie ses choix en s’appuyant sur la notion de « baryténor », dont on pouvait croire jusqu’ici qu’elle s’appliquait presque exclusivement au répertoire rossinien, par opposition au « contraltino », à l’autre bout de la tessiture de ténor. Erreur ! nous révèle Michael Spyres, qui ratisse néanmoins assez large pour enrôler aussi bien le Heldenténor naissant sous la plume de Wagner que le baryton Martin et les rôles créés par Jean Périer. Parmi les dix-huit airs que compte le disque, un code couleur permet de préciser les neuf initialement destinés à un ténor, et les neuf autres conçus pour un baryton.

Mais que veut nous dire ou nous montrer le ténor américain ? S’agit-il simplement d’accomplir une prouesse technique, comme Jonas Kaufmann qui, il y a quelques années, s’autorisait à être les deux voix du Lied von der Erde, l’aiguë et la grave ? Ou de préparer son avenir, comme Placido Domingo qui, ayant débuté comme baryton, conquit la gloire en tant que ténor, pour mieux redevenir baryton sur ses vieux jours ? Ni l’un ni l’autre, probablement, car l’artiste est de bonne foi et cherche surtout à donner l’exemple des « capacités caméléonesques » grâce auxquelles le baryténor pouvait « se jouer des étiquettes vocales ». Le but est de se faire plaisir et de faire plaisir à ses nombreux admirateurs, tout en rappelant utilement que les catégories vocales ne sont peut-être pas aussi strictes qu’on voudrait parfois nous le faire croire. Néanmoins, l’exercice a ses limites, et même si un ténor capable de couvrir trois octaves a bien sûr dans son gosier les notes nécessaires, la question de la couleur de la voix ne continue pas moins de se poser, et même si Spyres sombre sa voix sans effort apparent, l’on est en droit de préférer entendre un baryton pour Figaro du Barbier ou dans le prologue de Paillasse, pour ne citer que deux exemples empruntés au programme de ce disque.

Tout au long de ce parcours, on retrouve bien sûr des rôles dans lesquels Michael Spyres s’est déjà illustré, des airs qu’il a déjà eu l’occasion d’interpréter. Un extrait du rarissime Ariodant de Méhul était au programme du concert donné à Londres en 2017 sous l’égide du Palazzetto Bru Zane, et figurait aussi dans un récital à l’affiche de l’Opéra-Comique l’année suivante. Salle Favart toujours, le ténor fut applaudi en 2019 dans la résurrection parisienne du Postillon de Lonjumeau, et l’on ne s’étonnera pas que l’air principal du héros soit de la fête, avec tout le luxe de suraigus que favorise la prise de son en studio. Le DVD conserve la trace d’une mémorable incarnation d’Hoffmann dans la production de Laurent Pelly, et il semble bien qu’Offenbach ait d’abord voulu faire du personnage un baryton (le spectacle récemment monté à Berlin par Barrie Kosky confiait Hoffmann à trois chanteurs, dont un baryton, précisément pour le prologue d’où vient l’air de Kleinzack ici enregistré). Licinius de La Vestale est un rôle qu’il a notamment incarné à Vienne.

Dès 2008, Spyres tenait le rôle-titre dans l’Otello de Rossini à Bad Wildbad, et c’est sans doute l’air tiré de cet opéra qui s’avère le plus spectaculaire, peut-être aussi parce qu’il est par excellence celui qui fut écrit pour un baryténor. Graves saisissants et suraigus sont au rendez-vous, et c’est alors que le trouble peut naître dans l’esprit de l’auditeur : lorsqu’on peut avec autant de facilité descendre en dessous de la portée ou s’élever au-dessus, pourquoi faudrait-il s’en priver ? Ainsi se justifient sans doute des incursions pour le moins déconcertantes sur le papier. Un ténor pour le comte de Luna du Trouvère, vraiment ? Pour le Hamlet d’Ambroise Thomas, il est vrai que le rôle principal d’abord dévolu à un ténor fut adapté à l’intention de son créateur, le baryton Faure : la version ténorisante d’« O vin, dissipe la tristesse », qu’on peut supposer tirée de la partition conçue pour une voix plus aiguë, est-elle le seul fragment existant ou l’intégralité existe-t-elle encore ?

On ne le répètera jamais assez, Michael Spyres chante dans un français absolument somptueux, avec un respect scrupuleux de la valeur des voyelles de notre langue et une intelligence miraculeuse du texte. Il le prouve ici une nouvelle fois. Mais par quel caprice a‑t‑il voulu enregistrer « In fernem Land » de Lohengrin dans la traduction française de Charles Nuitter ? Pour rendre hommage à César Vezzani ou à Georges Thill ? Pourtant, l’allemand est une langue qu’il maîtrise d’autant mieux qu’il a passé plusieurs années en troupe à Berlin, et le disque s’achève avec deux morceaux en allemand : l’air du prince Danilo de La Veuve joyeuse, dont on aurait parfaitement pu imaginer que le ténor grave la version française, « Pardonne-moi, chère patrie », et le fameux Mariettas Lied de La Ville morte, duo transformé en air pour ténor seul.

Pour les sceptiques qui ne verraient là qu’une performance exclusivement possible dans le cadre d’un enregistrement de studio réalisé sur deux périodes, fin août et mi-septembre 2020, en séparant peut-être les airs de ténor et les airs de baryton – « Ma voix n’est pas un ascenseur », pour citer une formule célèbre –, rendez-vous en mai 2022 au Théâtre des Champs-Elysées pour assister sur cette scène à ce tour de force et pour entendre Michael Spyres alterner au cours d’une même soirée. Attention : pour le concert, le baryténor ne sera plus soutenu par le toujours solide Chœur de l’Opéra national du Rhin et par l’excellent Orchestre philharmonique de Strasbourg, habile à se plier aux différents répertoires sous la baguette de son chef permanent, Marko Letonja, mais l’orchestre Opera Fuoco dirigé par David Stern.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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