Un an après « Selige Stunde », Jonas Kaufmann revient au Lied et au récital en compagnie d’Helmut Deutsch avec un nouvel enregistrement cette fois-ci tout entier consacré à Liszt : « Freudvoll und Leidvoll ». En réalité, les deux albums ont été enregistrés dans la foulée, en avril puis en juin 2020, tandis que les salles de spectacle restaient désespérément closes : avec vingt-sept titres pour le premier et vingt pour le second, c’est donc une somme non négligeable de Lieder que le ténor et le pianiste ont enregistrée en une dizaine de jours. Si on y ajoute leurs précédents albums (autour de Schubert, Strauss ou Wolf), c’est même un large spectre du répertoire romantique qu’ils ont désormais pu marquer de leur empreinte.
Tout duo qu’ils soient, on se doute bien que c’est Jonas Kaufmann qui attirera principalement l’attention des auditeurs et que c’est sur lui que se concentreront (presque) toutes les attentes. Mais chose originale pour un récital – et qui plus est avec un chanteur de cette envergure –, ce n’est pas le ténor mais son pianiste qui prend la plume dans le livret accompagnant l’album et qui se présente comme l’instigateur de l’enregistrement. Cela semble peut-être anecdotique, mais qu’Helmut Deutsch ait la possibilité d’exprimer, sur près de six pages, son amour pour Liszt et les prémices de ce projet montre bien le niveau de reconnaissance que le pianiste a su gagner grâce à ses collaborations avec les plus grands mélodistes, et déjoue un peu le matraquage marketing dont le ténor est toujours l’objet : c’est donc avec une oreille particulièrement attentive au piano que les auditeurs sont invités à se mettre à l’écoute de ce disque.
En entendant les premiers Lieder du programme, on se dit que l’album est à proscrire pour tous ceux qui n’aimeraient pas Jonas Kaufmann : voix quasi détimbrée, couleurs sombres particulièrement appuyées, grands éclats dramatiques comme il en a le secret… Tout ce qui fait sa spécificité est ici rassemblé : si l’on n’aime pas, mieux vaut passer tout de suite son chemin. Personnellement, on trouve à la première écoute beaucoup de qualités à ces Lieder : le chant est musclé et assuré dans « Vergiftet sind meine Lieder », « Freudvoll und Leidvoll » (dans sa première version) est très bien mené et plein de contrastes, l’expressivité est constante… Mais on leur préfère la suite de l’album, où le ténor fait preuve de davantage de simplicité, d’authenticité peut-être. Lorsqu’un chanteur fait montre de ses moyens vocaux et de sa science de l’effet, c’est un peu, pour l’auditeur, comme comprendre le « truc » au milieu d’un tour de magie : le charme opère moins. Jonas Kaufmann pouvant être assez bouleversant lorsqu’il abandonne toute ostentation, les premiers Lieder suscitent forcément moins l’émotion. Dès « Es war ein König in Thule » en revanche, puis dans « Die Loreley » et « Die drei Zigeuner », le ténor mène parfaitement les récits et les changements d’atmosphère. Il raconte autant qu’il chante, servi par une diction absolument superbe, pleine de mordant mais ne rompant jamais la ligne. Son roi de Thulé est frappant par les images qu’il inspire, et la maturité de la voix apporte encore davantage de couleurs à la partition.
Seule incursion hors de la langue allemande, les Trois sonnets de Pétrarque forment comme une enclave au milieu du programme avec, forcément, un chant, une atmosphère, une diction complètement différents. La langue italienne entraîne une ligne plus souple et plus de moelleux dans la prononciation, mais qu’on ne s’y trompe pas : ces mélodies sont extrêmement exigeantes et sollicitent le haut-medium et l’aigu de manière assez dangereuse pour le chanteur. Jonas Kaufmann s’en acquitte avec assurance, même si ce n’est pas là que la voix est la plus à son avantage et sonne le mieux ; pour le reste, les nuances et l’attention au texte restent intactes.
La meilleure partie de cet album reste la seconde, construite autour de Lieder plus intimistes. En effet, c’est là que l’on retrouve le mieux le timbre de Jonas Kaufmann, ses couleurs, sa densité. Chaque Lied est un petit tableau au texte remarquablement ciselé, où le chanteur assume une simplicité dans l’émission qui fonctionne remarquablement. On pense notamment à « O Lieb », qui ne verse pas dans un lyrisme exacerbé ou caricatural ; on pense aussi à « Die stille Wasserrose » ou à « Ich möchte hingehn », d’un recueillement parfait. Tous les derniers Lieder de l’album ne sont probablement pas les plus intéressants de la production de Liszt ; mais leur relatif dépouillement, leur plus grande simplicité vocale sont finalement beaucoup plus révélateurs des qualités de mélodiste de leur interprète que d’autres pièces plus démonstratives. « Der du von Himmel bist » (S 279.1) et « Über allen Gipfeln ist Ruh » sont aussi parmi les plus beaux Lieder du programme, dont les dernières mesures complètement suspendes créent un contraste frappant avec le premier morceau de l’album – qui paraît soudain, comme nous l’avons dit plus haut, un peu décevant face à tant de délicatesse.
Dans cet exercice ô combien périlleux, Jonas Kaufmann peut compter sur Helmut Deutsch pour être un soutien de tous les instants. Toujours au plus près de la voix, le pianiste livre une prestation extrêmement propre et raffinée qui suit les inflexions du chanteur et le met en valeur ; mais comme nombre de ses collègues dans les Lieder de Liszt, Helmut Deutsch n’ose pas occuper toute la place qui lui revient : les passages forte ou agitato manquent souvent de force, les passages très lyriques et solistes manquent un peu d’élan et d’intensité… On aurait aimé entendre davantage le pianiste et qu’il soit moins en retrait derrière le chanteur, d’autant que Liszt lui offre largement de quoi briller sans mettre en péril la voix qu’il accompagne – et que le jeu d’Helmut Deutsch est de trop haute qualité pour le laisser en arrière-plan. C’est peut-être le seul vrai regret dans cet album – regret mince sur un programme aussi dense et exigeant.
Un an après « Selige Stunde », Jonas Kaufmann revient au Lied et au récital en compagnie d’Helmut Deutsch avec un nouvel enregistrement cette fois-ci tout entier consacré à Liszt : « Freudvoll und Leidvoll ». En réalité, les deux albums ont été enregistrés dans la foulée, en avril puis en juin 2020, tandis que les salles de spectacle restaient désespérément closes : avec vingt-sept titres pour le premier et vingt pour le second, c’est donc une somme non négligeable de Lieder que le ténor et le pianiste ont enregistrée en une dizaine de jours. Si on y ajoute leurs précédents albums (autour de Schubert, Strauss ou Wolf), c’est même un large spectre du répertoire romantique qu’ils ont désormais pu marquer de leur empreinte.
Tout duo qu’ils soient, on se doute bien que c’est Jonas Kaufmann qui attirera principalement l’attention des auditeurs et que c’est sur lui que se concentreront (presque) toutes les attentes. Mais chose originale pour un récital – et qui plus est avec un chanteur de cette envergure –, ce n’est pas le ténor mais son pianiste qui prend la plume dans le livret accompagnant l’album et qui se présente comme l’instigateur de l’enregistrement. Cela semble peut-être anecdotique, mais qu’Helmut Deutsch ait la possibilité d’exprimer, sur près de six pages, son amour pour Liszt et les prémices de ce projet montre bien le niveau de reconnaissance que le pianiste a su gagner grâce à ses collaborations avec les plus grands mélodistes, et déjoue un peu le matraquage marketing dont le ténor est toujours l’objet : c’est donc avec une oreille particulièrement attentive au piano que les auditeurs sont invités à se mettre à l’écoute de ce disque.
En entendant les premiers Lieder du programme, on se dit que l’album est à proscrire pour tous ceux qui n’aimeraient pas Jonas Kaufmann : voix quasi détimbrée, couleurs sombres particulièrement appuyées, grands éclats dramatiques comme il en a le secret… Tout ce qui fait sa spécificité est ici rassemblé : si l’on n’aime pas, mieux vaut passer tout de suite son chemin. Personnellement, on trouve à la première écoute beaucoup de qualités à ces Lieder : le chant est musclé et assuré dans « Vergiftet sind meine Lieder », « Freudvoll und Leidvoll » (dans sa première version) est très bien mené et plein de contrastes, l’expressivité est constante… Mais on leur préfère la suite de l’album, où le ténor fait preuve de davantage de simplicité, d’authenticité peut-être. Lorsqu’un chanteur fait montre de ses moyens vocaux et de sa science de l’effet, c’est un peu, pour l’auditeur, comme comprendre le « truc » au milieu d’un tour de magie : le charme opère moins. Jonas Kaufmann pouvant être assez bouleversant lorsqu’il abandonne toute ostentation, les premiers Lieder suscitent forcément moins l’émotion. Dès « Es war ein König in Thule » en revanche, puis dans « Die Loreley » et « Die drei Zigeuner », le ténor mène parfaitement les récits et les changements d’atmosphère. Il raconte autant qu’il chante, servi par une diction absolument superbe, pleine de mordant mais ne rompant jamais la ligne. Son roi de Thulé est frappant par les images qu’il inspire, et la maturité de la voix apporte encore davantage de couleurs à la partition.
Seule incursion hors de la langue allemande, les Trois sonnets de Pétrarque forment comme une enclave au milieu du programme avec, forcément, un chant, une atmosphère, une diction complètement différents. La langue italienne entraîne une ligne plus souple et plus de moelleux dans la prononciation, mais qu’on ne s’y trompe pas : ces mélodies sont extrêmement exigeantes et sollicitent le haut-medium et l’aigu de manière assez dangereuse pour le chanteur. Jonas Kaufmann s’en acquitte avec assurance, même si ce n’est pas là que la voix est la plus à son avantage et sonne le mieux ; pour le reste, les nuances et l’attention au texte restent intactes.
La meilleure partie de cet album reste la seconde, construite autour de Lieder plus intimistes. En effet, c’est là que l’on retrouve le mieux le timbre de Jonas Kaufmann, ses couleurs, sa densité. Chaque Lied est un petit tableau au texte remarquablement ciselé, où le chanteur assume une simplicité dans l’émission qui fonctionne remarquablement. On pense notamment à « O Lieb », qui ne verse pas dans un lyrisme exacerbé ou caricatural ; on pense aussi à « Die stille Wasserrose » ou à « Ich möchte hingehn », d’un recueillement parfait. Tous les derniers Lieder de l’album ne sont probablement pas les plus intéressants de la production de Liszt ; mais leur relatif dépouillement, leur plus grande simplicité vocale sont finalement beaucoup plus révélateurs des qualités de mélodiste de leur interprète que d’autres pièces plus démonstratives. « Der du von Himmel bist » (S 279.1) et « Über allen Gipfeln ist Ruh » sont aussi parmi les plus beaux Lieder du programme, dont les dernières mesures complètement suspendes créent un contraste frappant avec le premier morceau de l’album – qui paraît soudain, comme nous l’avons dit plus haut, un peu décevant face à tant de délicatesse.
Dans cet exercice ô combien périlleux, Jonas Kaufmann peut compter sur Helmut Deutsch pour être un soutien de tous les instants. Toujours au plus près de la voix, le pianiste livre une prestation extrêmement propre et raffinée qui suit les inflexions du chanteur et le met en valeur ; mais comme nombre de ses collègues dans les Lieder de Liszt, Helmut Deutsch n’ose pas occuper toute la place qui lui revient : les passages forte ou agitato manquent souvent de force, les passages très lyriques et solistes manquent un peu d’élan et d’intensité… On aurait aimé entendre davantage le pianiste et qu’il soit moins en retrait derrière le chanteur, d’autant que Liszt lui offre largement de quoi briller sans mettre en péril la voix qu’il accompagne – et que le jeu d’Helmut Deutsch est de trop haute qualité pour le laisser en arrière-plan. C’est peut-être le seul vrai regret dans cet album – regret mince sur un programme aussi dense et exigeant.