Les derniers spectateurs gagnent leur place suivant les recommandations toujours sympathiques du personnel en salle. Plongé dans l’obscurité, le plateau semble vide. Soudain, un roulement de tambour se fait entendre. « Mesdames messieurs, je vous souhaite la bienvenue ». Assis au centre d’une table de conférence, recouverte d’une nappe officielle bleu ciel, sur laquelle sont disposés cendriers et bouquets de fleurs en tergal – comme autant d’objets dérisoires, le Roi, entouré de plusieurs personnages en costume, s’adresse à la salle d’une voix grave. C’est que la situation est préoccupante : l’endettement de la France se trouve « à un point très critique », selon les dires du Premier Ministre – remarquable Yannick Choirat, habitué des mises en scène de Joël Pommerat, ici aux faux airs d’un Pompidou gros fumeur. Il s’agit de réformer la fiscalité afin que « les catégories les plus aisées » participent davantage à l’effort d’imposition car « c’est le destin de notre Nation qui est en jeu ». Evidemment, ce qu’on appelle aujourd’hui « les éléments de langage » nous sont familiers. Pourtant, le vocabulaire ne se temporalise plus et d’emblée, le fil de l’Histoire se tord sur lui-même, superposant les époques dans un vertige troublant entre réalité et fiction. La salle est instantanément saisie par la situation dans laquelle elle se fond. Une partie des comédiens qui s’y trouvent d’ailleurs intervient rapidement, élargissant de cette manière l’espace de jeu. Le proscenium où chacun peut venir prendre la parole devant un simple micro sur pied, se convertit en tribune, floutant encore plus les contours de la fable dans laquelle le public se trouve plongé.
Une question nous assaille alors : où sommes-nous donc ? Dans une assemblée générale, hors du temps peut-être. Il est vrai que « le point de départ de ce projet, c’était l’envie de mettre en scène des gens faisant des discours, se mettant à exprimer une pensée publiquement ». Sans doute tout cela recèle-t-il une théâtralité forte. Le député Ménonville, interprété par Maxime Tshibangu, l’avoue facétieusement à la scène 10 : « entendre ces gens parler, j’ai l’impression d’être au théâtre, franchement, c’est merveilleux ». Et qui pour le contredire ? Pommerat propose en effet un « théâtre d’action ». Sans doute faut-il entendre « action » au sens rhétorique du terme ici. L’action qui met le discours dans le geste, dans le corps. Celle qui permet simplement de l’incarner sur une scène de théâtre, de rendre aussi les personnages vivants devant un public.
Et chacun prend vie dans un décor volontairement dépouillé, fait simplement de hauts panneaux mobiles et sombres, avec un très beau jeu de lumières pensé par Éric Soyer, incluant bien sûr la salle. Une rampe tournée vers le public ébloui, permet habilement de marquer les transitions entre les scènes, d’occulter les changements en plateau, d’indiquer les ellipses ou les déplacements dans l’espace – entre Versailles et Paris – grâce à des pleins feux se substituant ici à l’obscurité produite ordinairement. Il s’agit à la fois bien de dissimuler et, parallèlement, de dessiller symboliquement par cette lumière vive aussi car le spectacle se construit en fonction de ce que nous allons en comprendre, en fonction de ce que nous allons pouvoir y voir.
Peut-être parce qu’il a cette obsession de « l’œuvre ouverte, construite à plusieurs », Joël Pommerat inclut dans son processus de création ce que le regard de son spectateur a la capacité de percevoir. Il n’offre pas ici une pièce sur la Révolution mais souhaite davantage « revenir à un théâtre épique », sans parti pris, ni manichéisme. C’est pourquoi certainement tous les comédiens jouent plusieurs rôles dans la distribution. Aucun ne doit donner son visage de façon définitive et trop rigide à quiconque, à un ordre, à un parti. À la faveur des transitions de scènes, le passage de l’un à l’autre s’opère par un changement de costume, l’utilisation d’une perruque mais de façon modérée pour qu’on le reconnaisse cependant. Suivant ce choix dramaturgique, le spectateur ne se retrouve pas prisonnier d’une illusion théâtrale qui n’offrirait qu’une fresque historique conventionnelle, sans regard extradiégétique possible. Ces distorsions dans la représentation des personnages permettent ainsi à Anthony Moreau de jouer à la fois Dumont Brézé, représentant de la noblesse et Lagache, député du tiers état ; également à Noémie Carcaud de jouer à la fois Elisabeth, la lisse et dévote sœur du roi et Versan de Faillie, représentante de la noblesse puis députée rappelant sans détour, par une perruque à la blondeur évocatrice, l’extrême-droite actuelle. Vitez disait que « la Révolution c’est « l’irruption des gens, des autres gens sur la scène de l’Histoire » Ici, pas de Saint-Just, pas de Robespierre ni de Danton non plus, précisément « pour ne pas personnifier les événements » : le spectateur doit pouvoir voir sans entrave, « comme au présent ».
Réactivant l’exigence d’activité du spectateur de Ça ira (1) Fin de Louis, le metteur en scène indique que c’est à lui « de faire des analogies avec notre monde actuel ». Certes, il y en avait de multiples avec la France de 2016, lors de la création de la pièce. Et c’est tout aussi vrai cinq ans plus tard, jusqu’à la crise sanitaire. Les multiples déchaînements de violence sur scène, au fil des quatre heures trente de spectacle, incommodent bien entendu. Parce qu’ils sont tout près, pouvant presque nous atteindre. Parce qu’ils renvoient enfin chacun de nous à des situations actuelles bien connues, comme autant de mises en abyme de notre société contemporaine, avec ces incompréhensions, ces malentendus, ces impasses de la parole vide rendue très justement redoutable par sa vacuité et ouvrant la voie à une forme de sauvagerie. Les « terroristes » sont toujours là. Ils frappent, en gestes et en mots, et depuis toujours peut-être. Faire du théâtre épique, ce n’est pas de la violence pour « le plaisir à provoquer de la violence » : Joël Pommerat s’inscrit dans une fidélité à l’Histoire, « au climat de l’époque » – les déchaînements répressifs thermidoriens sont par exemple, parfaitement connus de tous. Il demeure qu’ici, par le prisme du théâtre, les époques se confondent, plongeant la salle dans un incroyable état paradoxal, quelque part entre fascination et frayeur. « Deux cent vingt-cinq ans ont passé mais c’est avant-hier ».
Le spectacle n’exclut pour autant aucune légèreté. Citons l’extraordinaire scène du commentaire de la cérémonie d’ouverture des états généraux – à la spatialisation originale et efficace, utilisant le hors-scène – où une journaliste espagnole formidablement interprétée par Ruth Olaizola est doublée par Éric Feldman. La scène aussi inattendue que cocasse devient vite franchement drôle. Les remarques spirituelles bien que désagréables des députés depuis la salle à destination de ceux qui parlent au micro comme Lefranc ou Gigart – Saadia Bentaïeb et David Sighicelli, tous deux absolument remarquables, ou encore l’entrée du Roi par le haut de la salle sur le très rock – et un peu ringard – morceau du groupe Europe « The Final Countdown » rappelant un Manuel Valls ou un Chirac en meeting, ne manquent pas de faire sourire aussi.
En outre, le Roi – excellent Yvain Juillard – est une figure falote d’un pouvoir monarchique sur le déclin qui, à la fin de la pièce, se révolte – à sa mesure – refusant désormais d’écouter quiconque, renvoyant le député Carray – Éric Feldman – avec une froideur aux accents grotesques qui le caractérise régulièrement au fil de la pièce. Là encore, le spectacle brouille les perceptions : le jeu du comédien n’est pas sans évoquer dans sa démarche et son allure à la fois Felipe VI d’Espagne – un autre Bourbon – ou encore Albert II de Monaco, dont la presse a longtemps raillé l’inconsistance alors qu’il vivait dans l’ombre de son père. On retiendra la réplique cinglante de la Reine à son intention – Anne Rotger est épatante dans ce rôle – à la fin de la scène 18, en raison de l’Assemblée qui se détermine plus vite qu’il n’en est capable lui-même : « Ça va vous en faire des médailles !!! Vous êtes comblé !!! (…) Pas mal… » Evidemment, il reste sans voix tandis qu’elle sort par l’ouverture du panneau en fond de scène, nimbée de lumière, sans un regard pour lui. Ses tout derniers mots pour le chef du protocole – Anthony Moreau en retenue jusqu’à la crise de larmes, effondré sur une chaise – traduisent une fois encore ses renoncements : « Vous verrez ça ira. Juste un peu de patience et de sang-froid et ça ira… » Voici les spectateurs revenus au titre de la pièce. Et peut-être aussi à ce que chacun se dit parfois devant les incertitudes de notre propre présent. Peut-être aussi à ses propres lâchetés face à la marche du monde. Sans moralisation cependant. Juste en ouvrant une brèche possible sur aujourd’hui.
C’est à un très grand moment de théâtre auquel nous convie cette fois encore la Compagnie Louis Brouillard, avec ce spectacle finement charpenté, organique, puissant comme un souffle tempêtueux. Selon les mots d’Ariane Mnouchkine, « le théâtre, c’est une force […] Si on n’a pas le courage de cette force […] c’est difficile de prétendre avoir le droit à l’appellation de théâtre populaire » Nul doute pour nous que le théâtre de Joël Pommerat détient ce droit avec Ça ira (1) Fin de Louis ouvrant ainsi dans la liesse cette cent-unième saison au TNP.