Beaucoup d’eau, décidément, a coulé sous les ponts depuis cette année 1979 où Catherine Clément publiait son livre L’Opéra, ou la défaite des femmes. Il y a un demi-siècle, cet ouvrage avait pu faire figure de pavé jeté dans une mare qui n’avait que depuis peu cessé de croupir. En 1979, le Ring de Patrice Chéreau à Bayreuth n’avait plus qu’une année à vivre, mais pour autant, la leçon de metteurs en scène comme Strehler ou Lavelli était loin d’être déjà digérée. L’opéra pouvait encore faire figure de genre vieillot, « bourgeois », et une dizaine d’années auparavant, Pierre Boulez avait désigné ses temples comme des lieux à abattre. Le rêve soixante-huitard d’un opéra par le peuple et pour le peuple était encore caressé par certains, et il y avait quelque audace à souligner à quel point les héroïnes du grand répertoire étaient, peu ou prou, des victimes.
Mais en un demi-siècle, l’opéra a bien changé, et il était grand temps de proposer une autre vision des choses. Collaborateur de longue date de L’Avant-Scène Opéra, Louis Bilodeau s’y est attelé, et l’on pourrait résumer son livre à une formule répondant à celle de Catherine Clément : si défaite il y a à l’opéra, ce n’est pas celle des femmes, ni celle des hommes, mais celle des binaires. Car vu en 2022, l’art lyrique s’avère résolument non-binaire : ni masculin, ni féminin, bien au contraire. En cinquante ans, notre perception du répertoire a été largement transformée, révolution baroqueuse oblige. Même si Catherine Clément empruntait le titre de son « Prélude » au lamento d’Arianna (« Lasciatemi morir »), l’opéra était pour elle celui du XIXe siècle prolongé jusqu’à Lulu. Lully, Haendel, Vivaldi, Rameau ? Ils n’existaient plus, en 1979. Mais en 2022, il en va tout autrement : le répertoire couvre désormais plus de quatre siècles (avec, à la clef, toute une constellation de personnages de « femmes fortes »), la création ayant elle aussi repris des couleurs. Il est donc permis d’adopter un regard « historiquement informé » sur le genre.
Ce que les cinquante dernières années nous ont donc apporté, selon la thèse que développe Louis Bilodeau dans son livre, c’est une conscience aiguë de l’incertitude du genre telle qu’elle a toujours existé à l’opéra. Depuis Alfred Deller, qui eut pour Britten la voix d’Obéron dans son Songe d’une nuit d’été, le répertoire des contre-ténors n’a cessé de s’élargir, à mesure que reculait une pratique qui nous paraît aujourd’hui suprêmement incongrue mais qui, jadis, semblait aller de soi : durant la première moitié du XXe siècle et même au-delà, il fut de bon ton de confier à des ténors ou à des barytons les rôles écrits pour des castrats, car une voix aiguë pour un personnage masculin semblait inconcevable. Même Siébel de Faust est encore parfois remplacé par un ténor. Heureusement, certains personnages furent préservés, hors répertoire baroque : Chérubin, Octavian et quelques autres eurent le droit de conserver leur voix féminine, car il s’agissait de tout jeunes gens, de pages, etc. De ce fait, et grâce au modèle rossinien qui employait des contraltos pour remplacer justement les castrats en voie d’extinction, on avait eu la bonne idée de confier à des voix féminines les rôles que Haendel avait destiné à Farinelli, Caffarelli et autres. Malgré tout, au nom de la sacro-sainte vraisemblance, d’autres furent masculinisés de force : chez Offenbach, Nicklausse devient un baryton dans l’intégrale des Contes d’Hoffmann enregistrée en 1964, et à la même époque, tous les concerts de l’ORTF imposaient un ténor (souvent au timbre vinaigré) dans les nombreux rôles travestis inclus dans des opérettes : aujourd’hui encore, qui peut prétendre avoir entendu une œuvre devenue aussi populaire que Pomme d’Api telle qu’Offenbach l’a écrite, c’est-à-dire avec une soprano dans le rôle de Gustave ?
Peu à peu, donc, il redevient possible de respecter les intentions des compositeurs – même sans rendre nouveau licite la pratique douteuse de la castration des enfants – grâce aux contre-ténors dans les rôles de héros. Et même d’héroïnes, comme l’ont montré quelques spectacles entièrement confiés à des chanteurs de sexe masculins, y compris pour les rôles féminins : on pense au Sant’Alessio de Landi en 2007 ou à l’Artaserse de Leonardo Vinci en 2012. Plus personne (ou presque) ne songe à s’offusquer de voir et d’entendre des hommes chanter des rôles de femmes et inversement. L’une des plus belles réussites du genre lyrique à la toute fin du siècle dernier ne fut-elle pas Trois Sœurs de Peter Eötvös, où tous personnages féminins sont tenus par des hommes ?
Ce que rappelle Louis Bilodeau dans Genre et opéra, c’est que si la France fut longtemps réfractaire aux castrats à l’opéra (mais pas dans la musique religieuse, Louis XIV appréciant beaucoup la voix d’Antonio Bagniera pour la musique de sa chapelle), tolérant qu’une femme porte le costume masculin mais répugnant à voir se produire l’inverse, sauf à des fins comiques, cette situation était assez exceptionnelle aux XVIIe et XVIIIe siècles. Et que malgré toutes les tentatives de « réforme » prétendant rendre l’opéra plus moral, plus vertueux, et donc moins « efféminé » au sens bien particulier qu’on donnait jadis à ce mot (en gros, « qui privilégie les plaisirs de l’amour au détriment de la gloire des combats »), l’incertitude des sexes continua à prévaloir pour le plus grand bonheur des spectateurs. Et des chanteurs, puisque même au cours du très rationnel XIXe siècle, caractérisé par une « exaspération du dimorphisme sexuel », il se trouva des sopranos qui voulurent à tout prix incarner le rôle-titre de l’Otello de Rossini (ou, un peu plus tard, du Jongleur de Notre-Dame de Massenet) et des compositeurs qui décidèrent de faire chanter l’Orphée de Gluck par une femme.
Tout cela, Louis Bilodeau nous le conte en suivant la chronologie, les quatre parties correspondant à chacun des quatre premiers siècles d’existence du genre opéra, et il inclut même des considérations sur la présence féminine dans le milieu musical (les compositrices, les cheffes et les directrices de théâtre). Bien sûr, on pourra toujours regretter l’absence de tel ou tel titre – Les Diamants de la couronne, d’Auber, est un superbe exemple de « triomphe des femmes » – mais cet ouvrage a le mérite de présenter clairement les données et les enjeux, y compris pour un public non-spécialiste. Le lecteur ne partagera pas toujours toutes les analyses (Le Chevalier à la rose est-il vraiment « emblématique de l’amour lesbien » ?), mais saura tirer profit des pages consacrées à « l’ambivalence homoérotique » de l’opéra au temps des castrats, ou à l’androgynie dans certaines œuvres du XXe siècle. Surtout, ce volume ouvre des perspectives et souligne combien l’opéra reste le « lieu des possibles », où créateurs et interprètes peuvent encore trouver amplement matière à laisser s’épanouir leurs talents.