Les Troyens, opéra impossible ?
Les Troyens est une entreprise rude pour tous les théâtres avec une lourde distribution, et de longues répétitions vu la rareté de l’ouvrage sur les scènes. La Bayerische Staatsoper affiche en même temps Agrippina, reprise de la production de Kosky au Prinzregententheater, et Der Rosenkavalier, qui est une fausse reprise vu que la production n’a jamais été montrée au public, covid oblige, et se prépare en plus à la première édition du festival Ja, Mai tissant des liens entre des pièces à la fois contemporaines et anciennes et dans divers lieux de la ville. Rares sont les maisons qui peuvent se permettre de tels défis et une telle charge.
Les Troyens, non donné depuis deux décennies, exige donc pour les forces du théâtre de reprendre la partition et le texte. Il faut simplement espérer que l'oeuvre sera reprise plus souvent même si la production n’est étonnamment pas au programme de la saison prochaine. Si l’on veut vraiment que l’œuvre entre au répertoire (et dans la tête) des forces locales, il vaut mieux la reprendre un peu plus souvent. C’est d’ailleurs la logique d’un système de répertoire bien compris.
Ceci dit, certains pensent qu’une production dans le système de répertoire doit supporter les reprises et être suffisamment « neutre » pour passer les années sans encombre. Logiquement, c’est une pierre dans le jardin des metteurs en scène habitués à travailler pour un spectacle singulier et pas forcément pour un spectacle qu’on va reprendre au moins une dizaine d’années. Pourtant à Munich, certaines anciennes productions tiennent remarquablement le coup, citons en exemple Eugène Onéguine (Warlikowski), Boris Godunov (Bieito), le Ring (Kriegenburg), Dialogue des Carmélites (Tcherniakov), la palme étant tenue par la Cenerentola de Ponnelle quinquagénaire ou quasi, et le Rosenkavalier de Schenk à peine parti en retraite et qui aurait pu encore tenir des années.
Une production accueillie par la houle
Malgré l’accueil particulièrement houleux de la production de Christophe Honoré, la question de la durabilité éventuelle ne se pose pas à mon avis parce que la colère s’est focalisée non sur ce qui se passe sur scène (assez passe-partout), mais sur les écrans du seul quatrième acte avec cette Chasse royale qui est Chasse fatale parce que Chasse au zizi. …
Mais voilà, une des données structurelles de l’opéra est qu’on peut représenter la guerre, le sang, les tortures (avec quelques limites comme Die Entführung aus dem Serail de Kusej à Aix), mais le sexe est un tabou – et notamment ce sexe-là, fortement homosexualisé, assez explicite. Accessible à tout vent sur internet, il reste un interdit à l’opéra.
Explicite, voilà un adjectif polysémique dans ce cas : l’interdiction aux moins de 18 ans vient de vidéos explicites.
En quoi ces vidéos, qui ne sont qu’un phénomène et non le centre du travail d'Honoré explicitent-elles les intentions scéniques ? Que nous dit cette production ? Est-elle si explicite ? Là commencent les vraies questions.
La question dramaturgique et la géopolitique de l’œuvre
La dramaturgie des Troyens sépare nettement les deux premiers actes des trois derniers, de manière suffisamment forte pour que les chanteurs saluent à la fin du deuxième acte. D’ailleurs chaque partie a un titre, l’une est « La prise de Troie » l’autre « Les Troyens à Carthage ». Ce Grand-Opéra est un grand récit.
Les deux parties racontent deux histoires, deux villes, deux destins, deux ambiances. Musicalement, « La Prise de Troie » est plutôt une sorte de long oratorio des lamentations qui concluent dix ans de guerres, les troyens sont épuisés et le piège se referme sur eux sous la forme du fameux cheval.
« Les Troyens à Carthage » est beaucoup plus théâtral et divers. Il s’agit là aussi de donner une couleur qui contraste avec ce qui précède, de passer d’une ambiance nocturne à un jour ensoleillé, de la guerre à la paix. Dans l’histoire racontée par Virgile, c’est un moment d’arrêt dans un voyage, une escale, mais qui va se prolonger alors que les troyens ont une mission sacrée à accomplir, ordonnée par les Dieux, aller fonder une nouvelle Troie en Italie.
Bien sûr le projet idéologique de Virgile est de montrer les chaînes de causalités mythiques qui aboutissent à Rome et à son histoire : si Carthage devient l’ennemie de Rome, c’est qu’elle ne pouvait être son alliée, depuis les origines. Poser l’opposition de Troie et de Carthage, c’est donc le premier point important d’une mise en scène des Troyens et Christophe Honoré la pose clairement.
Troie=guerre, c’est même la mère de toutes les guerres, inscrite dans la mythologie par l’histoire d’Hélène et de Pâris, puis par le sacrifice d’Iphigénie et le meurtre d’Agamemnon. La guerre et ses suites, la guerre et ses conséquences infinies…
Carthage=paix. Au moment où l’histoire commence, Didon venue de Tyr s’est installée avec ses compagnons et a conquis un territoire : elle l’a colonisé en quelque sorte et a entrepris de consolider sa conquête. Si l’histoire de la ville de Troie est terminée, celle de Carthage commence en jouant des coudes pour trouver sa place, en bousculant l’ordre, et elle doit se défendre des ennemis qui sont tous ceux qu’elle a bousculés.
En fait, derrière l’histoire de Didon et Enée, il y a une histoire politique. Carthage a besoin d’un bras, d’un héros : l’arrivée d’Enée, qui (chez Berlioz) à peine arrivé va combattre aux côtés de carthaginois est le signe d’un destin possible pour le héros qui pourrait trouver à Carthage l’amour et le repos. Le repos du guerrier en quelque sorte. Et Didon en fine politique voit cet avenir-là.
Mais en partant et en la quittant, Enée devient l’ennemi, celui qui a abandonné et Didon, et son statut de défenseur de la ville : il la laisse seule, et donc promise à une fin probable, d’où la prophétie finale de Didon qui évoque la fin de Carthage. Virgile voit dans cette rupture entre Didon et Enée la naissance des intérêts opposés de Rome et Carthage, deux fières cités fondées de la même manière, par la colonisation d’un territoire plus ou moins disponible, qui se terminera par la destruction de Carthage, parce que deux cités aux intérêts semblables ne peuvent coexister.
Voilà une histoire qui s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans le thème qui sera celui de la prochaine saison munichoise, Chants de guerre et d’amour.
Il faut avoir cette histoire en tête pour comprendre que Didon et Enée, n’est pas une simple histoire d’amour, mais aussi ce qu’on appellerait aujourd’hui une histoire géopolitique et peut-être aussi une histoire de civilisation. Tout oppose Rome et Carthage et les troyens qui abordent à Carthage, risquent de se perdre dans les « délices de Capoue » (auxquels d’ailleurs succomba un carthaginois, Hannibal – ce doit être atavique : les carthaginois sont voués au plaisir…).
Face au plaisir carthaginois, il y a la virtus romaine, sur laquelle s’est construite la conquête et se consolide le pouvoir à la fin des guerres civiles : Virgile est le chantre de cette pax romana, cette paix romaine qu’il fait remonter aux missions de ces troyens ayant fui leur ville en flammes pour aller fonder Rome.
Rome fille de Troie a fini par détruire Carthage (et accessoirement vaincre la Grèce, juste retour de la guerre de Troie) : la boucle est donc bouclée, grâce à la virtus, et au sens des missions divines, face à un monde attaché seulement aux délices des biens terrestres, du hic et nunc et de la satisfaction immédiate. Dans l’opéra de Berlioz, le mot Italie sonne bien plus qu’un but géographique, il sonne comme une mission, fonder un nouveau monde qui puisse continuer Troie et ses valeurs.
Christophe Honoré a bien saisi que dans le texte de Virgile, l’importance des valeurs dépasse toutes les contingences du moment, et en ce sens, l’arrêt à Carthage est comme une épreuve jetée sur le chemin d’Enée et de ses compagnons. S’arrêter à Carthage signifie faire cesser d’exister l’espoir Romain. Si Enée y reste, plus de Rome.
Alors, il faut faire de Troie l’opposée de Carthage, on l’a dit, mais dans une sorte de d’affichage de valeurs opposées, jusqu’à l’extrême.
La Troie vue par Honoré et sa décoratrice Katrin Lea Tag, ce sont des murs-remparts gris et tristes, fatigués par dix ans de guerre, dans une nuit qui semble permanente, avec les beaux éclairages de Dominique Brughière, sous le regard d’une mer qu’on va revoir dans Les Troyens à Carthage qui est le seul élément qui les rapproche, mais nous savons que face à la mer il peut y avoir aussi bien Acapulco que Beyrouth en ruines.
Pour marquer l’identité troyenne, Christophe Honoré les affuble de larges chapeaux qui font penser d’abord un peu aux traditionnels chapeaux de cardinaux, mais bien plus à des chapeaux de quakers, comme ces premiers émigrés venus du vieux continent notamment en Amérique du Nord porteurs de fortes valeurs, dont l’exigence de la vérité par exemple.
Comme les Quakers, les Troyens font société, autour du religieux et plus largement autour de valeurs qui tissent entre eux un lien indissoluble. Ils sont si couverts, si harnachés plus qu’habillés (costumes d'Olivier Bériot) dans l’ombre de la nuit que leurs corps apparaissent peu et la dernière image ce sont ces femmes en noir menacées par des grecs (en blanc et muscles à l’air) qui s’apprêtent à les violer, corps dissimulés/corps apparents.
Carthage en face, ce sont des constructions claires, hautes, encore fraiches, de la lumière et du soleil et corps masculins exposés, nus, glorifiant une Didon (chœur Gloire à Didon) qui semble régner sur une sorte de cité libertaire, exposée, jouisseuse, qui ressemblerait à un sauna gay dont elle serait la Queen ou la Queer. Ces corps lascifs masculins prenant le soleil, nus, voilà l’image qui directement s’imprime, Carthage la jouissance et Troie la souffrance.
Les troyens vont tomber dans cet univers à l’opposé du leur, un univers qui est pur danger et pure menace pour leurs valeurs. Alors, le sexe, et le notamment le sexe homosexuel mais pas seulement, le monde des diversités sexuelles va être ce monstre à éliminer, comme Sodome et Gomorrhe, Carthago delenda est.
Analyse d'une provocation(?)
Pour ce faire, Christophe Honoré joue la provocation, mais pas la provocation idiote : il place le public protestataire dans la position de ces troyens. Certes, il suffisait de la première scène et de ces corps nus bronzant exhibant discrètement leurs attributs pour poser l’évocation… il rajoute « du lourd » au quatrième acte, et justement durant la Chasse royale, puis dans la musique de ballet qui suit quelques minutes plus tard.
L’idée de chasse est intéressante, qui chasse qui ? Hunter, chaser font partie des mots de la communauté gay. Mais la chasse à l’homo est aussi un exercice de certaines sociétés totalitaires, ou fortement influencées par la religion, mais pas seulement. Il y a là un champ assez large de signifiances.
Ces vidéos sont paraît-il explicites, et elles ont fait beaucoup parler, mais elles sont filmées, si j’ose m’exprimer ainsi, sur le fil du rasoir, elles sont filmées pour que le mental du spectateur rende explicite ce qui est très suggestif à l’écran, mais seulement suggestif. Certes, des corps s’emmêlent, s’embrassent, se chassent et se cherchent, certes, les gestes semblent explicites, mais il n’y a rien de pornographique. Porno soft à la limite aurait-on dit il y a trente ans. De même les jeux sexuels un peu sanglants de la seconde série de vidéos, dans une lumière plus sombre, révèlent partiellement des scènes qui laissent le spectateur imaginer ici un jeu SM, là un hermaphrodite, mais en réalité, c’est le spectateur qui complète par son imaginaire le terreau que la vidéo lui offre en apéritif.
Autrement dit que se passe-t-il ? Les vidéos agissent comme révélateur d’un imaginaire collectif qui s’est fixé intérieurement une limite. Pour résumer un peu brutalement, il nous montre que nous sommes marqués par des valeurs qui nous posent des interdits. Et ces valeurs sont plutôt à chercher du côté de cette Troie très religieuse (bougies, autel vers lequel on se tourne quand tout est désespoir) et de cette Rome qui affiche sa virtus et sa morale par un programme augustéen que Virgile sert. N’oublions pas que l’imaginaire fasciste a puisé ses modèles à Rome, tout autant que l’imaginaire napoléonien, ou que l’imaginaire de la Chrétienté romaine.
Carthage comme Venusberg
La romanité imprègne, avec ses valeurs (soi-disant…Florence Dupont nous a dit ce qu’il fallait penser de la sexualité à Rome…) ordonnées et propres, d’avant le Satyricon de Petrone vu par Fellini sans doute, d’avant le bas empire, avec ce sens particulier et presque moral de l’adjectif « bas », ce « Bas empire » de décadence qu’on évitait soigneusement d’étudier à l’école où apprendre le latin sur le De viris illustribus, devenait une galerie d’héroïsme et de vertu. Il y a quelque chose qui rappelle dans Tannhäuser l’opposition entre le Venusberg et la société ordonnée de la Wartburg. D’ailleurs, où va Tannhäuser pour être absous du Venusberg ? À Rome, bien évidemment. On voit bien sur quoi fonctionnent nos sociétés… Il y a dans cette vision opposée valeurs troyennes/valeurs carthaginoises quelque chose du dilemme de Tannhäuser. Et puisque la question du pénis (attaque en règle des pénis ai-je lu quelque part) a été étalée dans les journaux et les réseaux sociaux à propos de cette mise en scène, j’aimerais rappeler qu’en 2005, un certain Olivier Py mettait en scène Tannhäuser à Genève en proposant un Venusberg qui « suive les didascalies » disait-il où un célèbre acteur du porno exhibait son engin triomphant aux dimensions respectables pendant le ballet (version de Paris…). Le journal genevois Le Temps avait titré : « Le Phallus, fascinant et irregardable ». Avec son style, Py ne disait pas autre chose que Honoré : on en parla, on s’habitua, on oublia.
Ordre troyen, romain, quaker, ordre sectaire en quelque sorte contre ordre ouvert, contre société délivrée des tabous, société « inclusive » dirait-on de cette Carthage-Venusberg, l’horreur quoi. Oui Carthago delenda est.
Certes, Christophe Honoré rend certains spectateurs si furieux qu’ils fuient avant l’heure (vers l’Italie ?) et quittent la salle, car ils ne supportent pas cette position de voyeurs, mais surtout cette position où leur imaginaire réprimé et lové au fond d’eux-mêmes a quelques soubresauts malsains qu’ils refusent (même si un spectateur allemand en a vu bien d‘autres sur les scènes). Mais rassurons-les, c’est Rome (Troie) qui a vaincu, et cette Carthage un peu trop mollasse a disparu dans les sables et les flammes.
Une fois de plus, souvenons-nous encore et toujours de Flaubert et Salammbô, et de l’image de raffinement sauvage qui en découle, d’orient pervers qui va tant inspirer la fin du XIXe. Carthage qui a envahi l’Italie et menacé Rome (et qui a fait tellement peur aux Romains) a fini par succomber selon la légende à Capoue, c’est à dire – nous l’avons souligné plus haut par sa propension au plaisir… Cette Carthage-là résiste à tout sauf à la tentation et au plaisir. L’histoire a bien fait les choses, car Carthage a été détruite. Honoré parle de répression des plaisirs… souvenons-nous de ce qui se disait il n’y a pas si longtemps des morts du Sida…
En réalité, Honoré place théâtralement le spectateur en position de sectateur pour montrer le mécanisme des sociétés, des fausses valeurs, de l’intolérance, de l’héroïsme sur commande d’État (ce que Virgile fait d’Énée…). En brûlant dans le bûcher final, Didon consume un rêve, mais elle a aussi, en quelque sorte, la mort des sorcières, c’est à dire souvent des femmes trop avancées…
Je vois là l’idée force de ce travail, intelligent et sensible comme toujours, une idée que j’ai essayé d’expliciter, dont j’ai voulu montrer la pertinence historique et politique, mais aussi artistique, parce qu’elle a été traitée ailleurs, et dès 1845 par rien moins que Richard Wagner dans Tannhäuser, une idée à laquelle il tenait tellement qu’il l’a reprise en 1861 pour Paris, en 1875 pour Vienne et qu’il essayait d’y revenir à la veille de sa mort.
Les faiblesses de ce travail
Mais ce travail qu’on a essayé de focaliser faussement sur une affaire de zizi, reste problématique à d’autres niveaux, avec ses revers, sa part de faiblesses et de failles, sa part de lieux communs et de singulières platitudes.
Si la substantificque moelle e cette mise en scène consiste en cette opposition entre deux systèmes de valeurs, on reste sur sa faim sur tout le reste. Et le reste, dans Les Troyens, c’est beaucoup.
J’ai écrit que La prise de Troie était un long lamento et Honoré le traite ainsi, avec un chœur fixe, en habit de soirée parce qu’il représente le spectateur, écrit-il dans le programme de salle, c’est là un des lieux communs, me semble-t-il ,un peu passe-partout.
Car le chœur, même quand il bouge ou joue, représente peu ou prou le peuple, c’est à dire nous dont il est métaphore. Certes, ainsi placé, en habit de soirée sirotant un champagne (la caricature du public d’opéra…) le chœur voit son travail facilité, vu qu’il regarde le chef et n’a pas à penser à se mouvoir et à jouer. Le travail du chef s’en trouve amplement facilité. Mais au-delà de ces aspects pratiques, c’est un peu court… et un peu paresseux.
D’où peu de mouvements, quelques éléments symboliques comme la chaise de Cassandre (qu’on reverra au moment du sacrifice de Didon, manière de lier les deux héroïnes), l’enfant trainant comme le cadavre d’Hector, une muraille assez basse qui rappelle un peu les murs de son Pelléas à Lyon, un autel et des bougies (quand les catastrophes menacent, Les Dieux ne sont jamais loin) et puis, ce symbole parmi les symboles, le Cheval (on se demande toujours comment dans Les Troyens le cheval va apparaître (statue de la Renaissance comme chez Pizzi à Bastille ? Ou monstre métallique comme chez David McVicar à la Scala ?).
Ici il est un mot, au néon, aux lettres tremblantes, Das Pferd (le Cheval), comme une projection de fantasmes, comme une réalité virtuelle, comme un espace encore une fois laissé à l’imaginaire, impossible à représenter, le mot valant la chose comme dirait Michel Foucault.
Sa réapparition (en plus petit) au début du troisième acte quand débarquent les troyens m’a fait penser, « les troyens arrivent avec leurs fantasmes » ou, encore pire, m’a fait penser au nom possible de ce club-sauna gay qu’on voit dans la première scène, nom alors dérisoire, qui deviendrait comme apotropaïque, ou même, troisième possibilité, avec la même fonction que le cheval de Troie, les troyens devenant dans Carthage ce que les grecs furent dans Troie : la menace suprême, le piège, le vers dans le fruit. Là encore, l’imaginaire fonctionne.
Par ailleurs Honoré n’a pas trop travaillé les mouvements des personnages, assez conventionnels, et si l’on enlève les scènes un peu « exposées » dirons-nous, il faut bien avouer qu’il ne se passe pas grand-chose entre les personnages. Il y a même des moments assez ennuyeux, beaucoup de creux ou de vide on est à l’opéra de papa.
L’espace « troyen » est un sol accidenté de plaques de marbre tombées (après dix ans de guerre, cela se comprend) et un mur qui limite comme une arène dont les sorties font penser aux arènes de corrida où les toreros s’échappent en se protégeant du taureau, et cet espace assez vide donne cependant une bonne idée d’espace tragique, très apte aux lamentations, très apte aux scènes de foule, très apte aussi à deux premiers actes qui se déroulent presque comme un oratorio.
En revanche, l’espace carthaginois s’affiche au départ comme une sorte de terrasse de club naturiste (ou sauna gay) avec ce qu’on suppose être une piscine, un petit pont, et un « solarium » de béton, mais une fois cette scène hautement emblématique passée, c’est un espace un peu (trop) complexe, avec pont, rambardes, sur fond de mur très haut ou d’immeuble (il faut protéger ce que les autres menacent de détruire) qui n’arrange pas les circulations, et qui parle assez peu, même si çà et là des bougies là encore donnent une certaine « ambiance » notamment au moment des vidéos de la Chasse royale comme si les Troyens priaient certains Dieux et les Carthaginois d’autres, des dieux de la transe ou de la chasse sexuelle (il y a des Dieux pour tout dans l’antiquité) .
Il reste que je ne suis pas convaincu que cet espace éclaire le propos et facilite le déroulement du drame ni sa lecture. Il y a bien quelques fumées qui s’échappent du trou (piscine ? soupirail ? Entrée des enfers ?) central mais ça n’est pas très convaincant. En fait l’espace carthaginois n’a de sens que dans la première scène du troisième acte, le solarium des nudités, mais après, il devient plutôt inutile et pesant.
Comme il ne se passe pas grand-chose dans La prise de Troie, cette première partie passe sans encombre, comme si Christophe Honoré ne s’y intéressait que par ce qu’elle projette et non par l’action : en fait ces deux actes sont une attente, Erwartung en quelque sorte (c’est amusant d’ailleurs que Didon et Enée de Purcell et Erwartung de Schönberg soient liés dans une production la saison prochaine à Munich…on ne sort décidément pas indemne de cette histoire). L’action des deux premiers actes, c’est essentiellement le monologue de Cassandre vêtue un peu comme une Madame de Maintenon des grands moments piétistes (costumes très peu genrés d’Olivier Bériot) alors que son fiancé Chorèbe a une élégance de cour certaine dans son grand habit légèrement ajouré et à la traîne encombrante.
Et du point de vue strictement théâtral il ne se passe pas grand-chose non plus dans « Les troyens à Carthage ». Il est vrai que l’économie dramaturgique n’est pas vraiment ce qui frappe dans Les Troyens : les amours de Didon et Enée n’occupent en fait que la fin du quatrième (le duo nuit d’ivresse) et le cinquième acte. À peine Didon et Énée s’aiment-ils qu’il faut partir. S’aimer, c’est le signal de l’impossibilité et du danger, c’est le signal d’alarme : c’est bien connu, l’amour n’est pas l’ami des héros mâles, et la femme est un piège. C’est bien la différence entre Énée et Ulysse : Ulysse rentre chez lui, but strictement privé sans mission particulière. Il met un peu de temps et se laisse distraire (par des délices ayant pour nom Circé ou Calypso), mais il y arrive. Énée en revanche a une mission, tout arrêt prolongé est une menace sur un programme politique et mythologique : c’est bien différent.
La plupart des chanteurs n’étant pas des acteurs exceptionnels, Honoré les laisse à leurs gestes traditionnels, et quand ils sont de bons acteurs (c’est le cas de Marie-Nicole Lemieux ou de Stéphane Degout dans La Prise de Troie) il les laisse gérer aussi parce qu’ils savent faire.
Certains idées n’étonnent pas mais amusent, parce qu’elles frisent la caricature, comme l’insistance inclusive à habiller les hommes de robes : Ascagne fils d’Enée, chanté par une femme, est une femme sur scène, habillée en femme. Chorèbe a un costume bien ambigu presque une robe du soir avec sa traine. Énée qui arrive à Carthage en soldat (treillis) finit par se vêtir d’une sorte de jupe, qu’il troque à la fin, lorsqu’il part, pour son treillis originel. Le théâtre de Christophe Honoré peut prendre en compte ce mélange des genres (par exemple Le ciel de Nantes, sa dernière grande réussite dramatique sa mère, Marie-Dominique est jouée par son frère, Julien Honoré). Mais s’il y a du sens à faire jouer sa mère par son propre frère, il y a ici quelque chose de forcé et démonstratif dont on n’arrive pas à (tout à fait) comprendre vraiment les motifs, sinon que dans la Carthage-Venusberg d’Honoré, la question des genres est dépassée.
On est un peu étonné aussi de certaines idées qui tuent la grandeur, – on sait bien qu’elles sont volontaires – et qu’elles sont destinées à casser ces moments où le spectateur pourrait se laisser aller à l’émotion. J’en ai relevé deux : d’une part, le départ des troyens au cinquième acte, matérialisé par le groupe qui porte des caisses (de bière ? on est à Munich…), c’est à dire les réserves pour le voyage, manière très prosaïque de rappeler qu’il faut bien vivre et que même dans la mythologie, il faut parer à tout. Deuxième signe, Didon qui maudit Énée en arrachant ses chaussures pour les lui lancer, un geste de malédiction de desperates housewives. Bien sûr on lit une volonté d’échapper à ce qui serait une héroïsation des uns comme des autres avec une petite couleur de série TV… Moui.
Plus délicate est aussi la question des rapports de la scène et de la fosse et de la musique car certains moments scéniques ne facilitent pas l’audition.
Le premier exemple est évidemment celui de la Chasse royale qui accompagne les fameuses vidéos, et celui du ballet qui suit, mais en moins évident. La Chasse royale est un morceau de choix de l’œuvre, un de ces moments attendus où le chef et l’orchestre brillent, un de ces moments de concentration forte dans cet océan qu’est Les Troyens. Certaines mises en scène font même le choix de ne rien faire à ce moment, comme un arrêt du drame où la musique dirait tout.
C’est ce moment qui est choisi pour les vidéos qui déplacent par leur sujet l’attention du public (ce serait le cas d’ailleurs de n’importe quelle image filmée, toujours plus puissante par son pouvoir d’aimantation, et ici évidemment encore plus…).
Évidemment, tout le travail du chef est ici mis en difficulté. On comprend le propos scénique, la question de la Chasse symbolique telle que la montrent les prises de vues de Christophe Honoré, et ces vidéos soulignent de plus un aspect de la musique de Berlioz pas toujours pris en compte, sa sensualité extrême à certains moments : se pose la question du pléonasme, de la redondance. Il n’a pas été résolu parce que le spectateur ne fait pas le lien entre son et image, ou, pire, oublie la musique.
D’autres détails me sont apparus gênants : il y a deux moments très lyriques dans les quatrième et cinquième acte, l’intervention de Iopas au IV et celle, initiale, de Hylas au V.
Le ténor qui chante Iopas est visiblement en difficulté de phrasé, de stabilité vocale, d’émission, mais il est placé par la mise en scène au milieu de la scène et donc bien audible (?). Au début du cinquième acte, l’air d’Hylas, particulièrement bien chanté et phrasé par un jeune ténor américain, Jonas Hacker, dont on reparlera, est placé en fond de scène dans cet espace accidenté et du coup sa voix s’entend moins alors que c’est vraiment intéressant… N’y avait-il pas d’autres positions envisageables ?
On a d’un côté une mise en scène « merveilleuse » pour le chœur qui ne fait rien que chanter comme en oratorio, et de l’autre, ce qui me paraît être des approximations. Ce sont des signes qui montrent que dans ce travail, certaines choses n’ont pas fonctionné.
Voilà les hésitations, contradictions qui m’apparaissent dans cette lecture très particulière du chef d’œuvre de Berlioz, où Christophe Honoré semble s’être fixé sur une idée force que nous avons essayé de comprendre, mais qui pour le reste livre quelque chose de passe-partout, laissant les chanteurs faire, sans vraie conduite d’acteurs, sans véritable écriture dramaturgique, même si l’œuvre n’est pas facile à traduire parce qu’elle va un peu à saut et à gambades réduisant quelquefois les moments à une simple illustration dont la seule certitude est qu’il refuse le grand spectacle (ou du moins il ne le place pas là où on l’attend…).
Christophe Honoré n’est pas le seul à s’être confronté à ces difficultés, mais il ne raconte qu’une partie de l’histoire, une extrapolation intelligente, mais insuffisante. Il est dommage, voire hautement dommageable que cette production puisse marquer les mémoires pour de mauvaises raisons, superficielles au parfum de scandale alors que la partie immergée de l’iceberg est pour moi plus problématique : on a connu Christophe Honoré plus inspiré.
La musique, incontestable
La direction de Daniele Rustioni
Très inspirée au contraire la magnifique approche de Daniele Rustioni, qui est l’un des triomphateurs mérités de la soirée. Le public semblait découvrir un chef que nous connaissons bien depuis qu’il a pris les rênes de Lyon, mais qui affronte un répertoire où on ne l’attendait pas, manière pour Serge Dorny de montrer au public que son choix d’en faire le premier chef invité se justifie pleinement, mais surtout manière de prendre date pour une carrière à un moment décisif.
Il y a dans cette œuvre une telle variété d’ambiances, de couleurs, de styles, une telle géniale hétérogénéité qu’il est quelquefois difficile d’en offrir une ligne cohérente.
Rustioni y réussit, en tenant l’orchestre, comme toujours remarquable, – même si un peu déconcentré au quatrième acte…-. Il sait à la fois offrir une lecture claire, faisant ressortir les lignes successives en respectant la couleur des deux œuvres, Son approche de « La prise de Troie » surprend même par son refus du brillant, en adéquation totale avec la couleur de la mise en scène, mais aussi évidemment de la musique, qui reste sombre, dramatique, presque aussi intérieure. Il soutient les chanteurs comme tout bon chef d’opéra, et notamment Marie-Nicole Lemieux et Stéphane Degout, sans jamais les couvrir, les laissant montrer leur science du texte en en faisant entendre tous les détails dans un véritable tissage ligne musicale et ligne textuelle. Quand on a sous la main des artistes aussi doués de musicalité, ce sont des moments magiques.
Il est évidemment plus brillant, plus diversifié, plus coloré dans « Les troyens à Carthage », avec un raffinement marqué dans la recherche des justes couleurs, très lyrique quand il faut, brillant par ailleurs, mais sans jamais être gratuitement rutilant, sans jamais être massif. Il réussit à compacter l’orchestre un peu déconcentré dans la Chasse Royale, particulièrement dynamique sans jamais être explosif, gardant à l’ensemble une fluidité bienvenue, ne rendant jamais son Berlioz heurté comme quelquefois on peut l’entendre. Évidemment, l’accompagnement du duo nuit d’ivresse est non seulement d’un raffinement inouï, mais réussit à traduire la couleur un peu mystérieuse et vaguement érotique que la mise en scène à ce moment ignore totalement.
Le chœur m’est apparu plus en difficulté. Non pas au niveau des volumes et de la puissance, mais du texte, qu’on ne comprend pas, plus souvent qu’à son tour. Et dans ce cas, cela trahit une absence de maîtrise un peu étonnante de la part d’un chœur d’une telle maison. Pourtant, on ne leur a demandé rien d’autre que de chanter…
La distribution : ses ses petites faiblesses et ses grandes forces
Distribuer Les Troyens tient évidemment de la gageure et du jeu de pistes. On sait la difficulté de la parole française, et on sait aussi que cette parole, dans les Troyens, vient de loin, adaptée de Virgile. Il est clair que Berlioz avait en tête d’écrire un texte de haute tenue, qui puisse sinon égaler, du moins être un hommage à Virgile, à une époque où les lycées faisaient apprendre par cœur, voire imiter (cf. Rimbaud qui y excellait) les vers latins et notamment l’épopée virgilienne. Le discours, la parole sont indissociables de la musique : il doit par force exister une musique des mots. Quand on domine mal la langue et sa prononciation, c’est assez mal parti. C’est ce à quoi se heurtent les théâtres étrangers (vu la rareté de l’œuvre à l’Opéra de Paris, trois productions en trente ans… c’est difficile de s’appuyer sur Paris pour modéliser des interprétations).
Un théâtre comme Munich doit s’appuyer sur sa troupe, sur son studio, pour compléter une distribution pléthorique. Et disons que Munich s’en tire bien dans l’ensemble, avec quelques hoquets notamment dans les rôles moins importants… mais, si la production est reprise, ce sont des points qu’on peut corriger. Les problèmes ne viennent pas des tout petits rôles, mais de ces parties intermédiaires comme Narbal ou Iopas.
Martin Snell est le vieux Priam, c’est un élément solide de la troupe et régulier, et la voix est toujours bien contrôlée, ainsi que Daniel Loyola (un chef grec) et Sam Carl jeune chanteur formé aux pays bas, plutôt satisfaisant dans Panthée.
On saluera vivement le Hylas de Jonas Hacker, jeune ténor américain au phrasé impeccable au contrôle sur la voix de tous les instants, à la projection claire et soignée, qui compense sa position en fond de scène. Un ténor à suivre avec grande attention.
Martin Mitterutzner pouvait être un très bon choix pour Iopas, il a une culture de Lied, c’est un bon chanteur mozartien dont on commence à entendre parler. Las, problèmes de phrasé, de diction, de couleur, d’expression rendent son air sans aucun intérêt. C’est un bon acteur, qui se meut bien sur scène, mais pour l’instant, le répertoire français n’est pas pour lui.
Même remarque pour le Narbal de Bálint Szabó, pourtant un des membres de la troupe les plus aguerris, pas tant pour le français que pour une voix sans relief, mal projetée, qui n’est pas à l’aise dans le rôle et qui n’arrive pas à affirmer une présence, si importante dans ce personnage.
Anna est Lindsay Ammann, elle aussi membre de la troupe. Le timbre est séduisant, la personnalité également, mais la performance dans Anna, théâtralement correcte, reste assez irrégulière dans la présence vocale et l’affirmation du personnage qui dans la mise en scène d’Honoré ressemble beaucoup à Ascagne (encore le jeu sur les genres …). Elle était plus convaincante dans La petite renarde rusée.
On connaît bien Eve-Maud Hubeaux, qui affirme sa voix solide, aux aigus nets, dans le rôle au total assez épisodique d’Ascagne. Elle me paraît surdistribuée. A entendre certains moments, oserais-je entendre une possible future Didon ? Comme d’habitude, elle est convaincante et claire. À suivre donc.
On citera pour mémoire les membres du studio : Emily Sierra (Hécube), Roman Chabaranok, bien meilleur ombre d’Hector que Monterone à Lyon, Andrew Hamilton (Mercure) Andrew Gilstrap (Soldat troyen) et Armando Elizondo (Hélénus).
Stéphane Degout et Marie-Nicole Lemieux dominent « La Prise de Troie » : le Chorèbe de Stéphane Degout frappe encore et toujours par la suavité du timbre, le phrasé impeccable le sens des couleurs et les variations dans l’expression qui vont avec, la voix qui projette parfaitement et qui diffuse une indicible émotion. Il triomphe aux saluts, et ce n’est que justice. C’est un modèle de style et d’intelligence du chant.
Autre modèle d’intelligence du chant, Marie-Nicole Lemieux qui comme contralto n’a pas tout à fait la voix du rôle (cela s’entend aux passages aux aigus et suraigus un peu criés), mais en face des aigus criés, chaque mot a du poids, chaque expression est juste, chaque phrase a sa couleur, c’est un modèle d’incarnation vocale, de raffinement et en même temps de sensibilité. Et comme c’est en plus un personnage qui existe sur scène, qui sait se mouvoir et qui sait l’art du geste qui émeut, la performance est vraiment somptueuse. C’est une incarnation un peu inhabituelle, mais totalement convaincante. Magnifique prestation.
Face à elle l’autre femme, Ekaterina Semenchuk qui fut aussi Didon à Paris (on s’en souvient), qui a repris le rôle il y a peu, après que Anita Rashvelishvili eut renoncé pour maladie. Le personnage conçu par Tcherniakov à Paris lui convenait parfaitement : Semenchuk n’a pas le port d’une Polaski ou d’une Grace Bumbry/Shirley Verrett en scène pour des Didon taillées dans le marbre. Elle est une Didon plus proche, plus humaine, une Didon de drame bourgeois plus que de tragédie. D’ailleurs, on sent cette difficulté à atteindre la grandeur tragique dans son air final Adieu, fière cité, où les gestes restent un peu extérieurs, grandiloquents, pas très convaincants. En revanche, là où c’est le drame individuel de la femme qui domine et non la grande héroïne mythologique, elle est vraiment présente, convaincante scéniquement et vocalement comme dans le duo Nuit d’ivresse. Vocalement, elle domine totalement la partition et le rôle, avec beaucoup d’engagement (même si la diction n’est pas toujours au rendez-vous) et elle triomphe au rideau final de manière totalement méritée.
J’écoutais pour me faire mal Adieu fière cité chanté par Regina Resnik, son expression, sa manière de dire le texte font venir les larmes… En réalité, que sont les Didon devenues ? il faut la voix, l’expression et un sens du texte incroyablement développé pour donner les diverses facettes du personnage, mais aussi s’imposer scéniquement. Semenchuk se glisse dans le personnage voulu par Honoré, avec aisance et conviction, mais elle n’est pas mythique – je sais, je suis difficile.
Mythique, il va bientôt le devenir, l’Énée incontestable du moment qu’est Gregory Kunde.On reste assommé par la performance : son air final fait crouler la salle sous les hurlements et les bravos. Il y a la diction impeccable, non seulement sans accent, mais avec les nuances, avec la couleur, avec les variations d’intensité et de volume. Mais il y a aussi quand il faut la puissance des aigus d’une voix qui n’a pas un seul moment le timbre altéré, mais au contraire toujours suave, toujours poétique.
Certes, dans les moments plus lyriques, qui demandent une forte retenue, comme le duo nuit d’ivresse juge de paix en la matière, on remarque de menues difficultés de tenue de souffle, mais c’est être bien sévère que d’en faire un reproche : la vérité c’est que Gregory Kunde est un Énée irremplaçable. Résultat d’une carrière prudente, menée avec soin et une technique de fer, qui, à l’instar d’autres comme jadis Alfredo Kraus, garde à 68 ans une fraicheur de timbre et une fraicheur vocale inouïes. Kunde a toujours été un grand technicien, qui savait respirer, tenir son souffle, imposer le volume sans s’égosiller. Une telle performance ce n’est pas un miracle, c’est le résultat du travail technique et d’années régulières, d’une science du chant exemplaire et surtout d ’une intelligence qu’on comprend au vol, un mot dit d’une manière particulière, une mezzavoce inattendue.
Immense, miraculeux. Chapeau.
Au bout du chemin, il y a un rendez-vous réussi avec la musique de Berlioz qui fait l’unanimité, grâce à une direction de grand niveau et une distribution parfaitement adaptée dans les principaux rôles, avec ses petites fêlures par ailleurs, mais sur une œuvre pareille on ne peut les éviter. C’est une porte ouverte pour des reprises et pour d’autres Berlioz…
Et puis il y a un travail scénique qui n’est pas allé jusqu’au bout, assez déséquilibré entre le momentum du quatrième acte et tout le reste. Ce n’est pas le momentum qui m’a agacé, c’est tout le reste, assez conventionnel, bien en deçà de l’attente que j’avais.
Si je me souviens bien, dans la production des Troyens de 2001 Carthage était un genre de Club Med, avec piscine et parasols.. rien de bien nouveau à Munich.. mais je n’ai pas le souvenir de nudités !